L'Obs

LE COUVENT DE LA HONTE

Pour son nouveau film, Anne Fontaine s’est inspirée du journal tenu en 1945 par une Française, médecin de la Croix-Rouge, qui a accouché, à Gdansk, des religieuse­s violées par des soldats nazis, puis par des Russes

- FRANÇOIS FORESTIER « Les Innocentes », par Anne Fontaine, en salles le 10 février.

La nuit commence ici, en Pologne, dans une forêt gelée. Les nuages courent bas, l’orage de la guerre est passé. Terres de sang, terres de douleur : au milieu, un couvent. C’est là que se déroule une tragédie muette, celles des « Innocentes », le nouveau film d’Anne Fontaine, qui raconte un abject viol de masse. Le pire, c’est que cette histoire a bien eu lieu, que la réalité est bien au-delà du cauchemar.

1945 : la guerre est finie. Une jeune Française, Mathilde, travaille sous l’uniforme dans une unité de la Croix-Rouge en Pologne. La mission : soigner les soldats français. Dans un pays carbonisé par la haine, Mathilde (Lou de Laâge) est sollicitée par une religieuse polonaise (Agata Buzek). On lui demande de la discrétion, les autorités ne doivent pas être mises au courant. C’est que l’a aire est délicate : dans un couvent hors du temps, Mathilde découvre une nonne enceinte. Peut-elle s’en occuper ? Oui. Sans en référer ? Oui.

Que s’est-il passé ? demande-t-elle. La supérieure se tait. Puis le voeu de silence tombe : les troupes soviétique­s sont passées par là. Les religieuse­s ont été violées. Nous sommes en territoire communiste, désormais, la religion est l’opium du peuple, les nonnes sont des ennemies du prolétaria­t. Peu à peu, Mathilde commence à accompagne­r ces femmes condamnées à l’enfer sur terre. Elles sont toutes des crucifiées…

« Le hasard m’a mis ce récit entre les mains.

A la seconde, j’ai su que c’était pour moi », dit Anne Fontaine, la réalisatri­ce. En 2014, alors que son film « Gemma Bovery » sort sur les écrans, un ami, Philippe Maynial, acteur et producteur, confie à Anne Fontaine les notes de sa tante, Madeleine Pauliac. En lisant ce journal tenu par une femme médecin en 1945, la cinéaste découvre une portion d’histoire oubliée. Juste après la capitulati­on du Reich millénaire, Madeleine Pauliac, 32 ans, médecin-lieutenant de la Croix-Rouge, résistante qui a ravitaillé les maquis et participé à la Libération de Paris, est envoyée en Pologne avec une mission de rapatrieme­nt des soldats français. Il y a, en Europe, vingt millions de déplacés, il faut les ramener chez eux – s’ils ont encore un « chez eux ». A Varsovie, Madeleine Pauliac découvre une situation dramatique. La population manque de tout, les Soviétique­s occupent le terrain avec brutalité, la ville a été rasée. Les rapports sont tendus avec les autorités occupantes. Madeleine Pauliac écrit un rapport en août 1945, transmis au cabinet du général de Gaulle, pour faire un état de lieux. Et participe à deux cents missions menées avec l’« escadron bleu », une unité d’ambulanciè­res.

Lors de l’un de ses déplacemen­ts à Gdansk, une religieuse la contacte : on a besoin d’elle, mais il ne faut rien dire à personne. Un peu étonnée par le secret qu’on lui impose, la Française accepte de rester silencieus­e. Elle suit la nonne et découvre, atterrée, un couvent où une quarantain­e de nonnes vivent dans la douleur et la prière. Quand les Allemands sont arrivés, au début de la guerre, ces femmes ont été violées. Quand ce fut le tour de l’Armée rouge, elles l’ont été à nouveau, certaines jusqu’à quarante fois de suite. Vingt religieuse­s sont

mortes. Certaines des survivante­s sont enceintes. Non seulement ces femmes n’ont aucun recours sanitaire, aucune aide à espérer des Soviétique­s, mais elles veulent éviter le scandale. Madeleine Pauliac, alors, plonge dans une semi-clandestin­ité : elle assiste aux accoucheme­nts, soigne les religieuse­s, les réconforte. Aucune justice n’est possible : les soldats nazis ont disparu, et les hommes de troupe russes ne se sentent nullement coupables. Les officiers considèren­t qu’il s’agit simplement d’une récompense après la lutte, le viol étant une juste rétributio­n de guerre. Madeleine Pauliac, toutes les nuits, va se rendre dans cette communauté blessée, et s’occuper de ces femmes qui ont fait voeu de chasteté.

Sur le terrain, c’est la cacophonie : habillée et ravitaillé­e par la 7e armée américaine, placée sous l’autorité du général Catroux, dépendante du bon vouloir de l’administra­tion militaire soviétique, Madeleine Pauliac, comme ses consoeurs, échappera de peu aux tentatives de viol de soldats russes imbibés de vodka. Avec ses onze ambulanciè­res, elle va néanmoins se dépenser sans compter. Sur les photos d’époque, on voit les femmes de l’« escadron bleu » emmitouflé­es dans des blousons d’aviateur, des pantalons de grosse serge, moufles aux mains et godillots aux pieds. Quant aux religieuse­s polonaises, leur histoire va rester enfouie : désormais sous le joug stalinien, elles sont hautement indésirabl­es. Les abbayes vont être désertées, les églises parfois rasées, les prêtres jetés en prison ou tués. Quand Anne Fontaine, pour le tournage du film, effectué en Pologne, se rendra sur les lieux, elle constatera que personne n’a entendu parler de cette histoire. Le mur de Berlin s’est effondré, Dieu est revenu en Pologne, le pays repart de zéro.

Justement, Dieu. Elevée dans la religion catholique ( « Mon père, Antoine Sibertin-Blanc, était organiste à Lisbonne, ma mère, elle, res

taurait des vitraux… » ), Anne Fontaine a tenu à se replonger dans le silence de la foi, pour « les Innocentes ». Elle-même mère adoptive d’un enfant asiatique, elle a

confronté son expérience à celle des nonnes, dans une abbaye bénédictin­e : deux retraites successive­s, rythmées par les matines, les laudes, les vêpres, les complies, l’office des lectures, la messe, les chants, la prière. La foi est-elle un état éternel ? Non. Comme le dit l’un des personnage­s, « Vingt-quatre heures de doute et une

minute d’espérance ». A la fin du film, une bonne soeur, son bébé entre les bras, roule vers un avenir inconnu, dans un pays gangrené par l’Armée rouge. Staline et Jésus, Dieu et diable : pour « les Innocentes », il n’y a pas de rédemption, pas de solution, sinon celle d’une damnation par la chair. Madeleine Pauliac est morte en 1946, en Pologne, accidentel­lement. Nul ne sait ce que sont devenues les religieuse­s, mais les enfants de ces soeurs, ces bâtards de Notre Seigneur, aujourd’hui, sont quelque part, autour de nous. Si Dieu existe, il leur doit des excuses.

ANNE FONTAINE Née en 1959 au Luxembourg, Anne Fontaine a notamment réalisé « Nettoyage à sec » (1997), « Coco avant Chanel » (2009), « Perfect Mothers » ( 2013) et « Gemma Bovery » (2014).

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Helena Sujecka, soeur Ludwika dans « les Innocentes » d’Anne Fontaine.

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