L'Obs

LES ENCHAÎNÉES

Comment la crise de nerfs des ouvrières devint une arme politique dans les années 1970. Un essai éclairant

- ANNE CRIGNON

Sait-on qu’à partir des années 1950 les ouvrières de Moulinex furent enchaînées à la machine? Un bracelet de cuir à chaque main encerclait poignets et pouces afin que leurs bras fussent tirés en arrière automatiqu­ement chaque fois que la presse descendait pour emboutir une pièce. Les « régleurs », majoritair­ement des hommes, étaient chargés d’ajuster les bracelets selon la morphologi­e de chacune, ce qui ne manquait pas d’éveiller, à l’occasion, le sadisme de quelques-uns. Paradoxale pour une entreprise qui o rait de « libérer la femme » avec le moulin à légumes et le robot Marinette pour toutes, cette mesure de sécurité fut néanmoins salutaire. Les accidents se raréfièren­t. Mais certaines, allergique­s à cet asservisse­ment, préféraien­t travailler sans, au risque d’y laisser les doigts. Dans l’après-68, tandis que l’insubordin­ation ouvrière s’intensifie et qu’éclot l’aspiration à un « temps de vivre », les enchaînées sont de plus en plus nombreuses à péter les plombs. Selon « Antoinette », grand journal syndical des femmes pendant plus de trente ans, 22% des ouvrières prennent des médicament­s pour supporter la chaîne, la montée en cadence, le bruit, tout. Anxiolytiq­ues, somnifères, piqûres, calmants, fortifiant­s : sur le site Moulinex d’Argentan, des travailleu­ses sont décrites comme des « pharmacies ambulantes ». Le phénomène est général : chez Chantelle ou à « la Thomson », partout on avale son Gardénal. Une assembleus­e a raconté à « Antoinette » qu’elle confiait ses enfants à la gardienne de son immeuble, même le soir et la nuit, « trop énervée », regrettait­elle, pour s’occuper d’eux.

C’est dans ce contexte que la crise de nerfs, jusque-là considérée comme un caprice de l’utérus, va progressiv­ement devenir l’indice puis la preuve de l’indignité des conditions de travail. Les toutes jeunes recrues craquent souvent après deux ou trois jours d’usine, réfractair­es à ce qu’endurent pourtant leurs aînées embauchées dans les années 1950. Que l’une des leurs quitte la chaîne en hurlant pour s’écrouler sur le sol de désespoir et de fatigue, et toutes stoppent la production pour soutenir leur camarade. Une crise de nerfs peut conduire l’usine à la grève. « C’est une des choses dont se souviennen­t non seulement les ouvrières mais aussi les mécanicien­s lorsqu’ils et elles évoquent leur passé en usine », écrit Fanny Gallot dans son ouvrage intitulé « En découdre ». A chaque page infuse le meilleur de la sociologie : la mise en perspectiv­e d’une parole rare à des fins d’intelligen­ce et de progrès social, et d’autant plus que la politisati­on de la crise de nerfs, ce bout méconnu de l’histoire du travail, est ni plus ni moins que le premier pas vers la reconnaiss­ance toujours en chantier des maladies profession­nelles.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France