INTELLOS COSMETIQUES
Certains philosophes n’hésitent pas à s’aventurer chez Nivea, L’Oréal ou Klorane pour gonfler leur compte en banque
En 2006, Gilles Boëtsch fut présenté au directeur commercial du groupe allemand Beiersdorf, numéro deux mondial de la cosmétique, propriétaire de la marque Nivea. Ancien directeur du conseil scientifique du CNRS, Boëtsch est anthropobiologiste. Il a notamment étudié la reproduction des agriculteurs dans le canton limousin de Châteauponsac. Les gens de Nivea souhaitaient monter « un observatoire sur le changement de comportement des Français par rapport au corps », ditil. Boëtsch a monté une équipe, avec l’historien Georges Vigarello, le philosophe Bernard Andrieu, le sociologue David Le Breton ou encore la dermatologue Nadine Pomarède.
Cette task force s’est réunie tous les trois mois pendant plusieurs années, dans un salon à dorures de la rue de Trévise, sous l’oeil admiratif des gens de Nivea. « Ils apportaient un éclairage sur les cultures du paraître qui n’était pas du tout business, raconte Anne Zavan, maître d’oeuvre du projet. J’assistais à ça en candide. Bernard Andrieu arrivait avec une valise de livres. Il lit un livre par jour. Georges Vigarello parlait de l’histoire de la toilette et des parfums depuis l’Antiquité et de l’usage des onguents. Gilles Boëtsch parlait de la beauté chez les Peuls. J’ai appris des choses sur le corps aug- menté. J’ai été sensibilisée à diverses pratiques extrêmes de body art. » Cet Observatoire Nivea a donné naissance à trois ouvrages, une revue et deux expositions au Palais de Tokyo. La rémunération des chercheurs était modeste, mais Nivea a financé des thèses, par exemple sur les tatouages à Samoa. Dixsept bourses de 10 000 euros ont ainsi été offertes à des doctorants. « 10000 euros, pour Nivea, ce n’est pas grand-chose, dit Boëtsch. Pour un thésard, c’est énorme. » Ce programme, assuretil, a donné un gros coup d’accélérateur à la recherche française sur les représentations du corps.
Les intellos sontils utiles au business? Les industriels font en tout cas de plus en plus appel aux sciences humaines, et pas seulement dans le secteur des cosmétiques. Luc Ferry et Erik Orsenna, intrépides cachetonneurs du concept, dissertent ainsi sur la nourriture chez Nestlé. Ferry analyse « l’idée de cuisson » dans l’épopée de Gilgamesh et chez Homère. De la même façon, en novembre 2015, à Dijon, en présence de Julie Gayet, Orsenna explorait le lien entre « terroirs » et « gourmandise » devant des managers, tandis que Josyane Savigneau, critique au « Monde », leur expliquait que le « terroir est un lieu littéraire ».
L’industrie cosmétique est toutefois spécialement friande de matière grise. L’Oréal fait ainsi appel au sociologue Gilles Lipovetsky ou au philosophe Charles Pépin pour des vidéos appelées « Beauty Talks ». Dans une campagne récente, accessible sur YouTube, l’auteur de « l’Ere du vide » assène ainsi que « les pratiques esthétiques féminines » sont une manière de « reconquérir un pouvoir sur soi. » Une sociologue de l’EHESS a également fait des ménagesau siège de Lancaster. Devant une petite foule de cadres sup, « bien payée pour une journée de boulot », elle a fait « un topo sociologique sur la femme de 50 ans ». « C’était amusant, ditelle. On se confronte à un autre monde. » On lui demande à quoi son expertise a servi. « Ça, c’est le grand mystère. »
Chez L’Oréal, on explique que le « service “consumer insight” (chargé de comprendre l’intériorité du consommateur) utilise beaucoup de travaux universitaires pour élaborer les produits », sans en dire plus. Gilles Boëtsch, l’anthropologue bioculturel nivéiste, y voit surtout de « la construction d’image ». La cosmétique, frappée de l’infâme sceau de la superficialité, cherchetelle la profondeur des masques de beauté? L’Observatoire Nivea a récemment été fermé par la direction du groupe. « Le siège n’a pas compris à quoi ça pouvait servir, raconte Anne Zavan. Ça a été compliqué au niveau lisibilité : quand Bernard Andrieu écrit, c’est sophistiqué, il faut traduire en français. Ça n’est pas immédiatement utilisable par les chefs de produits. » Gilles Boëtsch est reparti vers de nouvelles aventures. Pour MSD, gros laboratoire pharmaceutique, il donne des conférences sur « la dimension culturelle du diabète ». Et Klorane fait appel à lui pour en savoir plus sur l’usage que les femmes africaines font de l’huile de Balanites, dans le cadre du lancement d’un shampooing au « dattier du désert ».