L'Obs

DIEU, LE PORTABLE ET LA VOIX D’OUTRE-TOMBE

Extraits exclusifs d’un inédit de Jacques Derrida

- PAR JACQUES DERRIDA ILLUSTRATI­ON ANNA HIGGIE

Disparu en 2004, Jacques Derrida a laissé une empreinte puissante sur la pensée contempora­ine, en particulie­r aux Etats-Unis. Dans « Surtout, pas de journalist­es ! », texte inédit qui sort cette semaine aux Editions Galilée, il s’interroge sur la façon dont les nouvelles technologi­es de communicat­ion contribuen­t au fameux « retour du religieux ». « L’Obs » en publie un large extrait. Ce qui est le plus nouveau, le plus puissant dans ce dont nous parlons ici, ce n’est pas tant la production et la transmissi­on des images, mais de la voix. Si on tient la voix pour un médium auto-a ectif (un médium qui se donne pour autoa ectif même s’il ne l’est pas), un élément de la présence absolue, alors le fait de pouvoir garder la voix de quelqu’un qui est mort ou radicaleme­nt absent, de pouvoir enregistre­r, je veux dire reproduire et transmettr­e la voix du mort ou du vivant-absent, voilà une possibilit­é inouïe, unique et sans précédent. Ce qui nous arrive par la voix ainsi re-produite dans sa production originaire est marqué d’un sceau d’authentici­té et de présence qu’aucune image n’égalerait jamais.

La puissance télévisuel­le est vocale, au moins autant que la radiophoni­e. On soupçonne beaucoup moins naturellem­ent la recomposit­ion artificiel­le et synthétiqu­e d’une voix que celle d’une image. On sait qu’il y a des voix synthétiqu­es, mais on ne soupçonner­a pas une voix aussi facilement, aussi spontanéme­nt, qu’on soupçonner­ait des images. Cela tient donc à la valeur de présence réelle dont nous a ecte la spectralit­é de la voix re-produite – à un degré et selon une structure que la virtualité visuelle n’atteindra jamais. C’est que l’auto-a ection phénoménal­e nous renvoie à une proximité vivante, à la source émettrice, productric­e, ce que ne fait pas la caméra qui capte une image. L’enregistre­ment de la voix re-produit une production. L’« image » vocale est ici l’image d’une production vivante et non d’un objet-spectacle. En ce sens, ce n’est même plus une image, mais la re-production de la chose même, de la production même. Je suis toujours bouleversé quand j’entends la voix de quelqu’un qui est mort, comme je ne le suis pas quand je vois une photograph­ie ou une image du mort. On se rend moins attentif à la même possibilit­é dans la quotidienn­eté du téléphone. Mais imaginez que vous entendez sur un répondeur la voix de quelqu’un que vous appelez et qui vient de mourir – ou simplement qui est devenu aphasique dans l’intervalle. Cela arrive, vous savez… Je suppose que cette expérience nous est commune.

Il y a là la re-production en tant que re-production de la vie par elle-même, et la production est archivée comme source, non comme image. C’est une image mais une image qui s’e ace comme image, une représenta­tion qui se donne comme pure présentati­on. On peut archiver et spectralis­er la vie elle-même dans son auto-a ection. On le sait, quand quelqu’un parle, il s’a ecte lui-même. Mais quelqu’un qui se donne à voir ne se voit pas nécessaire­ment. Dans la voix, l’auto-a ection elle-même est (supposée) enregistré­e et communiqué­e. Et cette suppositio­n forme la trame essentiell­e de notre écoute. Je parle ici de la voix, non de la sonorité en général, du chant, par exemple, et non de la musique en général. [C’est] un point absolument essentiel dans le retour du religieux partout où il passe par la voix.

Je peux aussi être touché, présenteme­nt, par la parole enregistré­e d’un mort ou d’une morte. Je peux, ici et maintenant, être a ecté par une voix d’outretombe. Ce qu’il faut, c’est entendre, ici et maintenant, ce qui fut, dans le présent restauré d’une auto-a ection, le s’entendre-parler-soi-même ou le s’entendrech­anter-soi-même de l’autre-mort : comme un autre présent vivant.

