Avocates en état de grâce
Les deux juristes qui ont défendu cette femme condamnée pour avoir tué son mari violent ont perdu au procès mais gagné face à l’opinion publique. Elles veulent faire de la lutte contre la violence conjugale une grande cause nationale
Il n’y a pas de trêve pour les guerrières. Janine Bonaggiunta et Nathalie Tomasini affrontent la tempête médiatique accrochées à ce qui leur reste de forces. Ni soulagement ni relâchement béats. La grâce présidentielle n’est pas une miraculeuse faveur tombée du ciel. C’est une victoire définitive pour leur cliente Jacqueline Sauvage. Une bataille gagnée parmi d’autres pour ces avocates. Elles restent au front, tenues en joue par des micros venus du monde entier, des journalistes que ces deux blondes en talons du 17e arrondissement de Paris désarment. Parce qu’elles assument tout, leur stratégie qui déborde des prétoires, leur manière d’être, remuante, et même leurs caprices : « Quand les photos ne sont pas prévues à l’avance, c’est non », ou « passé la cinquantaine, on préfère rester vague sur nos âges » . Nathalie Tomasini, aphone et fiévreuse, enchaîne les thés, le miel. Janine
Bonaggiunta se fait des sueurs, son calendrier a volé en éclats, audiences, visites en prison et rendez-vous sont reportés.
En obtenant la grâce partielle de leur cliente, ces avocates ramènent une femme à la vie. A 68 ans, Jacqueline Sauvage bénéficie d’une remise de peine de deux ans et quatre mois en plus de l’ensemble de sa peine de sûreté. Elle devrait être libérée dès la mi-avril. Condamnée en décembre dernier à dix ans de réclusion criminelle en appel par la cour d’assises de Blois, cette femme est devenue le symbole d’une cause. En 2012, à la Selle-sur-le-Bied, près de Courtenay dans le Loiret, Jacqueline Sauvage avait mis fin à 47 ans d’enfer conjugal. Elle a abattu son mari à coups de fusil de chasse tirés dans le dos. Trois décharges contre Norbert Marot, l’homme qui l’a battue toute sa vie, qui a frappé ses quatre enfants et violé ses trois filles. Après le verdict, des pétitions ont émergé, réunissant plus de 430 000 signatures en quelques semaines, dont celles de 80 parlementaires. Un comité de soutien, à l’initiative de la comédienne Eva Darlan, rejoint par des personnalités politiques de tous bords, comme Anne Hidalgo, Jean-Luc Mélenchon, François Fillon, Valérie Pécresse, et d’autres, s’est constitué, pour dénoncer « les responsabilités de notre société qui n’a pas apporté à ces victimes la protection qu’elle
leur doit » . Parce que, derrière leur cliente, Jacqueline Sauvage, il y a des dizaines de milliers d’ombres, 200 000 femmes qui chaque année souffrent en silence sous les coups de conjoints violents. En 2014, 134 d’entre elles sont mortes.
C’est pour lever le voile sur toutes ces oubliées que Nathalie Tomasini et Janine Bonaggiunta arrachent depuis cinq ans des petits bouts de victoire. Elles ont obtenu l’acquittement en 2012 à Douai d’Alexandra Lange, mère de quatre enfants. La jeune femme de 32 ans à l’époque avait mis fin à douze années de violences en poignardant son mari lors d’une ultime dispute. Elles sont à l’origine d’un verdict rarissime : la reconnaissance en 2013 aux assises d’un viol conjugal sur leur cliente Samia Jaber. Prochain round à partir du 21 mars aux assises de Nancy, où elles visent l’acquittement de Sylvie Leclerc. Une voix lui a commandé en 2012 de tuer Gérard, à bout portant et dans son sommeil. Elle se débarrassait ainsi de trente-cinq ans d’emprise, de coups, de viols. Il y a aussi les 200 dossiers en cours, « dont douze d’hommes » , qui peuplent leurs bureaux chics noirs et blancs de la rue de Courcelles.
