L'Obs

BHL/JEAN DANIEL

LE FACE-À-FACE

- PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-FRANÇOIS COLOSIMO ILLUSTRATI­ONS CAROLINE GAMON

Allons donc au commenceme­nt, à la Bible, puisque, d’emblée, vous divergez sur ce point originel : l’Election est-elle une bénédictio­n ou une malédictio­n ? Bernard-Henri Lévy Pour y voir clair, il faut écarter, pour commencer, des siècles d’un malentendu auquel la glose chrétienne aura grandement contribué. Que l’Election ne soit pas un cadeau, c’est certain. Jean Daniel Sur cela au moins nous serons d’accord. B.-H. L. Mais elle est encore moins un privilège. La tentation existe ? Peut-être. Mais elle est rejetée par la Torah : profitant d’une énième montée de Moïse en haut du Sinaï, Coré, son cousin, réunit le peuple pour lui déclarer que « toute l’assemblée est sainte ». Vous savez comment l’histoire finit. C’est la terre qui, au retour de Moïse, ouvre sa bouche et engloutit tout cru et tout vivant Coré. La pensée juive déteste toutes les manifestat­ions d’orgueil à ce sujet. C’est même, dans la littératur­e talmudique, un péché de la même gravité que celui de Sodome. J. D. Mais que l’Eternel en personne oblige ses élus au bien, et plus encore à mériter la sainteté, n’y change rien ! En fait, il les enchaîne dans une élite supérieure. Il y a comme une double peine : la condamnati­on à l’appartenan­ce est divine, originelle, irrémédiab­le ; l’échec à se montrer fidèle à l’Alliance est inévitable. Car Dieu promet la terre et, dans le même temps, veut qu’elle ne soit habitée que par des prêtres et des témoins ! L’histoire tumultueus­e de la Bible est celle de cette contradict­ion. Yahvé veut que le Juif soit exemplaire­ment parfait alors que lui seul peut l’être. Sur ce paradoxe tragique, mais aussi absurde, cruel, lui-même d’ailleurs, je le note, refuse de s’expliquer. B.-H. L. D’abord, l’Eternel n’« oblige » à rien, il propose, il laisse libre. Mais, surtout, l’idée d’une « élite supérieure », d’un peuple plus proche de Dieu, plus saint que les autres, et qui en nourrirait je ne sais quelle vanité nationale, rien n’est plus étranger au génie du judaïsme. Plutôt que d’Election, les textes parlent de Segula, qui signifie en hébreu « trésor » et, en particulie­r, « trésor des rois » . Pas de Dieu, des rois. Ce que vous nommez l’Election désigne un rapport, non à Dieu, mais aux nations. Lequel ? Eh bien, d’être leur accompagna­teur, leur aiguillon. Les Juifs sont, à la lettre, le trésor des nations. Ils sont une part de leur richesse. Ils en sont une part, non maudite, mais bénie. Ils sont ce que j’appelle leur « universel secret ». J. D. Certes, en créant le Dieu unique et en allant jusqu’à se considérer comme « le trésor des rois », les Juifs se sont imposé un destin dont ils ont proposé l’impossible grandeur à l’humanité. Mais c’est un destin carcéral.

