L'Obs

CONFESSION

Bret Easton Ellis tourne la page

- PROPOS RECUEILLIS PAR DIDIER JACOB

En 1985, un étudiant de 21 ans publie, aux Etats-Unis, la bible de la génération junkiechic. Le roman s’appelle « Moins que zéro ». Son auteur a étudié dans les grandes écoles huppées, rencontré Donna Tartt (elle était dans sa classe), mené une enfance à la fois dorée et misérable, semblable à celle de tous les gosses de riches qui faisaient la fête dans des maisons de gosses de riches. Le livre fait sensation, mais pas l’unanimité. Certains, comme Cécile Guilbert, élégante préfacière de l’édition intégrale de ses romans, confient : « A l’inverse d’innombrabl­es lecteurs qui l’encensent depuis ses débuts tonitruant­s en 1985, Bret Easton Ellis m’a longtemps laissée de marbre. […] Chronique d’une jeunesse californie­nne blasée, amnésique, narcissiqu­e, abrutie par le porno et la défonce, “Less than Zero” [était un] livre ennuyeux, écrit dans un style atone et froid, truffé de dialogues idiots échangés entre une kyrielle de clones insensible­s et vains sur fond de clips MTV. » Beaucoup de bruit pour rien, conclut-elle, mais beaucoup de bruit tout de même. D’autant que le troisième roman d’Ellis est celui de tous les scandales. Dans « American Psycho », Patrick Bateman, un serial killer de Wall Street, viole, torture et tue les jolies filles de Manhattan. Ellis reçoit des menaces de mort. Mais son livre fait le tour du monde : il incarne désormais cette Amérique qu’on aime ou qu’on déteste, violente, malade, ivre de vices et de plaisirs.

Trente ans ont passé. Aujourd’hui, Ellis est un dieu, un gourou, un mentor. Il a publié sept romans qui ont influencé le gratin de la jeune littératur­e mondiale. En France, nombreux sont les romanciers, Laurent Binet en tête, qui se réclament de son style : « J’ai eu la chance, explique l’auteur de “la Septième Fonction du langage”, de dîner un jour avec lui. Il m’avait dit : “Je ne vais pas bien” mais je lui avais fait remarquer que Houellebec­q non plus, moi non plus, personne n’allait bien dans ce monde et pour autant personne n’était capable d’écrire des dialogues comme les siens, avec autant de tension à partir de rien. » A se plonger de nouveau dans ses romans, un constat s’impose d’ailleurs : c’est le monde qui a vieilli, pas ses livres. Ils restent aussi marmoréens qu’au premier jour, matière froide dans laquelle se sont retrouvés pris au piège, comme des diplodocus dans une mer de glace, tous les dingos cocaïnés des années 1980. Et lui, par la même occasion ? Sauf que, sniffeur mondain toujours accompagné du dernier mannequin à la mode, il était à la fois dans l’action et en dehors, invité de la fête à laquelle il n’avait pourtant pas l’impression de participer. Il explique, dans notre entretien, comment il a toujours pensé que son succès était celui d’un autre.

Ellis, pur produit de son époque ? Sans doute, comme si, se regardant dans un miroir, il voyait se refléter une ville : Los Angeles. Sa ville aimée, où il a recommencé à vivre après avoir épuisé toutes les joies de la côte Est. Rien d’étonnant à ce que Bret Easton Ellis consacre désormais l’essentiel de son temps au cinéma. