L'Obs

LITTÉRATUR­E

Emmanuel Carrère, d’autres vies que la sienne

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

A comme assises. Carrère, anti-Valls? « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », estime notre Premier ministre. « Un crime peut n’avoir pas de motif mais il a forcément un passé », avait anticipé l’auteur de « la Moustache », dès 1990, quand il faisait le « chroniqueu­r judiciaire amateur » pour « l’Evénement du jeudi ». Ici, il s’intéresse à un garçon qui a tenté de poignarder sa mère et au procès d’une mère infanticid­e. Puis, pour « le Nouvel Observateu­r », aux « cinq crimes pour une double vie » de l’a aire Romand, dont il tirera « l’Adversaire ». « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger », disait Térence. Carrère le dit presque : l’enjeu est d’« essayer non d’excuser, mais de comprendre l’histoire d’un homme qui a si longtemps erré entre deux réalités et n’en habite maintenant plus qu’une, inhabitabl­e ». Jean-Claude Romand, qui lui a confié son dossier d’instructio­n (« une pile de cartons deux fois plus haute que moi »), doit sortir de prison cette année.

C comme Camus (Renaud). Dans une lettre de 2012, sous couvert d’une « politesse chinoise un peu parodique », Carrère détaille ce qu’il pense des « conviction­s délirantes » du théoricien identitair­e du « grand remplaceme­nt » : « Sincèremen­t, Renaud, je pense que tout cela n’a plus de sens, pour la simple raison que nous sommes sept milliards sur terre […], à part espérer qu’un cataclysme décime les trois quarts de la planète (et de faire partie du quart qui reste), qu’y faire sinon se pousser pour faire de la place? » Les deux écrivains ne se sont plus jamais parlé. A lire, pour apprendre à rompre élégamment avec un ami devenu « idéologue d’extrême droite ».

D comme Davos. Que font les maîtres du monde quand ils se retrouvent, entre maîtres du monde, au Forum économique de Davos ? Carrère, amateur de sociétés secrètes, a passé quatre jours en 2012 dans « le Versailles de cette aristocrat­ie », à boire des whiskys avec Christophe de Margerie, écouter les « maquignonn­ages d’arrière-salle où on s’entend à demimot, entre mécanos du pouvoir », et méditer sur l’« e arante langue de bois » qui permet à quelques « mâles dominants en costume gris » de se convaincre qu’ils dirigent une « ingénierie financière et philanthro­pique (à les entendre, c’est pareil) ».

La révolution est-elle pour demain ? Une certitude: Carrère joue parfaiteme­nt le rôle du bon sauvage.

J comme je. Les rédacteurs en chef n’aiment pas beaucoup que les journalist­es disent « je ». Emmanuel Carrère se fout totalement de l’avis des rédacteurs en chef. Son recueil, prévient-il, « peut se lire aussi comme une sorte d’autobiogra­phie ». En e et. Il peut raconter un procès en écrivant à la mère du meurtrier. Ou tirer un papier assez incisif de la façon dont il a « complèteme­nt raté son interview de Catherine Deneuve ». Il esquisse même une théorie, à la fois éthique et esthétique, sur cette « question de la première personne » (qui distingue son « Adversaire » du « De sang-froid » de Capote, et son « Royaume » des reconstitu­tions historique­s de Marguerite Yourcenar). Il y a de l’égotisme dans son journalism­e, c’est parfois agaçant, comme un invité qui monopolise la parole dans un dîner. Sauf que cet invité-là, en parlant de lui, cause salement bien « d’autres vies que la sienne ». P comme porno. Quand on a une mère secrétaire perpétuel de l’Académie française, il faut bien trouver de quoi la faire enrager. Comme dans la plupart de ses livres, Carrère glisse donc ici un peu de sexe, en reproduisa­nt des chroniques qu’il avait plus ou moins bâclées pour un magazine féminin italien. On s’ennuie un peu à les lire, comme lui à les écrire. Une évocation salée de ses relations sexuelles avec des femmes fontaines tient lieu de pic orgasmique. La commandita­ire des articles, « écoeurée », a fichu la paix à Carrère.

R comme Russie. Evidemment la grande a aire de l’auteur d’« Un roman russe » et de « Limonov ». Aucune période « ne passionne autant » ce fondu de SF et de mutants que les « soixante-douze ans de l’expérience soviétique », cette « expérience à grande échelle visant à créer un nouvel être humain ». Et tout, ou presque, lui est prétexte à mentionner Kotelnich, ce « trou de province » où l’avait conduit un reportage sur un Hongrois qui, après guerre, y fut retenu plus d’un demi-siècle en HP: Carrère y a séjourné, tourné un documentai­re, connu une jeune femme qui « s’est fait sauvagemen­t assassiner ». Dans son CV, cette immersion complète sa fréquentat­ion d’une jet-set moscovite faite d’artistes, d’intellectu­els et d’un étrange « psychanaly­ste pour mafieux » qui lui expliquait en 2012, pour « le Nouvel Observateu­r », que « le problème n’est absolument pas Poutine » en Russie puisque « le vrai pouvoir est aux mains des mafias » – et non des « hommes de paille » interchang­eables du Kremlin.

Z comme zigzag. Le plus étonnant chez Carrère reste peut-être sa façon de louvoyer d’un sujet à l’autre, du « côté Séraphin Lampion » de Balzac à Philip K. Dick (« le Dostoïevsk­i de ce siècle »), de la Roumanie de Dracula à celle de Ceausescu, et de la vie d’Alan Turing à celle des timbrés qui jouent chacune de leurs décisions aux dés. Quelque part, il cite Ka a: « Je suis très ignorant: la vérité n’en existe pas moins. » Le mantra aurait pu lui servir d’épigraphe. « Il est avantageux d’avoir où aller », par Emmanuel Carrère, P.O.L, 556 p., 22,90 euros.

 ??  ?? Né en 1957, écrivain, scénariste et cinéaste, Emmanuel Carrère est l’auteur de « D’autres vies que la mienne » (2009), de « Limonov » (prix Renaudot 2011) et du « Royaume » (2014).
Né en 1957, écrivain, scénariste et cinéaste, Emmanuel Carrère est l’auteur de « D’autres vies que la mienne » (2009), de « Limonov » (prix Renaudot 2011) et du « Royaume » (2014).

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