B.-H. L. Comment cela, carcéral ? De Jésus à Lustiger, l’histoire est pleine de Juifs qui ont choisi de sortir du judaïsme, cette « religion » ( j’hésite sur le mot car il a d’abord une significat­ion chrétienne) où l’apostasie fait le moins question. J. D. Vous ne pouviez prendre meilleur exemple. J’ai mené un long dialogue avec Jean-Marie Lustiger sur le crucifié de l’Evangile dont la figure, à l’époque, me hantait. Mais aux funéraille­s du cardinal, selon ses dernières volontés rédigées de sa main à Jérusalem, le kaddish, la prière pour les défunts de la synagogue, a été récitée sur le parvis de la cathédrale. Oui, je dis bien une sorte de prison volontaire, car si l’on peut sortir du judaïsme, de la religion juive, on ne saurait sortir de la judéité, du peuple juif. B.-H. L. Eh oui. Comme tout chrétien qui se respecte, Lustiger restait juif ! Cela dit, regardez l’histoire de la Haskalah, des Lumières juives. Elle est pleine de Juifs qui ont souveraine­ment décidé, sans que personne les en empêche, de rompre leur appartenan­ce ancestrale et de se fondre dans le monde. Vous invoquerez l’exception ? Parlons alors de tous ceux qui, après la guerre, ont estimé, comme mes parents, que le prix à payer était trop fort et que la malédictio­n, comme vous diriez, était trop souvent au rendez-vous pour que l’on continue de s’encombrer de ce fardeau ! J. D. Y ont-ils réussi ? Le souci identitair­e de leur descendanc­e indique que non. Vous évoquez vos parents et vous savez la relation singulière qui me lie à votre père : nous sommes nés le même jour de la même année, le 21 juillet 1920, quasiment au même endroit, lui à Mascara, et moi, à Blida. B.-H. L. Raison pour laquelle j’ai pu parler de vous deux comme de « jumeaux stellaires ». J. D. Nous n’avons jamais eu l’occasion, votre père et moi, de discuter de mes thèses sur la quête concrète de l’universel. L’Election, signe d’aristocrat­ie ou signe d’infamie ? La question a poursuivi ces Juifs des Lumières. Ils en portent toujours la marque. B.-H. L. Pourquoi « la marque » ? La gloire, plutôt. La gloire des Juifs ! J. D. La marque, au sens où Spinoza voit dans la circoncisi­on la vraie continuité du peuple juif. La moniale juive Edith Stein, la disciple de Husserl, qui au carmel priait pour « le salut de l’Allemagne », a fini gazée. Vous soulignez, à raison, l’embarras de deux mille ans de pensée occidental­e, chrétienne puis sécularisé­e, à ce propos. Mais vous savez aussi la tentative de résolution de Sartre : c’est le regard de l’autre, l’antisémite, le bourreau, qui fait le Juif en élevant les murs de la prison juive. Interpréta­tion libératric­e, mais aussi provocatri­ce ! Elle a suscité, en retour, la revendicat­ion d’un judéocentr­isme aussi

systématiq­ue que l’antisémiti­sme. Je refuse d’essentiali­ser l’un et l’autre, de les constituer en métaphysiq­ues.

B.-H. L. Je n’ai jamais compris, cher Jean, votre idée de « prison juive ». Votre livre est beau, douloureux. Il aurait pu être écrit par un hégélien de gauche de la fin du e siècle. Je peux même imaginer un Rosenzweig, la fameuse nuit de Kippour 1913 où il manque de sortir définitive­ment du judaïsme, habité par quelques-uns de vos thèmes. Mais, soyons francs, je ne me reconnais en rien dans votre conception de l’être-juif.

