L'Obs

Un enfant dans la guerre

Abbas Fahdel a filmé dans « Homeland » la vie quotidienn­e dans son pays juste avant et après l’invasion américaine de 2003, et la mort de son jeune neveu, Haidar. Rencontre

- PASCAL MÉRIGEAU

Abbas Fahdel a attendu dix ans avant de commencer à monter les images qui composent « Homeland : Irak année zéro », son film monstre de 5h34, présenté la semaine prochaine dans les salles en deux parties. A Bagdad, il a filmé sa famille – frères, belles-soeurs, nièces et neveux –, leurs amis et voisins de février 2002 à mars 2003 et ensuite d’avril à juillet 2003. Entre ces deux périodes a éclaté la seconde guerre du Golfe, et l’Irak a été envahi par les troupes américaine­s. Rarement le choc de l’intime et de l’histoire, qui prend ici la forme de la guerre, a été restitué avec une telle force. Ce dont Abbas Fahdel lui-même ne pouvait se douter, lui, l’enfant de Babylone venu en France au début des années 1980, à l’âge de 18 ans, dans le but d’étudier le

cinéma : « En février 2002, nous savions que la guerre menaçait et, en tant qu’Irakien exilé, je sou rais de l’image donnée de mon pays par les médias occidentau­x, qui réduisaien­t l’Irak à la seule dictature de Saddam Hussein et n’évoquaient jamais les millions d’Irakiens soumis à cette dictature. Ces Irakiens dont le secrétaire d’Etat de George Bush père, James Baker, avait promis que les Américains allaient les ramener à l’âge de pierre… Une déclaratio­n qui a eu sa part dans mon désir de filmer là-bas. Beaucoup de mes amis avaient disparu pendant la première guerre du Golfe. J’éprouvais la culpabilit­é du survivant. Revenir à Bagdad était pour moi une façon de les retrouver. » A Bagdad, donc, il filme les siens, qui se préparent à la guerre.

Dans les cours des maisons, on creuse des puits et on installe des pompes. On cuit le pain et on le fait sécher

en prévision de la pénurie. On fait des stocks de médicament­s. Les filles jouent avec des couches pour bébés qui, une fois le coton remplacé par du charbon, serviront de masques à gaz lorsque les Américains bombardero­nt. Et c’est un petit garçon d’une dizaine d’années qui s’impose comme le personnage clé du film. Il se prénomme Haidar, il est le neveu du cinéaste : « A mon départ d’Irak, mes soeurs n’étaient pas mariées, Haidar n’était pas encore né, je l’ai donc rencontré quand j’ai commencé à filmer. Il m’accompagna­it tout le temps. Dans le film on le voit porter sur son dos le sac de la caméra. Il était un peu mon assistant. » Quand Haidar apparaît pour la première fois dans le film, une phrase s’écrit à l’écran : « Tué après l’invasion américaine. » Lorsqu’il le filmait, Abbas Fahdel ignorait cette fin atroce, bien sûr, mais à ses yeux il fallait que le spectateur sache : « Il était hors de question de créer un effet de choc ou de suspense avec la mort de Haidar et, d’autre part, le savoir donne une valeur particuliè­re à chaque moment de vie. Ses parents m’ont donné leur accord, en me disant qu’ils ne verraient jamais le film… »

“NOUS AVIONS LE PÉTROLE ET PAS LA GUERRE”

Sitôt qu’il parle de Haidar, les larmes lui viennent aux yeux, le forçant à s’interrompr­e. Au Japon et en Corée, où il vient de présenter le film, ce sont les traductric­es qui pleuraient. En revanche, pas de larmes chez les spectateur­s. « Homeland » ne joue pas sur ce registre. Dans un musée consacré à la vie d’autrefois, Haidar remarque : « Avant, nous avions le pétrole

et pas la guerre », et affirme souhaiter la guerre, « pas pour ne plus aller à l’école, mais pour aller à la campagne » . A la campagne, c’est-à-dire à Hit, un village sur l’Euphrate, dans une région sur laquelle Daech règne désormais. A Hit, où deux autres gamins s’interrogen­t : « Nous avons des bâtons et des cocktails Molotov, que pourrons-nous faire contre les bombes et les missiles des Américains ? Peut-être viendront-ils

avec des voitures… » Aujourd’hui, ces deux garçons sont étudiants dans une université américaine. A Hit également, rencontre avec un diplômé de l’université contraint par l’embargo de travailler dans la palmeraie familiale : « La situation nous a transformé­s

en paysans », dit-il. Ce couple de chirurgien­s fait le même constat, qui a dû apprendre à nourrir et à traire la chèvre installée sur sa terrasse…

Du temps de Saddam Hussein, les gens se taisaient, et seul un enfant comme Haidar pouvait déplorer que les « lionceaux » de Saddam (une organisati­on de jeunesse) passent automatiqu­ement dans la classe supérieure, quand bien même leurs résultats étaient médiocres : la caméra capte alors les regards épouvantés des adultes qui l’entourent dans ce salon de coiffure où le portrait du dictateur voisine avec une affiche de « Terminator ». Saddam contre Schwarzene­gger ? Le cinéaste se souvient : « C’est seulement au montage que j’ai entendu la remarque de Haidar sur les “lionceaux” de Saddam. De même lorsque, face à l’écran de télévision qui relaie les images d’une manifestat­ion

parisienne contre la guerre à venir, quelqu’un relève que tous ces gens manifesten­t librement et précise : “Pas comme nous…” Si j’avais entendu la phrase alors, je l’aurais éliminée sans attendre. La libération de la parole est un des bouleverse­ments qu’a suscités la guerre, c’est aussi ce qui distingue la seconde partie du film de la première. »

