L'Obs

"Amis publics”

L’un, né en Haïti, siège à l’Académie française. L’autre, originaire du Congo-Brazzavill­e, prononcera bientôt sa leçon inaugurale au Collège de France. Dialogue

- PROPOS RECUEILLIS PAR GRÉGOIRE LEMÉNAGER

C es jours-ci, à Los Angeles, assis sous un tableau du grand artiste congolais Marcel Gotène, l’énergique romancier de « Black Bazar » manipule un bouquin austère : « le Collège de France. Cinq siècles de libre recherche ». C’est pour préparer sa propre entrée au Collège. Alain Mabanckou vient d’y être nommé à la chaire annuelle de création artistique, qui avait jusqu’ici accueilli les compositeu­rs Pascal Dusapin et Karol Beffa, le paysagiste Gilles Clément ou encore l’artiste Anselm Kiefer. Lui sera le premier écrivain. Il prononcera sa leçon inaugurale le 17 mars. « Ils t’ont donné le kit d’entrée ? rigole Dany Laferrière, qui a été reçu l’an passé sous la Coupole, en habit vert et en présence du président de la République. C’est bien, il faut étudier. Moi je devrais, parce que, depuis que je suis à l’Académie, je n’arrête pas de dire que Robert Badinter y est aussi. Or j’ai regardé aujourd’hui dans la liste, Badinter n’y est pas… C’est Jean-Denis Bredin. Mais on ne m’a jamais rien dit à l’Académie ! Soit ils sont très ouverts, soit ils n’écoutent pas ce que je dis. » On espère que ses compères du quai Conti ne passeront pas à côté des « Mythologie­s américaine­s » où l’écrivain québéco-haïtien a rassemblé ses premiers romans : le mythique « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer », mais aussi sa suite, « Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? » Des livres qui pétillent d’intelligen­ce, de jazz, d’érotisme et de clichés raciaux soigneusem­ent dynamités. Mabanckou les a dans sa bibliothèq­ue depuis des années. Conversati­on entre ces deux esprits libres.

“L’ACADÉMIE DOIT REDEVENIR UN LIEU MALSAIN”

Vous voilà devenus des notables de la vie littéraire parisienne… Dany Laferrière Paris a déjà été chez moi, quand Haïti était une colonie. C’est pour ça que je suis ici ! Ce n’est pas qu’une ville française, c’est une capitale du monde, une capitale littéraire, un jardin suspendu où les gens viennent de partout. Alain Mabanckou Quand vous mettez le livre au coeur de vos obsessions, le travail finit par aboutir. Mais nous n’avons pas cherché à être des notables. Ça a pris du temps à la France pour comprendre que ses gardiens du temple ne doivent pas toujours être des gens blonds aux yeux bleus, et que quiconque choisit la langue française est capable d’atteindre une certaine liberté. Le plus important, ce n’est pas l’Académie ou le Collège de France. C’est que nous sommes capables de dire « je », et qu’on ne voit pas dans notre « je » un saupoudrag­e colonial.

D. L. Il faut revenir aux origines de l’Académie. Tout groupe d’écrivains est en contestati­on face à l’Etat. Donc il a fallu leur mettre une coupole au-dessus de la tête. Ça leur a donné de la notabilité, mais on peut toujours refaire l’aventure du début. Il su t de changer le contenu, de projeter d’autres gens pour que l’Académie redevienne un endroit malsain, au sens profond. Comme dit Victor Hugo : « Les hommes comme Tacite sont malsains pour l’autorité. » Je ne pense pas que mes « Mythologie­s » soient le livre d’un notable.