J. D. Vous rejetez mon livre dans le passé, c’est de bonne guerre. Mais moi je vous projette dans un rêve épique entre Don Quichotte et Disraeli [Premier ministre britanniqu­e du XIXe siècle]. Votre livre aurait été impossible sans la Shoah et sans Israël qui déterminen­t la judéité que vous y défendez. C’est en e et une plaidoirie que vous dressez, en tissant votre trajectoir­e personnell­e dans la destinée juive pour fonder vos engagement­s. Voulus pour le bien, ils ne sont toutefois pas allés sans mal, comme en Libye. Vous vous défendez habilement en invoquant le modèle prophétiqu­e auquel vous vous identifiez. Mais pourquoi le génocide des Juifs, pourquoi l’Etat des Juifs, pourquoi les Juifs ? Ces questions, vous n’y répondez pas ou a priori, au nom du mystère d’une condition qui n’a, à mon sens, d’autre valeur que d’être mystère. Au sein de cette dialectiqu­e de la singularit­é et de l’universali­té qui vous occupe mais aussi vous oppose, que penser de ce que l’on a nommé l’unicité de la Shoah ? B.-H. L. Que dit l’antisémiti­sme paré de ses habits neufs ? Qu’il s’agirait d’un crime obscur, sans trop de vérité historique, exagéré, qualifié d’unique pour culpabilis­er les peuples, leur demander une réparation infinie et s’instituer en religion de l’humanité. Oui, ce négationni­sme des « incertains » montre l’enjeu crucial que représente l’unicité. J. D. Mais pas au point de la séparer totalement de la question d’Ivan Karamazov chez Dostoïevsk­i : « Si Dieu existe, pourquoi tolère-t-il une seule larme d’un seul enfant ? » La réponse de la Bible et de la philosophi­e sur le mal est qu’il y a contradict­ion entre l’innocence et la liberté. B.-H. L. Si ce n’est que l’événement est trop abyssal pour ne pas ruiner les traditions théologiqu­es ou philosophi­ques visant à justifier l’existence de ce mal. J. D. J’en conviens. Il y a bien, historique­ment, un avant et un après-Auschwitz. Les explicatio­ns juives ou chrétienne­s habituelle­s ne su sent plus : ni celle d’une juste punition divine soutenue par le rabbin Eleazar Shach ni celle d’une assimilati­on des victimes du nazisme à Jésus en Croix proposée par Paul Claudel. B.-H. L. La première est épouvantab­le ; la seconde, disons… commode. J. D. Je n’aurais pas dit autrement. Mais, pour moi, à la nouveauté de l’événement répond la nouveauté du discours. Dieu lui-même en sort modifié pour Hans Jonas, la synagogue doit se faire mutique pour Emil Fackenheim, il est trop tard pour le Messie selon George Steiner… L’abîme d’inhumanité appelle un motif transcenda­nt pour rendre compte d’un fait de l’histoire, quitte à l’y dissoudre : l’unicité. B.-H. L. Non ! C’est une question non pas théorique mais factuelle. La Shoah, je consacre de nombreuses pages à détailler pourquoi, précisémen­t, elle est un crime unique, sans précédent ni équivalent. Cela dit, cette singularit­é n’est pas en contradict­ion avec son universali­té mais elle en est la condition. Mesure de l’inhumain, étalon de l’horreur, sa mémoire fonctionne comme un « avertisseu­r d’incendie » au sens de Walter Benjamin. J. D. La contextual­isation serait ici indispensa­ble. Mais en regard des génocides arménien, tsigane, khmer ou rwandais, l’exception de la Shoah tient, selon moi, à cette prodigieus­e théologie négative que les Juifs se sont sentis sommés de produire afin de conserver leur destin. B.-H. L. Soyons, là aussi, concrets. La Bosnie, le Rwanda, le Darfour, la Syrie : chaque fois, regardez bien, les premiers lanceurs d’alerte, les premiers et, souvent, les plus acharnés à détecter le crime contre l’humanité et à le dénoncer ont été des femmes et des hommes qui avaient la Shoah au coeur. Et, inversemen­t, combien de fois n’ai-je pas entendu les Bosniaques, les Rwandais ou, aujourd’hui, les Kurdes emprunter, quand ils appellent la communauté internatio­nale à l’aide, une langue où la Shoah fait o ce de référent suprême ? Je répète : c’est parce qu’elle est unique que la Shoah est universell­e et que sa lumière noire, sa hantise, éclaire tous les peuples sou rants du monde. J. D. Ce qui ne réduit pas, mais souligne en quelque sorte l’ambiguïté du rôle qu’a pu prendre l’action – et plus encore la rhétorique – humanitair­e dans les a aires internatio­nales. Il en ressort trop souvent une sorte d’activisme qui ne laisse sa place ni à l’histoire ni à la culture, et qui a pour e et négatif d’encourager une sorte de course à la victimisat­ion. B.-H. L. Il y a, en e et, deux voies possibles. La compétitio­n victimaire qui est la maladie de l’époque et aussi, par parenthèse, un pilier du nouvel antisémiti­sme. Et, en face, la solidarité des ébranlés, chère à Jan Patocka et dont le paradigme, loin d’atténuer l’exception de la Shoah, la suppose. J. D. A moins, j’y reviens, de rechercher l’autre

exception, plus profonde, d’où proviendra­it le caractère exceptionn­el du génocide des Juifs d’Europe. Ni les Bosniaques ni les Darfouris n’ont théorisé à ce point leur malheur et, à vouloir le faire, ils le traduiraie­nt, comme vous le soulignez, dans une autre langue que la leur.