Un combat à corps perdu qui n’est pas le fruit du hasard, mais celui de deux trajectoires dans un monde d’hommes. Janine Bonaggiunta, de parents corses, et Nathalie Tomasini, d’origine italienne, ont vite pris conscience de leur culture patriarcale. « En tant que fille, je devais fournir deux fois plus d’efforts que mes frères pour obtenir la
reconnaissance de ma famille » , raconte Isabelle. Enfants déjà, elles voulaient devenir avocates. Chez elle, Janine Bonaggiunta n’avait « pas trop le droit d’exprimer » ses opinions. Elle dévorait le « Détective » que son vieil oncle achetait toutes les semaines. Nathalie Tomasini découpait à 5 ans des images dans les journaux pour les rassembler « en dossiers » . « Je voulais faire ce métier pour prendre à travers les autres la parole qui m’était confisquée » , dit la
première. « Et moi, pour prendre le contrepied de tout »
E, avoue la seconde. n 1985 et 1990, Janine et Nathalie prêtent serment. Et se lancent à Paris dans le droit de l’immobilier. Elles collaborent dans le même cabinet, elles sont jeunes, célibataires, rigolent, sortent. Se perdent de vue. Chacune fait son chemin, et essuie les mêmes coups sourds d’un milieu testostéroné, avec des maîtres de stage trop insistants, « des administrateurs de biens qui vous confient leurs dossiers si vous acceptez un week-end
avec eux » . Elles ressentent cette suspicion
confuse « qu’on serait un peu moins capables que nos confrères masculins, qu’on peut nous faire confiance, mais jamais qu’à moitié, qu’on peut sans scrupule nous duper, simplement parce qu’on est des femmes ». Toutes deux s’étiolent.
En septembre 2010, à la sortie d’une audience au tribunal de commerce, Janine remarque une paire de chaussures en daim cloutées aux pieds d’une avocate. « Ça ne
peut qu’être Nathalie Tomasini » , se dit-elle. Café. Vingt ans de vie à se raconter. Janine est devenue mère, elle évoque les hauts, les bas de sa vie de couple, elle songe aussi à
quitter la profession tant elle est déçue. Nathalie a eu un enfant, que son père n’a
pas voulu reconnaître : « Je l’ai vécu comme une violence psychologique à mon encontre, comme à celle de mon fils. J’ai fait une procédure et j’ai gagné » . Elles créent « une cellule de secours pour toutes ces femmes violentées qui doivent cesser de culpabiliser » . Lisent « des livres sur la perversion
narcissique, les violences psychologiques » . Leurs proches, les banquiers, leurs confrères les « traitent de folles » , comme si le combat était indigne : « Mais ma petite chérie, tes bonnes femmes, comment elles
vont te payer ? » , leur dit-on. Six ans plus tard, « le cabinet n’est pas une
association » , il tourne à plein avec huit collaboratrices et des dossiers à la pelle. Les violences conjugales et intrafamiliales
n’épargnent aucun milieu : « Tout le monde peut tomber entre les griffes d’un homme violent, précise Janine Bonaggiunta. Nous avons parmi nos clients autant de notaires, médecins, avocates que de gardiennes d’immeuble ou employées » . Le site internet propose écoute, soutien, défense, coaching, avec des honoraires à la parisienne : 270 à
390 euros TTC. « La première fois, je me suis demandé ce que je faisais là, au milieu
de ce luxe, se souvient Alexandra Lange. Mais les avocates m’ont mise à l’aise, elles ne m’ont jamais lâchée, elles ont été comme des
mamans pour moi. » Les affaires se finissent, mais les relations résistent. Samia Jaber, 36 ans aujourd’hui, le dit : « Les années ont passé, et Nathalie Tomasini me contacte encore régulièrement. Ces femmes m’ont connue sans force, elles m’ont rendu ma dignité en me considérant. »
Les deux guerrières porteront en mars le combat politique de leur cause à l’Assemblée. Elles ont des alliés, comme Valérie Boyer, député LR des Bouches-du-Rhône. « Nous travaillons ensemble depuis un an autour d’une proposition de loi qui vise à intégrer le concept de la légitime défense différée au Code pénal. Aujourd’hui, la légitime défense ne peut qu’être immédiate, explique
Nathalie Tomasini. Or les femmes battues
sont en danger de mort permanent. » Elles vont rester sous les projecteurs, donc. Agacer encore le petit milieu des avocats parisiens qui les accuse d’avoir mal défendu Jacqueline Sauvage en plaidant son acquittement : « Par contre, quand des confrères demandent la même chose au bénéfice du doute pour acquitter leur client meurtrier, on ne leur reproche rien » , constate Nathalie Tomasini. Elles sourient : « Oh, mais on dérange ?… Eh bien pardon, mais tant mieux ! » Ou la rançon du combat.