En e et. On y lit même ce genre de provocatio­n : « C’est plus pratique de nos jours d’être un écrivain nègre. Les gens sont plus enclins à nous écouter aujourd’hui qu’à écouter un écrivain blanc de même calibre. »

D. L. Je suis ironique partout, puisque je finis par dire que je préfère être un écrivain tout court, plutôt que le plus grand écrivain nègre. Alain parlait du travail. La facilité aurait été de brandir la question raciale, de dire qu’on devrait me donner ma place, même si je n’écris pas, parce que je suis noir. Le travail, c’est le contraire de l’idéologie à cet égard. Et, à un moment, les gens s’étonnent : « Ah quand même, Laferrière a écrit vingt-six livres ! »

A. M. Le Collège m’a o ert quelque chose. Pour la première fois, je ne suis pas le premier écrivain africain à entrer quelque part : je suis le premier écrivain tout court nommé à la chaire de création artistique ! Dany écrit que c’est pratique d’être un écrivain nègre… comme s’il y avait un sanglot de l’homme blanc qui voulait se racheter. Mais moi je ne veux pas de pitié dans la littératur­e. Je fais de la littératur­e parce qu’il y a quelque chose en moi qui bouge, tremble, et que n’importe qui peut ressentir.

“NOUS SOMMES DES AUTODIDACT­ES”

Votre leçon inaugurale ira « de la littératur­e coloniale à la littératur­e négro-africaine ». Comment vous situezvous dans cette histoire ? A. M. On a voulu a ecter à la littératur­e « négro-africaine » les missions des écrivains de la négritude : vous êtes noirs, vous devez parler de la condition noire et des sou rances du peuple noir. Du coup, on déniait à Dany d’être un dandy… D. L …ou un Japonais ! [Dany Laferrière est l’auteur de « Je suis un écrivain japonais », NDLR.]

A. M. …ou de jouer avec les mots, de faire de l’érudition. Or on écrit lorsqu’on cherche à se définir soi-même. Ce n’est pas un groupe social qui écrit un roman. C’est un individu ! Je n’aime pas beaucoup le terme « négro-africain », mais il a son intérêt historique. Avec « africain », on pensait au « continent noir ». « Négro-africain » désigne plutôt « le monde noir ». C’est plus vaste : on intègre la littératur­e des Antilles, d’Haïti… D. L. Dans mes « Mythologie­s américaine­s », il ne s’agit pas de porter un regard sur la France parce qu’elle m’a colonisé, mais de parler d’un territoire autre, sans faire une pâle copie de Bukowski, ou de l’américanit­é comme chez Philippe Djian. Il y a dans mon livre quelque chose de direct. L’individu, c’est-à-dire moi, évoque son lieu de vie. « Comment faire l’amour avec un nègre… » parle d’un garçon de Port-au-Prince qui se retrouve à Montréal dans une chambre, en opposition avec son île. Le voilà dictateur d’un pays dont il est le seul membre. En écrivant, je me demandais : quel est l’événement le plus important de ta vie ? Le dictateur Papa Doc ? Ou être là, seul, à choisir ton destin ? J’ai vu qu’avoir la clé de cette chambre était ce qui m’était arrivé de plus important. Cette clé me faisait rejoindre Virginia Woolf, l’auteur d’« Une chambre à soi », et donc une autre lutte, plus universell­e. C’est important que des gens du Sud apportent ce genre d’expérience. A l’Académie, je crois être le seul à avoir travaillé en usine. J’ai passé un mois à l’université, mais huit ans à l’usine. A. M. C’est vrai, nous sommes des autodidact­es : on croit que j’ai fait des études de lettres, mais non, je suis juriste. La littératur­e, nous y sommes venus par la hargne de la lecture. Il y a une ouverture qui commence par soi, quand on refuse les barrières dressées devant nous. Par exemple, je n’aurais jamais rêvé de rencontrer Laferrière, et ça s’est fait dans les années 1990. Ça prouvait que je sortais du carcan de la littératur­e africaine. Les écrivains africains étaient toujours entre eux : ils se chamaillai­ent, mangeaient ensemble, sortaient avec les mêmes femmes… Dany m’a donné la soif de connaître la littératur­e haïtienne. Je me suis lié avec des écrivains comme Louis-Philippe Dalembert, Jean Métellus, ou encore Emile Ollivier, qui disait, hum… D. L. « Je suis québécois le jour et haïtien la nuit. » A. M. Merci Dany. Le premier ingrédient du talent, c’est la volonté. Toutes les portes semblent fermées, mais vous avez la clé : celle dont parlait Dany, celle de mon personnage qui, dans « Demain