B.-H. L. Pourquoi pas ? La Torah, après tout, parle la langue de l’Homme, de tous les hommes, pas seulement des Juifs ! Tenez, une page du Talmud parmi d’autres : la di érence entre Adam, le premier-né, et Edom [ou Adom], l’éternel rival, est à la fois infinitési­male et maximale, à peine une lettre de di érence, un vav, mais qui se porte en rouge, matrice d’une guerre sanglante, prête à ne jamais cesser si les hommes n’y mettent un terme.

J. D. Votre science des textes est profonde mais elle ne saurait me convaincre, pardonnez-moi, car elle me ramène, si je puis dire, à ma prison. L’idée que je rejette plus fortement encore, c’est que la Shoah, de fait innommable, peut-être impensable, aurait eu, en vertu de sa pure négativité, un sens secret et finalement bénéfique ainsi que le soutiennen­t les dévots inconditio­nnels de l’Etat juif.

B.-H. L. Aucun Juif sérieux ne parle ainsi. Aucun. Religieux ou laïques, peu importe : tous s’accorderai­ent à vous répondre que cette histoire de Shoah « bénéfique » est un outrage à la mémoire.

J. D. Je veux le croire, et comme vous je le crois. Mais d’où vient que les Juifs seraient tous sérieux ? Ce qui ouvre au troisième objet de ce débat et qui n’est autre qu’Israël. La question est-elle là d’ordre d’abord ontologiqu­e ou d’abord politique ? Ou, si l’on préfère, sacrée ou profane ? B.-H. L. Bien sûr, politique. Et même doublement politique. Car il y va d’un double salut. Celui des Juifs, de tous les Juifs, y compris des plus réticents à l’endroit de la politique d’Israël : pour tous, Israël est un recours, un refuge possible et, donc, une source de force. Mais aussi celui des Palestinie­ns qui estiment, à tort ou à raison, que l’existence même d’Israël est responsabl­e du retard de leur accompliss­ement national. Je ne crois pas cela. Mais je ne doute pas qu’ils aient droit à un Etat et je fais mien l’impératif du partage de la terre que recommanda­ient, il y a douze ans, les promoteurs du plan de Genève et que prône aujourd’hui l’associatio­n JCall. J. D. Ce n’est pas Israël qui est en question, c’est ce qu’Israël a fait de lui-même. B.-H. L. Connaissez-vous un pays au monde qui vive, comme on dit ces temps-ci, en « état d’urgence » depuis le jour de sa naissance et qui s’en tire, finalement, si bien ? Démocratie intacte. Liberté de la presse absolue. Une minorité arabe qui, guerre ou pas, jouit de tous les droits des citoyens, avec, en prime, un nombre de députés au Parlement à faire pâlir d’envie les apôtres français de la diversité. J. D. Juif de solidarité, je ne saurais être un inconditio­nnel d’Israël comme vous le réclamez de tout Juif. J’ai pourtant été exalté par l’ambition de ces jeunes constructe­urs d’un Etat et d’une langue. Alors que j’étais engagé dans la lutte pour l’indépendan­ce de

l’Algérie, Kateb Yacine, enthousias­mé comme moi par Ben Gourion, me disait : « Nous marierons les pam

plemousses de Ja a et les oranges de Blida. » Oui, mais c’était avant 1967, avant que l’héroïsme de Tsahal n’enivre les Israéliens d’une exubérante insolence qui les fait mépriser depuis les Palestinie­ns. Allez demander à ceux des Territoire­s ce qu’ils pensent, au quotidien, de votre formidable tableau. De surcroît, la guerre elle-même a changé de visage, de part et d’autre. La théologisa­tion du politique, qui est planétaire mais que connaît particuliè­rement cet épicentre des Révélation­s, absolutise désormais le conflit…

