L'Obs

Bon Beck

- Didier Jacob Jérôme Garcin

Opéradique­s, par Philippe Beck, Flammarion, 490 p., 20 euros

Il n’est pas surprenant que Philippe Beck ait placé son nouveau livre sous le haut patronage d’Arthur Rimbaud, ce grand éveilleur de langage. « Un souffle ouvre des brèches opéradique­s dans les cloisons », écrivait l’auteur d’une « Saison en enfer » dans cet extrait que cite Beck en ouverture de son nouveau livre. Auteur d’une oeuvre déjà considérab­le, salué dans le monde entier comme l’un des plus grands poètes d’aujourd’hui (un colloque sur son travail s’est tenu l’année dernière à Cerisy), Beck a forgé, au fil de ses textes les plus importants, une pensée-poésie qui doit autant à la science-fiction de Philip K. Dick, à la critique de Leo Spitzer, aux apories visuelles de Rothko qu’à Ozu (le cinéaste) ou Messiaen (le compositeu­r). Textes difficiles, sans doute, comme cimentés de références nombreuses qui rendent leur escalade problémati­que. Mais, arrivé là-haut, une bonne surprise attend le lecteur: qu’un texte aussi opaque puisse être aussi beau. Avec Beck, la poésie française n’a jamais sonné de la sorte. Suite de questions comme celles d’un enfant découvrant l’univers, noms communs changés en noms propres (non pas « la peinture » mais « Peinture ») pour obliger la parole à signifier autrement: Beck invente une langue nouvelle, abstraite et matérielle à la fois, comme si Mallarmé s’invitait à un banquet donné par Rabelais en personne. A la manière de Boileau, il examine les divisions au sein des arts majeurs (musique, danse, etc.) et livre un art poétique planant qui opère un va-et-vient fertile entre théorie du vers et pratique de l’émotion. La Grande Nageuse, par Olivier Frébourg, Mercure de France, 154 p., 15,50 euros.

Il cingle, elle crawle. Il vogue, elle plonge. Lui au-dessus de l’eau, elle au-dessous – version océanique de la position du missionnai­re. Le narrateur, sorti de Navale, est officier de marine. Après avoir fait le tour du monde sur la « Jeanne » et le « Francis- Garnier », il commande le bâtiment-école « Jaguar ». Marion, de deux ans sa cadette, a soutenu une thèse d’université sur la notion d’otium dans l’oeuvre de Sénèque. Mais sa passion, c’est la nage – « elle était une charpente ouvrant l’eau ». Il est le fils d’un capitaine de la marine marchande, elle est la fille d’une beauté, Gaëlle, née d’un père breton et d’une mère vietnamien­ne. C’est d’ailleurs pour la mère que, adolescent, sur la presqu’île de Quiberon, le narrateur en pinçait. En grandissan­t, il s’est laissé séduire par la fille, Marion, 1,81mètre de légèreté musculeuse, « Bretonne asiatisée » qui aime le punch et les « Papiers collés », de Perros. Lui, tout en naviguant, ne cesse de peindre et d’aller vers l’abstractio­n. Après un détour par les Antilles, ils se marient à Quiberon, ont une petite fille, Louise, restaurent une maison de granit, n’en finissent pas de se retrouver pour mieux s’éloigner. Il fend des mers toujours plus lointaines, elle plonge toujours plus profond, et dans une eau un peu trouble. La fin est triste. On ne la racontera pas.

Trois ans après le bouleversa­nt « Gaston et Gustave », tombeau pour un fils perdu, pour un jumeau mort, l’écrivain au long cours retrouve, avec « la Grande Nageuse », sa veine transatlan­tique. Elle lui colle à la peau. Relire « Un homme à la mer », où il disait de lui qu’il était un « Monsieur Bovaryench­emiseHawaï ». S’il n’avait été éditeur – à l’enseigne des Equateurs et face à la Manche –, Olivier Frébourg aurait été navigateur. Petitfils d’un patron pêcheur, fils d’un capitaine de la marine marchande dont l’enfance s’est déroulée entre le pays de Caux et la Martinique, l’auteur des « Ports mythiques », lecteur impénitent de Loti et de Morand, continue de céder à l’appel du grand large, d’embarquer sur des paquebots et de rapporter, des îles lointaines, des parfums, des couleurs, des couchers de soleil, des tempêtes force9 aussi, dont ce roman mélancoliq­ue et sa prose d’aquarellis­te sont pleins.

Du début des années 1970 au seuil du nouveau siècle, en passant par la guerre du Golfe, trente ans glissent, comme sur l’eau, dans « la Grande Nageuse », où s’aiment, le temps d’un rêve, un lieutenant qui préfère ses pinceaux à ses vaisseaux et une latiniste devenue apnéiste. C’est un beau roman, c’est une belle histoire.

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