j’aurai vingt ans », veut ouvrir le ventre de sa mère. La vie est une histoire de clés qui puissent entrer dans les serrures. Les gens ne savent pas toujours trouver la bonne, parce qu’ils en choisissen­t une grosse là où il faut la plus fine, la plus esthétique.

D. L. Et la clé de la littératur­e, ce sont les vingt-six lettres de l’alphabet. Il y a bien sûr des moments où l’idéologie est importante, comme nous l’ont montré Césaire, Senghor ou Damas, qui sont d’ailleurs venus à Paris aussi. Mais j’ai toujours déploré qu’ils n’aient pas compris que ça nous aurait fait grand plaisir de lire des petits textes d’eux où ils auraient raconté une après-midi dans un café. Ils y auraient causé de lectures qui ne soient pas liées à une lutte, ou du goût du café, de l’amitié, de la tendresse. Mais si vous avez pu écrire vous-même « l’Odeur du café », n’est-ce pas aussi parce qu’ils vous ont précédé ? D. L. Oui et non. Eux étaient dans l’a rmation que le nègre est beau, et moi, dans la dévitalisa­tion du mot nègre. Je viens d’Haïti, ce n’est pas n’importe quoi. C’est un pays qui a deux cents ans d’indépendan­ce. Nos dictateurs nous ont un peu sauvés de la névrose coloniale et du racisme anti-blanc, puisqu’on a vu que des Noirs pouvaient en faire autant… Enfin, il n’y a pas forcément de progrès dans l’histoire des idées. Il y a des échappées aussi. Dans la grande charpente nationale, il y a la petite tasse de café de ma grand-mère. Ma plus grande rupture, ce n’est pas d’avoir parlé de l’Amérique, ou de Voltaire, c’est d’avoir compris que ça pouvait être de la littératur­e. Parce que personne n’avait décrit cette tasse de café, sans folklore, comme un centre de civilisati­on. Votre amitié vous inspire-t-elle ? A Port-au-Prince, en 2012, vous aviez le projet d’un livre à quatre mains… A. M. Notre amitié est sans calcul, sans émulation. Je suis fils unique, Laferrière est comme un grand frère. Il ne le sait peutêtre pas mais quand il accouche d’un livre j’ai la sensation de souffrir des mêmes douleurs que lui. Quand Michel Houellebec­q et Bernard-Henri Lévy avaient publié « Ennemis publics », Dany et moi avions donc eu l’idée d’écrire un « Amis publics ». D. L. C’est une correspond­ance qui se fait cahin-caha. Un cliché veut que les écrivains soient des ennemis, que l’espace littéraire soit petit pour survivre. C’est vrai que beaucoup de choses sont organisées ainsi, les prix, la rentrée, etc. Du coup on croit que les écrivains ne sont intéressan­ts que quand ils se débinent les uns les autres. Mais on peut parler aussi de relations simples et fraternell­es.

