L'Obs

La voix d’Eva

NIGHTBIRD, PAR EVA CASSIDY (BLIX STREET RECORDS/UNIVERSAL, 2 CD + 1 DVD).

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Oubliez un peu Adele, ses vocalises surhumaine­s et ses records d’audience sur YouTube. Dans la famille des chanteuses qui débouchent les oreilles, demandez plutôt Eva Cassidy – qu’Adele a d’ailleurs écoutée en boucle dans sa jeunesse. Tout chez elle sort de l’ordinaire. A commencer par sa destinée, hélas. C’est une de ces artistes maudites comme on n’ose même pas en inventer à Hollywood. Résumons. Le 3 janvier 1996, dans le décor en brique d’un club de jazz de Washington DC, cette accorte blonde du Maryland attaque l’année, armée d’une guitare, en reprenant « Blue Skies », « Ain’t No Sunshine » et « Fields of Gold », de Sting. Dix mois plus tard, le 2 novembre, une saloperie de cancer fulgurant la crucifiait dans son élan. Eva Cassidy avait 33 ans. Elle laissait derrière elle une poignée d’enregistre­ments dont elle n’était, paraît-il, qu’à moitié satisfaite. Depuis, 10 millions de ses disques ont été vendus dans le monde, et lui valent l’admiration de gens comme McCartney ou Paul Simon.

En France, par un nouveau caprice de la fatalité, personne ne connaît Eva Cassidy. Son sort confirme ce que Sixto Rodriguez ou Karen Dalton nous avaient déjà appris : le talent met parfois du temps à traverser les frontières. Pourtant, vingt ans après sa mort, le moment pourrait être venu. Son « Live at Blues Alley » des 2 et 3 janvier 1996 avait été intégralem­ent enregistré. Le voici qui sort de la nuit. Trente et un titres où cette Américaine surdouée, entourée par cinq excellents musiciens, glisse en virtuose d’un genre à l’autre : le jazz qui swingue sur « Cheek to Cheek » et « Route 66 » ; la folk mélancoliq­ue sur « Autumn Leaves » ; le blues rock bien balancé sur « Take Me to the River » ; la soul la plus pure sur « Fever », « The Letter » ou « Son of a Preacher Man ». Tout n’est pas toujours délicieux ; une voix exceptionn­elle a vite fait de devenir sa pire ennemie quand, livrée à elle-même, elle bascule dans la pop doucereuse (« Time after Time ») ou la grandiloqu­ence plaintive (« Nightbird »). Mais on sent ici, à chaque note, tout ce que cette voix-là aurait pu devenir. Etre capable de faire vibrer « Chain of Fools », après Aretha Franklin, ça n’est pas donné à toutes les Adele.

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