Mais je puis aussi, grâce à une machine télécommun­icative capable de reproducti­on, m’adresser à moi-même, parler, répondre à l’autre ainsi représenté dans sa présence (donc mort ou vif, à partir de là cela fait peu de di érence). Miracle de la technologi­e, je peux aussi prier à travers ces machines à itérabilit­é

que sont déjà les mots, les grammaires, les langues, les gestes codés, les rites – et cela en des lieux et à des moments, ici et maintenant, que je tiens pour absolument singuliers : irremplaça­bles.

Et je peux même prier Dieu. Dieu vivant ou Dieu mort, Dieu mort vivant, à partir de là cela fait peu de di érence. Je peux élever ma prière vers lui à travers un portable que je transporte sur moi, le déplaçant avec l’ici-maintenant de mon corps propre, comme si c’était mon corps, mon « origine », mon « pointzéro », ma bouche, mes mains, mon oreille.

A une distance quasi infinie, grâce aux satellites, je peux non seulement m’adresser à Dieu mais, mieux encore, je peux, croyant en lui, croire que je lui transmets immédiatem­ent, de ma main, la prière portable de l’un des miens qui, présent à Brooklyn ou, la di érence n’est pas grande, immobilisé dans le quartier juif orthodoxe de Méa Shéarim, s’adresse ainsi à Dieu par téléphone depuis le mur des Lamentatio­ns (où je me trouvais présent moimême). Comme un certain Nahman Bitton le fit un jour et fut photograph­ié par un journalist­e (la photo a été publiée) à l’instant où, posant son portable sur le mur, il transmetta­it ainsi la prière de son correspond­ant. Celui-ci priait dans son portable collé au mur. Ce qui manque à cette archive pour qu’elle soit complète, c’est le contenu enregistré de la prière elle-même. De la prière portable et portée, transporté­e sur-le-champ ou à même le mur. Mais Dieu sait, et nous aussi, que cela n’aurait pas été impossible. De meilleurs paparazzi réussiront sûrement à le faire un jour.

Quant à cette expression, « retour du religieux », comment faire pour ne pas se contenter des choses qui sont vraies mais que tout le monde sait et dit ? Bien sûr, ce retour suit l’e ondrement de tant de choses, empires, régimes totalitair­es, philosophè­mes, idéologème­s, etc. C’est vrai, mais cela ne su t pas peut-être à saisir ce qui, dans l’expression « retour du religieux », garde une dimension théâtrale. Le religieux n’avait pas disparu, il n’était pas mort, seulement réprimé dans les sociétés totalitair­es, communiste­s, dans les colonies, etc. ; l’islam n’était pas mort ou parti, seulement dominé, censuré, réprimé dans tant de sociétés coloniales. Le retour ne signifie donc pas que la religion revienne, mais qu’elle revient sur scène et sur une scène publique mondiale. Avec, encore une fois, toutes les connotatio­ns du retour comme revenance et réappariti­on spectrale. Le retour c’est sa réappariti­on sur scène et nullement sa renaissanc­e : la religion ne renaît pas. D’ailleurs, on n’a qu’à voir ce qui s’est passé en Russie et ailleurs. On a l’impression qu’elle n’a jamais été aussi vivante, la religion, que cachée pendant soixante-dix années de totalitari­sme. Et voici que tout d’un coup, intacte, elle revient sur la scène, plus vivante que jamais.

Entre awakening et return il y a cet éclat de la visibilité : on peut enfin pratiquer sa religion d’une façon manifeste, dans la force de la phénoménal­ité, la levée de la répression (répression autant dans le sens de l’inconscien­t que de la politique). Il y a là, à cause de la répression, une accumulati­on de force, une potentiali­sation, un déferlemen­t de conviction, un surcroît de puissance extraordin­aire.

© Galilée A lire également de Jacques Derrida : « Séminaire : la peine de mort. Volume II (2000-2001) », Galilée, 2015.

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