LE CAPITALISME, MALADE DE LA RENTE
Entretien avec l’économiste Philippe Askenazy
Vous vous éloignez de votre domaine habituel, l’économie du travail, pour vous pencher sur le capitalisme et les inégalités qu’il engendre. Est-ce un e et Piketty? C’est plutôt le fruit d’une expérience récente : une expatriation à Londres, au coeur du capitalisme britannique. Observer son fonctionnement brut avec les yeux d’un spécialiste français du travail, y vivre en famille m’ont permis de mieux appréhender certaines dimensions. On accepte qu’il y ait d’un côté les « propriétaires », qui profitent des rentes (rente foncière, rente des grandes entreprises) et de bons revenus, et de l’autre une masse de travailleurs que l’on stigmatise comme improductifs, qui sont donc mal rémunérés. Tout le monde considère ces inégalités de rémunération comme naturelles. Mais est-ce vraiment le cas? De même, on parle sans cesse de la fin du salariat, d’un monde où chacun devient l’entrepreneur de soi-même, où la concurrence est plus grande, où les grandes entreprises ont moins de pouvoir. Mais c’est l’inverse qui se passe. Les géants continuent à dominer le capitalisme, même si cela se voit moins car ils utilisent de plus en plus de franchises, de sous-traitants… Ils étendent leur domaine de propriété – foncière et, surtout, dans le domaine de l’internet ou des biotechnologies, les bases de données, logiciels, brevets. Et leurs rentes. Ce n’est pas « naturel », pas inéluctable, ditesvous. Pourquoi ? C’est un phénomène récent : l’Europe n’a consacré la propriété sur les bases de données que depuis 1996. Pourquoi ces connaissances ne sont-elles pas ouvertes, exploitables par tous, mais la propriété de géants comme Facebook ou Google, qui, du coup, ont une énorme valeur boursière? Quant à la propriété dans le domaine médical, elle remonte seulement à la fin des années 1960. On a oublié que la brevetabilité du
médicament en France est une décision de 1968. Dans le cas américain, jusqu’en 1980, tout médicament qui avait reçu un financement fédéral ne pouvait pas être breveté. Il était dans le domaine public. Cela a changé quand le capitalisme américain a pris conscience qu’il était moins menacé par le communisme soviétique que par l’arrivée de l’économie de la connaissance, même si ce n’était pas le terme que l’on utilisait à l’époque. La connaissance n’était pas « privatisable » dans l’état du droit des années 1980. Jusqu’à ce que toutes les constructions juridiques, notamment dans le cadre de l’OMC et de Bruxelles, poussent à l’extension du domaine de propriété, sous la pression des lobbys du business. Aujourd’hui, les grandes entreprises capitalistiques s’appuient sur cette propriété qui leur permet de prélever des rentes majeures sur tout le monde. On nous parle de sociétés très innovantes, créatrices de richesses, mais leur valeur va plus à la rente qu’à l’innovation ! Cela explique un aspect des inégalités, mais par ailleurs, comment pourrait-on mieux rémunérer les salariés peu qualifiés ? C’est là où l’économie du travail revient. Il y a en réalité une intensification du travail (horaires atypiques, exigences croissantes de connaissances, flexibilité…) qui se traduit par une usure croissante des populations et une espérance de vie en bonne santé qui n’augmente plus depuis des années. On demande à chacun de produire, mais aussi de faire du contrôle qualité, de proposer des améliorations, de parler anglais. Ce n’était pas le cas il y a vingt ans. Pourtant, cela n’apparaît pas dans les statistiques de productivité. Il y a un problème de mesure. Les économistes doivent faire leur mea culpa. Ils ont eu quasiment une réflexion de classe sur ce qui est productif ou pas. Les statistiques ne sont que le reflet du poids des groupes sociaux dans la réflexion. Les statisticiens ont passé beaucoup de temps à réfléchir à la productivité des informaticiens, de l’industrie et ils ont négligé le monde des services. L’exemple le plus absurde, c’est la mesure de la productivité d’une femme de ménage : c’est le rapport de son salaire au salaire minimum. Si cette personne est payée au salaire minimum, on ne voit donc aucun gain de productivité, même si elle repasse plus vite grâce à un fer plus performant ou si elle adapte ses horaires pour faciliter le reste de l’activité de l’entreprise. Et donc on ne l’augmente pas! Plus généralement, on a aiblit la « rente » des salariés des services. Or, pour avancer, on a besoin des deux : technologies et services. Avant de corriger les inégalités en redistribuant les revenus, reconnaissons mieux le travail et interrogeons cette répartition des rentes.