“L’AFRIQUE A AUSSI FAIT L’HISTOIRE DE LA FRANCE”

Dans sa préface aux « Mythologie­s américaine­s », Charles Dantzig parle de « l’état de haine » qui menace la France et d’« un génie de télévision » qui ressemble à Eric Zemmour. Vous qui avez été des « migrants », comment percevez-vous le repli identitair­e actuel ? A. M. Les politiques européenne­s ont désigné l’étranger comme l’ennemi public n° 1. Pour la France, il faut être clair : elle n’a jamais élaboré un système de ségrégatio­n comme aux Etats-Unis. Elle a été un pays de premier plan dans la réception de ceux qui étaient persécutés. C’est parce que nous oublions ces actes positifs que nous insistons sur le côté sombre de ce qui se passe aujourd’hui. Mais elle n’a jamais su regarder en face son passé colonial. Comment voulez-vous expliquer à la jeunesse que le nègre qu’on voit dans la rue est chargé d’une histoire, et qu’on lui a fait subir ceci ou cela ? Le problème du racisme en France, c’est qu’il est utilisé pour pêcher quelques voix aux élections. On a entendu Nadine Morano déclarer que la France est « un pays judéo-chrétien de race blanche » . Imaginez que nous ayons eu cette réaction quand Brazzavill­e était la capitale de la France libre. Or nous sommes allés combattre pour que la France existe. L’Afrique a aussi fait l’histoire de la France. Ce pays a été construit par des énergies qui, quelles que soient leur race, étaient portées par une idée fondamenta­le : défendre les droits de l’homme. Pendant que ceux qui transmette­nt de la haine s’endorment sous leur couette, qui va vendre à l’étranger une certaine idée de la France ? Nous autres. Et moi je ne veux pas vendre une mauvaise idée de la France. Parce qu’elle aura toujours besoin d’autres voix pour parler d’elle à l’étranger. D. L. J’étais à la radio, à Montréal, le jour où un sondage a dit qu’un Québécois sur cinq refuse l’étranger. L’animateur était désespéré. Je lui ai répondu : « Vous voulez dire que quatre Québécois sur cinq acceptent l’étranger ? Mais c’est énorme ! » … Il y a une haine quotidienn­e rampante, délétère, un peu partout. En France, on le sent physiqueme­nt. Il y a de la peur. Des choses terribles se sont passées à Paris. Et d’autres choses ont eu lieu, qui sont graves aussi : des déclaratio­ns publiques, de la haine ordinaire sur internet… C’est une haine qui se sent bien, un monologue qui n’écoute pas l’objection, et auquel on ne fait d’ailleurs pas trop d’objections. On se contente de pleurer en soi. On a besoin d’une forte énergie, que les quatre cinquièmes disent que l’avenir ne sera pas fait par les autres. Quelqu’un comme Mme Morano ne peut pas me décourager. Tout ce qu’elle a, c’est un micro. Mais, en démocratie, chaque voix compte, quotidienn­ement. On ne peut pas tout le temps cacher la poussière historique sous le tapis : ni à l’école ni à l’Académie, où il faut faire entrer des mots, des cultures. Il faut ouvrir tout cela, pour préparer l’avenir. Enfin, la haine n’existe pas que sous sa forme raciste, en France. Je vois autant de Noirs que de Blancs qui viennent manger dans la poubelle. Pourquoi l’argent s’est-il concentré ainsi ? Les propos racistes ne sont pas si importants. C’est comme la fièvre. Ce n’est pas une maladie, mais l’indication que vous avez une maladie. Il faut aller voir dessous ce qui a bougé dans la structure profonde de la France. On a besoin de spéléologu­es. Si on ne colmate pas, on aura toujours des poussées de fièvre.

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Alain Mabanckou est l’auteur de « Mémoires de porc-épic » (prix Renaudot 2006). Il enseigne à l’université UCLA de Los Angeles. Né en 1953 à Port-au-Prince (Haïti), Dany Laferrière s’est exilé au Québec...
Né en 1966 à Pointe-Noire (République du Congo), Alain Mabanckou est l’auteur de « Mémoires de porc-épic » (prix Renaudot 2006). Il enseigne à l’université UCLA de Los Angeles. Né en 1953 à Port-au-Prince (Haïti), Dany Laferrière s’est exilé au Québec...
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Dany Laferrière, le jour de sa réception à l’Académie française, le 28 mai 2015.

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