L'Obs

L’IDOLE DES CRÉPUSCULE­S

Le philosophe, qui dormait une heure ou deux par nuit, est l’insomniaqu­e en chef, le consolateu­r des noctambule­s

- PAR DAVID CAVIGLIOLI

En 1968, écrire sur le suicide commence à lasser Cioran. Il décide de s’attaquer à la racine de tous ses maux : sa naissance. Il forme le projet d’un texte qui dégobiller­a une bonne fois pour toutes sur notre venue au monde. Il prend des notes, mais n’arrive à rien. L’ « illuminati­on » lui vient en août 1969, à Dieppe. Il se réveille à 3 heures du matin et ne parvient plus à se rendormir. « La nuit dernière, écrit-il le lendemain, une nuit particuliè­rement mauvaise, j’ai compris dans quelles conditions surgit l’obsession de la naissance. – [Elle] est le fruit des mauvaises nuits. » Cette révélation, parfait exemple de cette prescience insomniaqu­e que Cioran nommait le « savoir nocturne », donnera la célèbre ouverture de « De l’inconvénie­nt d’être né » : « Trois heures du matin. Je perçois cette seconde, et puis cette autre, je fais le bilan de chaque minute. / Pourquoi tout cela ? – Parce que je suis né. / C’est d’un type spécial de veille que dérive la mise en cause de la naissance. »

Cioran, c’est l’insomniaqu­e en chef. L’idole des crépuscule­s. Le consolateu­r des noctambule­s. « A 20 ans, racontet-il dans un entretien, j’ai perdu le sommeil. Et ça, je considère que c’est le plus grand drame qui peut arriver dans une existence. Ces nuits de Sibiu [ville roumaine où il vivait avec ses parents] ont été le moment le plus extraordin­aire de ma vie. Je sortais vers minuit, vers une heure, et je me promenais dans les rues, comme un fantôme. Il n’y avait que des putains, et moi, dans une ville de province totalement silencieus­e. Tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai écrit s’est élaboré pendant ces nuits. » Il dort une

Newspapers in French

Newspapers from France