L'Obs

L’ARCHE DE LA DÉPENSE

Voulue par François Mitterrand et construite par un architecte danois, la Grande Arche de la Défense n’a pas la forme. Visite des lieux avec Laurence Cossé, qui lui consacre un roman

- BERNARD GÉNIÈS XAVIER ROMEDER

Une journée d’hiver sur l’esplanade de la Défense. Des touristes japonais se font photograph­ier devant la Grande Arche. Un soleil timide éclaire les parois lumineuses de l’immense cube évidé. Vers le pilier sud, deux panneaux annoncent « Visite Grande Arche » et « Visite vue panoramiqu­e bar restaurant boutique exposition­s événementi­el » , mais l’accès est fermé par des palissades, et la tour des ascenseurs permettant d’accéder au toit est vide. En pointant le doigt vers une immense structure métallique orange accrochée au sommet de l’édifice, Laurence Cossé constate : « Elle a été spécialeme­nt conçue pour les travaux d’aménagemen­t du toit. Sur ce bâtiment, toutes les interventi­ons sont compliquée­s du fait même de sa structure. Regardez, ici on est en train de commencer à changer les plaques de marbre du pignon de la façade sud. On va les remplacer par des dalles de granit gris pâle. La couleur de l’Arche va en prendre un coup, elle sera moins lumineuse. » Pourquoi ce chantier, alors que ces éléments, extraits des célèbres carrières de Carrare, ont été posés il y a seulement vingtcinq ans ? D’autres malédictio­ns pèsent sur cette magnifique constructi­on.

Durant plus de deux années, Laurence Cossé a exploré l’histoire de ce rêve devenu cauchemar. Au départ il y a le projet, choisi en 1983 par François Mitterrand, d’un architecte danois, Johan Otto von Spreckelse­n, un homme de 54 ans d’allure austère. Laurence Cossé raconte : « Lors de sa conférence de presse à Paris, un journalist­e lui demande quels bâtiments il a construits. Spreckelse­n répond : “La maison où j’habite, et quatre églises.” Il est applaudi. L’architecte ne comprend pas cet enthousias­me. Plus tard, à l’ambassade du Danemark à Paris, on lui expliquera le quiproquo : les journalist­es ont pensé qu’il pratiquait l’art de la litote et avait renoncé à énumérer toutes ses constructi­ons. Mais Spreckelse­n n’a rien omis. Il n’avait rien construit d’autre. » Premier pas sous le ciel de Paris, premier malentendu. Et ce n’est qu’un début : « Spreckelse­n va être la victime du mal français, a rme la

romancière. Dès l’origine, les dés étaient pipés. On a décidé de lancer la constructi­on d’un bâtiment sans définir l’usage auquel il était destiné. Le mode

de désignatio­n du lauréat a aussi été tronqué : le jury internatio­nal du concours a choisi quatre projets qui ont été soumis à François Mitterrand et c’est lui qui a pris la décision finale. Dès le début du concours, des architecte­s, membres du jury, avaient fait part de leurs réserves quant à ce mode de désignatio­n présidenti­el. »

Certes, il n’y eut aucun micmac dans cette procédure, et le dessin du projet a été reconnu d’une grande qualité par les profession­nels. Mais la vraie question est : Spreckelse­n a-t-il les épaules assez solides pour mener à bien une telle entreprise ? Contrairem­ent à ses confrères, il n’est entouré d’aucun collaborat­eur, excepté un ingénieur danois. Dès que le chantier prend forme, les conflits se multiplien­t. « Quand il a bâti ses églises au Danemark, Spreckelse­n suivait toutes les étapes de la constructi­on, il travaillai­t avec les maçons, les artisans, choisissan­t les matériaux, déci

dant des ajustement­s nécessaire­s » , dit Laurence Cossé. A la Défense, c’est une autre paire de manches. Aux tourments politiques (en 1986, lors de la cohabitati­on, la droite coupe le robinet des finances de l’Etat) s’ajoutent les défis techniques auxquels le Danois n’est pas préparé. Les tensions avec la maîtrise d’ouvrage se multiplien­t. Spreckelse­n se tourne vers Mitterrand pour obtenir gain de cause et l’obtient. Mais provisoire­ment. Dépité, l’architecte finit par jeter l’éponge au cours de l’été 1986. Peu de temps

après, il apprend qu’il est atteint d’un cancer. Comme François Mitterrand, il garde le silence sur sa maladie. Johan Otto von Spreckelse­n décède en mars 1987 alors que la Grande Arche est à moitié sortie de terre. Elle sera inaugurée deux ans plus tard.

« L’histoire de cette constructi­on m’a fascinée parce qu’elle recèle toute la complexité de ses personnage­s. Spreckelse­n n’était pas un être simple. Mitterrand, pas davantage. Un mélange, selon le Danois, de Roi-Soleil et de personnage charmant, séduisant. » Pour rédiger son roman, Laurence Cossé a mené une enquête

minutieuse. Elle a compulsé des archives (notamment celles de l’architecte et écrivain François Chaslin), interrogé les protagonis­tes de cette épopée ( l’architecte Paul Andreu, qui a mené à son terme la constructi­on de l’Arche, et Robert Lion, haut fonctionna­ire ayant suivi l’ensemble du projet). Elle a même fait le voyage au Danemark pour visiter les quatre églises construite­s par l’architecte. Puis elle a tenté d’entrer en contact, en vain, avec la veuve de Spreckelse­n : « Je sais qu’elle possède le journal où son mari a raconté, en texte et en croquis, toute cette aventure. J’aurais souhaité avoir son point de vue sur cette histoire, savoir comment il l’a vécue. Mais elle a toujours refusé de répondre à mes questions. »

« La Grande Arche » est une enquête palpitante, mais c’est d’abord un roman. Laurence Cossé a rme en e et que si les citations, scènes et dialogues ayant trait à l’architectu­re et à la politique sont exacts, tout le reste est littératur­e. Avec sa part de mystère. En voici encore un : Laurence Cossé s’est rendue au cimetière de Hørsholm, la petite ville danoise où l’architecte aurait été inhumé. Après avoir consulté les registres du lieu, elle constate que l’emplacemen­t supposé de sa tombe est vide : il n’y a ni pierre ni fleurs, seulement une étendue de gazon. La famille de l’architecte aurait-elle ainsi honoré un voeu de Spreckelse­n ? Ou bien est-il enterré dans un autre endroit ? Laurence Cossé avoue ne pas le savoir. Tout comme elle ignore si un accord est intervenu entre l’Etat et les propriétai­res du pilier sud de l’édifice, qui rechignent à financer le changement des plaques de marbre de leur côté. S’ils refusent, la Grande Arche se retrouvera­it donc avec une façade en granit grise et une autre avec son marbre blanc d’origine. Vous avez dit imbroglio ? L’histoire de la Grande Arche, songe magnifique d’un architecte, n’est pas finie.

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