L'Obs

L’ENFER DES SOMNIFÈRES

Les Français sont les plus gros consommate­urs d’Europe. Un cercle vicieux car les hypnotique­s, e caces sur de courtes durées, finissent par favoriser l’insomnie

- PAR CORINNE BOUCHOUCHI

Pilules rouges, cachets bleus, gélules fluo... l’arsenal dont dispose le corps médical pour nous aider à retrouver l’ivresse du sommeil est aussi vaste qu’une nuit d’insomnie. « Docteur, je n’arrive plus à dormir, vous pouvez me donner quelque chose ? » implore-t-on au moment de sortir sa carte Vitale. Michèle s’endort chaque soir au Temesta, héritage d’une ancienne dépression. Marie avale les Stilnox prescrits à son vieux père. Françoise, elle, avoue avoir été biberonnée au Theralene. Des comporteme­nts loin d’être exceptionn­els : les Français sont les plus grands consommate­urs de somnifères en Europe. Plusieurs types de médicament­s se partagent le marché depuis que les barbituriq­ues – très toxiques en cas de surdosage – ont déserté la place. Sur la première marche du podium – avec 131 millions de boîtes vendues en France en 2013 – arrivent les benzodiazé­pines et apparentée­s. Ces molécules ont un effet sédatif, amnésiant, anticonvul­sivant et myorelaxan­t (qui décontract­e les muscles). Certaines sont prescrites pour induire le sommeil, d’autres pour calmer l’anxiété, notamment dans le cas de réveils en milieu ou en fin de nuit. Viennent ensuite les antihistam­i- niques, qui bloquent l’histamine, un neuromédia­teur impliqué dans la vigilance. Puis, dans certains cas, les antidépres­seurs à effet sédatif.

Enfin une nouvelle invention des marchands de sommeil, le Circadin, se taille un franc succès en reproduisa­nt la mélatonine, une neuro-hormone que l’on fabrique dans l’obscurité. Indiqué dans les insomnies des plus de 55 ans, ce médicament en vente libre agit plutôt comme un chronobiot­ique (régulateur des rythmes veillesomm­eil) mais présentera­it peu d’effets secondaire­s. De quoi faire rêver. Mais l’industrie pharmaceut­ique, toujours en quête du dieu Morphée, n’a pas trouvé le remède miracle, gare ! Les benzodiazé­pines, découverte­s dans les années 1950, sont loin d’être un produit inoffensif. Diablement efficaces dans un premier temps, elles perdent en quelques semaines leur action antiéveil. Du coup, certains patients augmentent dangereuse­ment les doses. Et d’autres – trompés par l’effet amnésiant de la molécule – pensent à tort dormir comme un bébé... L’autre souci majeur de la benzodiazé­pine – qui modifie la structure du sommeil – tient dans la difficulté du sevrage : le fameux effet rebond. En gros, lorsqu’on arrête le traitement, la vigilance s’accroît, ce qui renforce l’impression de ne pouvoir se séparer de sa précieuse pilule. « Les somnifères entretienn­ent l’insomnie ! », se désole le psychiatre Patrick Lemoine, docteur en neuroscien­ces et spécialist­e du sommeil (1). « Car plus vous en prenez, plus vous déshabitue­z le cerveau du sommeil naturel. Sans compter les difficulté­s du sevrage, les risques de chute, les effets connus sur la mémoire, l’aggravatio­n des apnées si vous en avez… » Les médecins sont-ils tombés sur la tête en prescrivan­t des médicament­s inefficace­s et dangereux ? Pas si simple ! L’indication réelle d’un hypnotique est beaucoup plus restreinte que l’usage qu’on en fait : c’est un traitement ponctuel – pas plus de quatre semaines – pour une insomnie transitoir­e dont on connaît la cause. Et surtout pas un traitement au long cours. Oui mais « ça, c’est la théorie ! s’énerve le Dr Agnès Brion, psychiatre, vice-présidente de l’Institut national du Sommeil et de la Vigilance, qui se refuse à accabler des médecins à l’ordonnance facile. Dans la vraie vie, tout ne se passe pas comme le recommande la Haute Autorité de Santé ! Dans mon cabinet, je vois arriver des personnes qui ont déjà utilisé plein de choses et aimeraient bien arrêter, et d’autres qui refusent tout traitement mais sont au bord de suicide. » La souffrance des uns et des autres relève de situations complexes qu’il faut analyser au cas par cas, longuement. Un temps dont disposent rarement les médecins de ville. « Il faudrait déjà informer les gens des risques des somnifères, comme on l’a fait pour les antibiotiq­ues, concède le Dr Patrick Lemoine. Utiliser un hypnotique, soit, mais en sachant dès le départ qu’il faudra s’en séparer. Comme une sorte de CDD... » (1) Auteur de « Soigner sa tête sans médicament­s... ou presque », Robert La ont, 2014

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