Comment résister pour bloquer cet engrenage ?
des contre-pouvoirs. Une troisième étape est alors possible : les persécutions s’aggravent et, après la mise à l’écart mentale puis l’exclusion sociale, on passe à l’exclusion institutionnelle et enfin à l’exclusion physique. Ainsi, sous le nazisme, les premières cibles furent les handicapés, les opposants, les juifs, puis l’arbitraire se généralisa. De façon paradoxale, l’arrivée au pouvoir de régimes censés satisfaire le besoin d’ordre d’une partie de la population provoque souvent des désordres qui les conduisent à se durcir. Le processus s’emballe et le régime se radicalise sans que ses responsables l’aient parfois anticipé eux-mêmes. Cette dynamique s’applique-t-elle aussi bien à la Shoah qu’au génocide des Tsiganes, à celui des Arméniens en 1915 ou à celui des Tutsis au Rwanda en 1994 ? Oui. Le génocide des juifs est la matrice moderne de compréhension de ces mécanismes humains fondamentaux. La Shoah apparaît comme une sorte de soleil noir éclairant l’homme pour le pire mais aussi pour le meilleur avec les Justes ou les résistants. Notre analyse est pluridisciplinaire, car la psychosociologie, la sociologie, les sciences politiques ou la philosophie enrichissent l’approche, et « intergénocidaire », car, quelles qu’aient été les circonstances historiques précises pour chacun de ces événements, on retrouve des mécanismes fondamentaux communs. Il n’y a bien entendu pas eu partout un dictateur à la mèche brune. Mais l’engrenage résistible reposant sur le racisme est commun à tous ces génocides. Si l’homme se laisse aller si souvent à commettre des horreurs, c’est parce qu’il évolue peu. Beaucoup de fondamentaux n’ont pas changé depuis les textes grecs ou bibliques. Ils produisent les mêmes e ets, dévastateurs ou salutaires. Ce qui aujourd’hui peut faire une grande di érence avec ceux qui ont vécu la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, c’est qu’elles ont eu lieu. L’opinion publique peut plus aisément entendre que l’impensable est possible. D’autant plus que l’Histoire montre aussi que chacun peut réagir, résister, chacun à sa manière. C’est pourquoi il faut agir, dès les commencements, aux trois niveaux : individuel, collectif et institutionnel. Pourquoi nombre d’intellectuels, comme Alain Finkielkraut, récusent-ils avec force la référence aux années 1930 ? Parce qu’il y a probablement confusion entre les niveaux d’analyse. Un certain nombre de fondamentaux humains sont extrêmement proches : le terreau, le racisme comme moteur de l’engrenage, la tentation autoritaire et le risque institutionnel d’un pouvoir qui bascule. De même, comme hier, des minorités extrémistes se nourrissent l’une l’autre aujourd’hui, l’extrême droite nationaliste et le fondamentalisme islamiste. Pour autant, évidemment, il n’y a pas aujourd’hui de NSDAP en Allemagne, ou de Cagoule en France. Mais ces di érences ne relèvent que des circonstances historiques, pas des dynamiques ou des mécanismes sociétaux. Le danger ne vient-il pas du fait que l’opinion perd la mémoire ? Aussi, bien sûr. Nous devons passer de la mémoirerévérence aux sou rances du passé à une mémoireréférence pour le présent. Certes le rappel d’une histoire douloureuse aide à ouvrir l’esprit et le coeur aux questions : qu’aurais-je fait ? que ferais-je demain si… ? Mais le temps passe et, tous les jours, la télévision nous montre des horreurs. Il faut un peu de culture pour faire le tri, pour distinguer les génocides des autres crimes. Investissons donc cette mémoire douloureuse d’un regard scientifique pluridisciplinaire pour en faire un outil de décryptage du présent. Bâtissons aussi une convergence des mémoires, c’est-à-dire privilégions dans les mémoires douloureuses les mécanismes communs. On retrouve par exemple la même déshumanisation à l’origine des engrenages génocidaires et à la naissance de l’esclavage. L’analyse des leviers communs de ces processus racistes permet de limiter les concurrences victimaires. Surtout, elle parle de l’homme, dans ses faiblesses comme dans ses capacités de résistance, donc d’aujourd’hui.