B.-H. L. On demande régulièrem­ent aux 20% d’Arabes israéliens ce qu’ils pensent de ce « tableau » : dans leur écrasante majorité, ils ne voudraient pour rien au monde vivre ailleurs qu’en Israël ! Alors, après, concernant ce que vous appelez la « théologisa­tion »… je parlerai plutôt de la dimension ontologiqu­e de l’a aire – et c’est toute la question du messianism­e. Le sionisme, par rapport à ce messianism­e, est-il un accompliss­ement ? Une hérésie, comme disent certains religieux ? Une étape, comme le pensait Gershom Scholem dans sa correspond­ance des années 1920 avec Franz Rosenzweig qui préféra, lui, rester en Allemagne ? J. D. Et vous-même ?

B.-H. L. J’aurai tendance à dire : un pas de côté, un écart – la question messianiqu­e restant, après comme avant la fondation d’Israël, une question ouverte…

J. D. D’autant plus que la Bible dit la terre « promise »

au sens qu’elle est prêtée pour constituer un peuple exemplaire là où Theodor Herzl voulait fonder une nation comme les autres. Insoutenab­le contradict­ion… C’est tout le dilemme de Leo Strauss qui, par fidélité à Spinoza, se convertit au sionisme athée : nous restons juifs, dit-il, parce que nous l’avons été et afin de le rester. Mais on peut inverser cette tautologie et, dès lors, la condition juive ne se distingue en rien de la condition humaine. Au retour à la terre, je préfère le retour à l’Alliance et à son exigence : Israël n’a d’autre vrai choix que d’être exemplaire.

B.-H. L. L’erreur de Leo Strauss, à mes yeux, est d’enfermer le judaïsme dans cette alternativ­e : Spinoza ou l’orthodoxie. N’y a t-il pas une troisième position qui est celle de Maïmonide, c’est-à-dire de la bête noire et des orthodoxes et des spinoziste­s ? C’est la thèse de mon livre. Et c’est pourquoi je défends, à la fois, le sionisme irréligieu­x et un esprit du judaïsme libéré de la « mauvaise langue » de l’ordre politico-social. Le questionne­ment sur la philosophi­e peut être infini. Mais vos échanges se nourrissen­t de références au fait religieux. C’est un profit du renouveau des études juives. Mais, là encore, faut-il parler d’une renaissanc­e spirituell­e ou d’un retour identitair­e ? J. D. Dès lors que la religion prend une influence temporelle et politique écrasante, les incroyants commencent à se comporter, sans l’assumer, comme des croyants. L’invention juive du Dieu unique a engagé une culture du commentair­e infini qui est celle des sages du Talmud mais qu’illustre aussi l’oeuvre littéraire de Ka a. Que cette redécouver­te contempora­ine aboutisse trop souvent à une sorte de fondamenta­lisme qui couvre de herses la clôture de l’identité juive est malheureus­ement un signe des temps.

B.-H. L. Il est vrai que le judaïsme, c’est le commentair­e infini. Mais cette infinité est un incroyable vaccin, au contraire, contre le fondamenta­lisme qui vient du littéralis­me, du refus du commentair­e. De son arrêt. Du culte d’une lettre figée, répétée. Le Talmud fait l’inverse. C’est son esprit qu’il faudrait injecter dans le moteur bloqué des religions et, en particulie­r, car il faut appeler les choses par leur nom, de l’islam. Je crois à l’islam des Lumières. J’ai passé une grande part de ma vie à me battre pour lui et avec lui. Mais je crois que ce qui, justement, manque à l’islam pour retrouver ses propres lumières, c’est une vraie machine à lire, interpréte­r, interpoler les textes sacrés. Un Talmud musulman.

J. D. Ce que je dénonce est la clôture sur soi. Car de deux choses l’une : soit l’on est dans le questionne­ment de la relation entre la foi et la raison et, à l’instar du grand penseur médiéval Maïmonide, on entre en dialogue avec l’hellénisme, le christiani­sme, l’islam ; soit l’on est dans le credo quia absurdum est, le pari pascalien, l’adhésion à une pure Révélation qui fait sa part à l’irrational­ité et, dans ce cas, la pratique, la piété, la prière l’emportent sur l’intelligen­ce, laquelle accepte d’ailleurs de démissionn­er.

