L'Obs

Les fantômes de Claudel

Dans un beau roman, où l’on croise Piccoli et Kundera, Philippe Claudel se souvient de Jean-Marc Roberts… L’ARBRE DU PAYS TORAJA, PAR PHILIPPE CLAUDEL, STOCK, 210 P., 18 EUROS.

- CLAIRE JULLIARD

Sur l’île indonésien­ne de Sulawesi, le peuple toraja o re une étonnante sépulture aux défunts de moins de 18 mois. Dans une cavité pratiquée sous l’écorce d’un grand arbre, on dépose la dépouille du petit, emmailloté­e d’un linceul. Ainsi commence sa lente croissance vers le ciel, au rythme patient de la nature. Cette coutume a ouvert une fenêtre à Philippe Claudel, lequel a traversé le pays au printemps 2012. Elle est le point de départ d’un roman fluide en forme d’interrogat­ion métaphysiq­ue sur la part qu’occupent les morts dans nos vies. L’Occident s’empresse de les enterrer et de gommer leur présence. Pourtant, les vivants sont poursuivis par les rumeurs de leurs fantômes.

Le narrateur-double de l’auteur, un cinéaste à l’aube de la cinquantai­ne, entre, lui dit son médecin Elena, dans la phase du « corps inamical », celui qui commence à flancher, à trahir. La belle doctoresse répond aux angoisses du héros qui a récemment vu disparaîtr­e son ami et producteur Eugène. Il l’a suivi jusqu’au bout de son combat contre le cancer. Dans l’unité de soins palliatifs, avant de sombrer dans le coma, le malade lui a glissé à l’oreille : « La mort fait de nous tous des enfants. » A cet éternel jeune homme, à l’évidence inspiré par le regretté Jean-Marc Roberts, Philippe Claudel o re ce tombeau de papier. La mort, le remords, la mémoire sont au coeur d’un récit sur le fil où les temps se mêlent, passé simple, passé composé, présent, futur, imparfait. Le temps, comme le souvenir, est toujours imparfait. Bien di érent des autres romans de l’auteur, ce texte frappe par les questions qu’il soulève et sa manière nonchalant­e d’évoluer à coup de flash-back, de digression­s et ricochets. On y croise, au bar de l’hôpital, Milan Kundera, l’écrivain préféré d’Eugène. Le malicieux Michel Piccoli y donne un rendez-vous au réalisateu­r, non pas dans un palace, mais au fond d’un McDonald’s où personne ne le reconnaît. Il y explique qu’il appartient à des temps révolus : « Comme les dinosaures et les bonnes manières. » On y voit le narrateur, rendu à lui-même par l’amour, oublier ses maux et ses blessures pour se tourner vers la vie.

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