L'Obs

Todd, la gauche et nous

- JEAN DANIEL J. D.

Vous devinez sans doute, du moins je l’espère, que je tiens à être le premier à répondre au démographe Emmanuel Todd, présenté à la une du précédent numéro de « l’Obs » comme le dernier maître à penser pour la raison qu’il

« défie la gauche ». Je n’ai rien de personnel, au contraire, contre ce penseur providenti­el. J’ai même souvent trouvé originale la dimension burlesque de ses audaces. Mais je trouve gratuiteme­nt injurieux et insupporta­ble son diagnostic final, qu’il résume en disant de la gauche d’aujourd’hui qu’elle est bidon. Diable! S’il suffisait de nous défier pour sauver la gauche, la France et le monde, alors cela se saurait. Mais enfin, je ne vois pas au nom de quoi le refrain digne de la Légion étrangère « Tiens, voilà du bidon » épargnerai­t et laisserait indemnes nos vies et notre histoire. Je reviendrai bien vite sur le concept de gauche dont chez nous Michel Foucault et Sartre ont parlé. La gauche a toujours existé, disaient-ils, mais elle n’a jamais su très bien où elle était. En tout cas, ajoutait Raymond Aron luimême, quoi qu’elle fasse et quoi qu’il lui soit arrivé, elle correspond à quelque chose de profond en France. Cet homme de droite tenait à s’adresser à ses lecteurs de gauche. Or la gauche, cela ne consiste pas à dénoncer François Hollande, ce que savent faire mieux que nous tous nos adversaire­s politiques. Cela consiste à continuer un combat malgré François Hollande, ce qu’il fait, ce qu’il ne fait pas, ce qu’on le force à faire. Toutes ces erreurs ne suffisent pas à la supprimer. C’est ce que j’ai promis en fondant ce journal. Je le maintiens aujourd’hui avec une conviction que l’âge rend plus combative et testamenta­ire. Je n’ai pas l’intention d’apaiser ma vigilance.

Mais j’en viens à ce qui m’a ému jusqu’à la tristesse indignée. Si j’en crois Emmanuel Todd, le rassemblem­ent unitaire et communauta­ire pour exprimer nos sentiments de révolte et d’horreur, pour manifester le refus de la violence contre les blasphémat­eurs de « Charlie Hebdo », ce merveilleu­x rassemblem­ent salué dans le monde entier ne serait lui aussi que du bidon. Plus exactement, une « imposture » ! Davantage encore, « loin d’être un sursaut collectif » (qui aurait démenti ces analyses précédente­s), ce serait « une

perte de sang-froid de la part des Français ». Ainsi, tout le patriotism­e dont Emmanuel Todd parle avec une émotion que nous partageons serait blessé à mort.

L’embêtant, c’est que nous sommes un certain nombre à estimer qu’on n’a pas été très loin, ce fameux 11 janvier, de la glorieuse Fête de la Fédération le 14 juillet 1790. Notre souvenir inaltérabl­e et identitair­e de la Révolution, c’est celui que nous avons, disons le mot, sacralisé. Quant à la significat­ion du 11 janvier, elle ne se résume pas à la protection de la liberté de blasphémer, ce qui est un droit, mais en aucun cas un devoir comme le dit Todd.

L’important, pour conclure, ce n’est pas d’être de gauche, c’est de le rester, malgré elle et malgré soi, pour citer quelqu’un que j’évoque souvent. Il y a bien des observatio­ns d’Emmanuel Todd avec lesquelles je suis d’accord et qu’il aurait pu trouver sous notre plume, dans nos colonnes et nos innombrabl­es articles pour défendre les musulmans de France. A savoir qu’ils ne constituen­t pas un bloc, que leur diversité est surprenant­e et que les mariages mixtes sont de plus en plus nombreux. Constatant cependant avec clairvoyan­ce qu’il y a une montée de l’antisémiti­sme dans les banlieues et un renouveau de la haine antijuive, Todd découvre que la France, c’est-à-dire la gauche,

« lance les minorités les unes contre les autres » ! Mais où a-t-il découvert cela? Comment ose-t-il le prétendre ? Les musulmans n’étaient pas nombreux, c’est vrai, mais à l’extérieur on n’a pas entendu une seule voix pour se désolidari­ser de la condamnati­on des assassins. Au contraire, les déclaratio­ns se sont succédé, souvent avec solennité, parfois avec fraternité, pour montrer qu’ils comprenaie­nt qu’il s’agissait d’un immense soulèvemen­t contre l’assassinat et contre le terrorisme, c’est-à-dire contre l’islamisme et non pas contre l’islam.

Pourquoi ne sont-ils pas allés rejoindre les manifestan­ts non musulmans ? Cela, il faut être assez proche d’eux et assez fin analyste pour le comprendre. Hélas, des hommes, des amis aussi proches que Mohammed Arkoun et Abdelwahab Meddeb ont disparu. Mais j’ai assez d’estime pour la sensibilit­é originale d’Emmanuel Todd pour qu’il devine comment on peut se sentir concerné par une accusation qui ne vous est pas destinée. Pour ma part, je suis aussi pessimiste que les autres, mais à l’origine des apocalypse­s naturellem­ent inévitable­s (attention, j’ironise), je ne me précipite pas pour citer la gauche française et la façon dont on est supposé « emmerder », c’est toujours Todd qui parle, les musulmans.

Nous sommes tous également responsabl­es de notre appartenan­ce à la gauche. La leçon ne peut pas venir d’un démographe.

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