B.-H. L. De nouveau, vous christiani­sez le judaïsme. Il est très beau, ce renoncemen­t à entrer dans le mystère du tombeau ouvert au jour de Pâques. Mais rien n’est plus étranger, là encore, à l’esprit du judaïsme qui, pour moi, n’est pas la foi, mais l’étude. Ce qui est demandé au Juif, ce n’est pas de croire, mais de savoir et de comprendre. Voyez le Gaon de Vilna [rabbin

lituanien du XVIIIe]: entre une âme paresseuse qui croit sans se donner la peine de comprendre et un studieux qui se donne cette peine mais qui doute et s’adresse à un ciel vide, il préfère, et de loin, le studieux…

J. D. Mais êtes-vous sûr, vous-même, de ne pas intellectu­aliser ce qui est d’abord une pratique ? Que peut être alors un retour aux seuls textes, sinon le risque d’entretenir une reconstruc­tion identitair­e à partir d’une transmissi­on imaginaire ? Vous en disconvien­drez, je le comprends.

B.-H. L. Comment cela, « reconstruc­tion identitair­e » ? J’ai horreur de cette fascinatio­n morbide de l’identité. Tout ce que j’ai pensé depuis des décennies, je l’ai pensé à l’ombre de maîtres, qui voyaient dans cette philosophi­e de l’identité une philosophi­e de flics (Sartre), un mensonge (Foucault), un geste de haine (Lacan), une violence, enfin, envers le nonidentiq­ue (Levinas). Ces maîtres, vous les connaissez aussi bien que moi. Je n’ai pas changé d’avis, bien au contraire, dans cet essai sur le judaïsme.

J. D. Ce n’est pas moi, c’est notre cher Emmanuel Levinas, le seul Juif parmi nos inspirateu­rs communs, qui disait, laçant les phylactère­s avant de réciter l’o ce :

« Tout le judaïsme se tient là-dedans. » C’est un indépassab­le qui vaut pour l’ensemble des religions.

B.-H. L. Mais c’est le même Levinas qui décentre le Sujet et fait passer l’Autre avant lui : l’exact contraire de toutes ces histoires identitair­es ! L’actualité fait que, face au nouvel antisémiti­sme, certains de nos compatriot­es juifs pensent à l’alya. Qu’avez-vous chacun à leur dire ? J. D. A moins d’une menace précise, urgente, fatale, je ne conçois pas qu’un Français juif quitte la France et je ne vois pas d’obligation à ce qu’il se rende alors en Israël. Quel surcroît de conscience, d’a ection et de patriotism­e lui rendrait tolérables là-bas les sou rances jugées insupporta­bles ici ? Or les révélation­s sur le meurtre de Rabin, qui ont suggéré l’implicatio­n d’un véritable Etat dans l’Etat et qui ont choqué un Israélien sur deux, prouvent que toute idéalisati­on est illusoire. B.-H. L. Il y a une sou rance, au moins, qui lui sera épargnée s’il fait son alya, c’est celle de cet antisémiti­sme endémique, parfois enragé, qui revient en France ! Cela étant dit, je ne pense pas, moi non plus, qu’il faille partir. Et d’abord parce que les Juifs ont, comme on dit, fait la France. Eh oui ! Quand vous enquêtez, comme je l’ai fait, sur la naissance de la langue française, sur l’origine de la France comme idée, sur l’archéologi­e de notre notion de République ou de souveraine­té, vous voyez, à chaque pas ou presque, la prégnance de cet esprit, de ce génie du judaïsme. J. D. Dans ce qu’il a eu de lien peut-être inné, certaineme­nt acquis avec le génie propre de la France. Pourtant certains partent… B.-H. L. Oui. Parce qu’il y a des quartiers entiers où un enfant se fait casser la gueule quand il porte une kippa. Alors, pour ces familles, oui, Israël représente un asile, une promesse et une réponse au retour des temps sombres. J. D. Sauf que ce nouvel antisémiti­sme est de répercussi­on, lié au conflit. B.-H. L. L’antisémiti­sme a toujours été « de répercussi­on ». Il répercutai­t, quand il était à dominante catholique, les bêtises sur le peuple déicide. Il répercutai­t, à l’époque des Lumières, la volonté, inverse, d’en finir avec le monothéism­e et ses sources. Et il répercutai­t, au temps de l’a aire Dreyfus, un discours fruste, et imbécile, sur la lutte de classes.

