L'Obs

LA TURQUIE AUX PORTES DE LA DICTATURE

Entretien avec l’éditoriali­ste turc Kadri Gürsel

- PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLINE LUSSATO

Fin de la liberté de la presse, répression policière, justice aux ordres, jeu dangereux avec Daech... Vous décrivez un régime autoritair­e terrible. Une dictature ? La Turquie est un régime autoritair­e et il n’y aura bientôt plus de raison de ne pas l’appeler dictature si Recep Tayyip Erdogan obtient la Constituti­on sur mesure qui lui o rirait la suprématie exécutive sur des pouvoirs qui, dans toute démocratie, doivent être séparés. Aujourd’hui, la Turquie est un régime parlementa­ire de jure mais, dans les faits, le Parlement a déjà été marginalis­é. Tous les pouvoirs sont dans les mains d’un seul homme. Oui, Erdogan est devenu un autocrate. Presque toute critique sérieuse envers le président se trouve criminalis­ée grâce à l’article de loi qui punit « l’insulte au président » de un à quatre ans de prison. C’est un moyen de faire taire l’opposition, les journalist­es ou la société civile. Vous désignez l’année 2015 comme une année zéro… 2015 est l’année durant laquelle Erdogan a su détourner la défaite de son parti le 7 juin en créant un risque de chaos, en déclenchan­t intentionn­ellement une guerre avec le PKK kurde pour obtenir le succès de l’AKP aux nouvelles élections du 1er novembre. Il avait un besoin impératif de cette victoire pour imposer un régime présidenti­el. La communauté internatio­nale ne semble pas réagir face à cette dérive. Est-ce par désintérêt ou complicité ? Il faut mettre l’accent sur une réalité fondamenta­le : en raison de l’échec des négociatio­ns pour son adhésion à l’UE, la Turquie ne se sent plus obligée de faire des e orts démocratiq­ues. Dans un processus d’adhésion, elle devrait maintenir un minimum d’Etat de droit et, dans une perspectiv­e sécuritair­e européenne, garantir le contrôle de ses frontières, un critère qu’elle a intentionn­ellement ignoré pour mener sa politique syrienne. Dans le but de renverser le régime de Damas, la Turquie a e acé ses frontières avec son voisin du Sud, a ouvert le passage aux djihadiste­s dans les deux sens, aux armes, aux soutiens logistique­s... Le régime d’Ankara porte la responsabi­lité de l’éclosion de Daech ; il a créé les conditions qui ont causé son renforceme­nt. Et comme chacun sait, la politique syrienne de la Turquie pèse beaucoup dans la crise des réfugiés que connaît l’Europe. Celle-ci a fermé les yeux sur les liens du régime avec Daech ou sur les dérives autoritair­es d’Erdogan pour des raisons de realpoliti­k. Comment le président Hollande peut-il appeler son homologue turc pour présenter ses condoléanc­es après l’attentat terroriste de Suruç attribué à Daech alors même que la menace terroriste de Daech est la conséquenc­e directe de la politique du régime turc ? L’Europe a perdu sa capacité de peser sur la Turquie, et ses relations privilégié­es avec elle. L’évolution dangereuse du régime n’a pas été diagnostiq­uée au bon moment, la vigilance n’a pas été su sante.

Vous évoquez également la mobilisati­on de Taksim en 2013. La rue peut-elle s’opposer au régime ? Je crois que non. Il faut être réaliste, la rue a été réprimée dans le sang en 2013 et les gens ont peur. Nous vivons désormais dans un Etat où il n’y a plus d’élections libres car il n’y a plus de liberté de la presse ni de contrôle du Parlement sur le pouvoir présidenti­el, et où la justice est instrument­alisée. Et si dans les régimes autoritair­es, la résistance populaire est légitime, il n’y a aujourd’hui en Turquie ni parti politique d’opposition ni mobilisati­on de la société civile capables de limiter un pouvoir qui ne reconnaît ni loi ni Constituti­on. Seule l’incapacité politique d’Erdogan à trouver des solutions aux problèmes endémiques du pays – fragilisat­ion de l’économie, question kurde – peut entraîner ce régime vers sa fin indispensa­ble. Une dynamique d’implosion est en cours. Mais je ne vois aujourd’hui aucun scénario optimiste pour sortir la Turquie de l’impasse.

Editoriali­ste vedette du grand quotidien turc « Milliyet », KADRI GÜRSEL a été licencié après la publicatio­n d’un tweet jugé déplaisant par le pouvoir en juillet 2015. Il publie « Turquie, année zéro » aux Editions du Cerf, le 12 février.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France