Abbas Fahdel était rentré en France depuis trois jours lorsque les Américains attaquèren­t. Moins d’un mois plus tard, il repartit. Pour la Jordanie tout d’abord, puis en taxi, 500 kilomètres de désert, pour fuir les attaques des bandes de toutes sortes, avec cette scène surréalist­e au passage de la frontière : « Nous avons été interrogés et fouillés par des soldats américains qui opéraient devant un portrait de Saddam. » Lors d’un autre trajet en voiture, le cinéaste apprend de son frère la vérité qui lui avait été cachée jusqu’alors, moment capté par

la caméra : « Nous traversion­s des terres hier encore réservées aux gens de Saddam, mon frère m’a dit que l’on y avait découvert un charnier et que, parmi les restes humains, se trouvaient ceux de mon ami d’enfance. Je demandais toujours de ses nouvelles, mais personne jusque-là n’avait osé me dire qu’il avait été arrêté et exécuté… »

En avril 2003, Abbas Fahdel découvre un pays en proie aux pilleurs et aux incendiair­es, que les soldats américains appellent « les Ali Baba » . Visitant les ruines des studios de cinéma de Bagdad en compagnie d’un acteur connu, il tombe

sur des amas de pellicule en miettes, tout ce qui reste

de l’histoire du cinéma irakien : « C’est en pensant à ce moment que j’ai décidé de faire le film, de m’attaquer à ces 120 heures de rushes, pour donner à voir un pays dont il n’existait pratiqueme­nt plus d’autres images que les miennes. Tout le monde m’a dit que c’était impossible, que personne ne financerai­t un film aussi long, alors j’ai tout fait moi-même. »

“LES AMÉRICAINS ONT AGGRAVÉ LE CHAOS”

Dans le Bagdad d’après l’invasion, des gamins demandent du chocolat à un GI perché sur un tank, des passants photograph­ient des soldats en armes, images souriantes qui contrasten­t avec celles d’une famille dont le fils a été tué par les Américains : il avait 27 ans, il portait une pièce de voiture munie de fils électrique­s, les GI ont peut-être pensé que c’était une bombe, ils lui ont tiré dans le dos, puis l’ont achevé. Sa mère : « Ils ont pris la place de Saddam, qui se comportait de la même façon. » Les pannes d’électricit­é scandent depuis des années la vie des Irakiens, mais au printemps 2003, certains l’a rment, « même l’électricit­é marchait mieux avant. Les Américains n’ont pas tenu leurs promesses. Ils occupent notre pays, ils exploitent notre pétrole, que donnent-ils en échange ? Pourquoi braquent-ils leurs armes sur nous ? Nous sommes pacifiques ».

Abbas Fahdel : « L’Irak est un pays riche, pourquoi l’électricit­é ne fonctionne-t-elle pas ? Les Américains ont aggravé le chaos. Ils sont arrivés avec une vision caricatura­le, ils ont partagé le pouvoir entre les clans, en vertu des di érences confession­nelles, alors que celles-ci n’avaient aucune importance en Irak : mon père était sunnite (et athée), ma mère était chiite, nous ne faisions aucune di érence, toutes les religions vivaient en harmonie. »

Le chaos, les pillages, les incendies, les fusillades. Un jour de juillet 2003, une partie de la famille circule en voiture sur une route de campagne, la caméra tourne, des tirs éclatent, on entend la voix du petit frère de Haidar qui murmure « blessé » , et puis plus rien. Haidar avait 12 ans, il en aurait 25 aujourd’hui, on ne saura jamais qui l’a tué. Ce jour-là, Abbas Fahdel a arrêté de filmer. Dix ans plus tard, c’est par cette scène qu’il a commencé le montage de son film. A New York, où il vient de présenter « Homeland », des spectateur­s sont venus le trouver après la projection pour lui demander pardon pour ce qu’avait fait leur pays : « Je veux croire que le prochain responsabl­e américain qui décidera de faire la guerre pensera à “l’autre”. » Cet « autre » a désormais le visage de Haidar.

 ??  ?? Le neveu d’Abbas Fahdel, peu de temps avant son décès.
Le neveu d’Abbas Fahdel, peu de temps avant son décès.
 ??  ?? Une femme irakienne pleure la mort de son fils.
Une femme irakienne pleure la mort de son fils.
 ??  ?? Né à Hilla (Irak), Abbas Fahdel vit en France depuis ses 18 ans. Il a étudié le cinéma à Paris en suivant les cours d’Eric Rohmer, de JeanRouch et de Serge Daney, et a obtenu un doctorat à la Sorbonne. Il a réalisé « Retour à Babylone » (2002), « Nous les Irakiens » (2004), « l’Aube du monde » (2008).
Né à Hilla (Irak), Abbas Fahdel vit en France depuis ses 18 ans. Il a étudié le cinéma à Paris en suivant les cours d’Eric Rohmer, de JeanRouch et de Serge Daney, et a obtenu un doctorat à la Sorbonne. Il a réalisé « Retour à Babylone » (2002), « Nous les Irakiens » (2004), « l’Aube du monde » (2008).

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