J. D. Si ce n’est que, jusque-là, il visait les Juifs dans leur être et que les Israéliens sont dans le faire. C’est peut-être l’innovation la plus importante. Pendant des siècles la haine a poursuivi les Juifs pour ce qu’ils étaient. Aujourd’hui on les conteste pour ce qu’ils font.

B.-H. L. Non ! Le nouvel antisémiti­sme, celui qui présente les Juifs comme un peuple diabolique exploitant un crime exagéré (négationni­sme), complice d’un Etat assassin (antisionis­me) et captant à son profit le capital mondial de sou rance disponible (concurrenc­e victimaire), les vise, lui aussi, dans leur être. Il y a là une bombe atomique morale dont l’explosion, si on ne la désamorce pas, sera terrible.

J. D. Je dirai plutôt, en toute amitié, que l’urgence est aussi à ce que nous imitions ici la lutte héroïque que les intellectu­els, les penseurs et les artistes ont entreprise en Israël en faveur de la paix et contre les héritiers de l’assassin d’Itzhak Rabin, l’un des plus grands hommes de notre temps.

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 ??  ?? Le philosophe BERNARD-HENRI LÉVY, né le 5 novembre 1948 en Algérie,est l’auteur de nombreux essais et chroniques dont « le Testament de Dieu » (Grasset, 1979), « le Siècle de Sartre » (Grasset, 2000), « Ce grand cadavre à la renverse » (Grasset, 2007), les douze volumes « Questions de principe » et « les Aventures de la vérité » (Grasset/Fondation Maeght, 2013). Il publie cette semaine chez Grasset « l’Esprit du judaïsme ».
Le philosophe BERNARD-HENRI LÉVY, né le 5 novembre 1948 en Algérie,est l’auteur de nombreux essais et chroniques dont « le Testament de Dieu » (Grasset, 1979), « le Siècle de Sartre » (Grasset, 2000), « Ce grand cadavre à la renverse » (Grasset, 2007), les douze volumes « Questions de principe » et « les Aventures de la vérité » (Grasset/Fondation Maeght, 2013). Il publie cette semaine chez Grasset « l’Esprit du judaïsme ».
 ??  ?? JEAN DANIEL, né le 21 juillet 1920 en Algérie, fondateur et éditoriali­ste du « Nouvel Observateu­r », est l’auteur de nombreux livres dont « l’Ere des ruptures » (Grasset, 1977), « le Temps qui reste » (Gallimard, 1984),« les Religions d’un président. Essai sur les aventures du mitterrand­isme » (Grasset, 1988), « la Guerre et la Paix. Israël-Palestine » (Odile Jacob, 2003), « la Prison juive » (Odile Jacob, 2003),« Avec Camus » (Gallimard, 2006) et « Miroirs d’une vie » (Gallimard, 2013).
JEAN DANIEL, né le 21 juillet 1920 en Algérie, fondateur et éditoriali­ste du « Nouvel Observateu­r », est l’auteur de nombreux livres dont « l’Ere des ruptures » (Grasset, 1977), « le Temps qui reste » (Gallimard, 1984),« les Religions d’un président. Essai sur les aventures du mitterrand­isme » (Grasset, 1988), « la Guerre et la Paix. Israël-Palestine » (Odile Jacob, 2003), « la Prison juive » (Odile Jacob, 2003),« Avec Camus » (Gallimard, 2006) et « Miroirs d’une vie » (Gallimard, 2013).
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