Comment faire ? On sait déjà comment a aiblir les rentes des uns pour augmenter celle des autres. En France, la Sécurité sociale négocie les tarifs des médicaments avec les grands industriels, et les prix sont bien plus bas qu’ailleurs. L’Allemagne a copié en 2010 le système français, et c’est un élément central du programme actuel de Hillary Clinton. Face aux géants de l’internet, on est dans une phase d’hésitation. On se dit : intervenir réduirait peut-être la di usion de l’innovation en France. On palabre sur la faisabilité d’une fiscalité à leur appliquer. La troisième voie, c’est de réinterroger la propriété. Ce que je propose, c’est de « licencier » ce capital constitué à partir de nos données. Pour avoir des fréquences, les opérateurs de téléphonie mobile paient des licences. Pour accéder aux données des citoyens français, les Google, Facebook et autres pourraient aussi payer, puisqu’ils tirent de ces informations une rente considérable. Il est peu probable qu’ils se retirent du marché français, car ces géants veulent couvrir le monde. L’une de leurs limites est d’ailleurs de ne pas avoir encore couvert la Chine ou l’Inde. Et ils y mettent les moyens. Facebook essaie d’imposer en Inde une technologie qui ouvrirait l’accès à internet au plus grand nombre et lui permettrait au passage de récupérer les données des internautes. Le gouvernement indien freine. En France, ce déploiement est déjà fait : la moitié de la population est sur Facebook. Nous sommes l’un des pays au monde où l’on utilise le plus Google, plus même qu’aux EtatsUnis. Il n’y a pas de concurrent. On peut a minima imposer des licences payantes à ces acteurs, à l’image des fréquences mobiles. Ce serait aussi un moyen, selon vous, de lutter contre la déflation. Plus de richesse pour certains avec un pouvoir d’achat qui diminue pour les autres, c’est la définition même de la déflation. On voit bien que les politiques actuelles pour la contrer ne peuvent pas fonctionner. Les banques centrales font du quantitative easing [« assouplissement quantitatif » : elles injectent des liquidités dans l’économie, NDLR] pour essayer de doper les prix, tout en accentuant une politique de baisse des salaires. Elles appuient sur le frein et l’accélérateur en même temps, ça ne peut pas avancer. Ce diagnostic n’a pas été fait par les sociauxdémocrates. Pourquoi ? La social-démocratie – dont les syndicats – adopte un positionnement défaitiste. Elle part d’un mauvais diagnostic. Elle accepte la conception des inégalités primaires et propose les mêmes solutions que le bloc libéral-conservateur. Nos di cultés ne viennent pourtant pas d’un marché du travail trop peu flexible, mais d’une puissance trop grande de la propriété. Il faut adopter un discours o ensif. Le travail non-qualifié est critique pour nos économies et plus productif qu’on ne le mesure. Cette « criticité », c’est un levier pour obtenir sa propre rente. Dans la Silicon Valley, la prise de conscience a commencé. Les personnels de sous-traitants de Google ont, eux, obtenu d’avoir accès aux installations sportives des « Googleurs » ou à une couverture sociale. En soi, c’est une victoire qui est à la fois bonne pour la santé de ces personnes et symbolique. On a aussi compris que les personnels d’entretien spécialisés dans la récupération des produits contaminés dans les entreprises de biotechnologies pouvaient bloquer le système. Ce qui bouscule le partage de la rente. Il faut prendre conscience que tout le monde est important dans l’écosystème, du chau eur de bus à l’ingénieur. Il faut changer de vision.
Directeur de recherche au CNRS et chercheur à l’Ecole d’Economie de Paris, PHILIPPE ASKENAZY est l’un des fondateurs des Economistes atterrés. Il vient de publier « Tous rentiers ! Pour une autre répartition des richesses », aux Editions Odile Jacob.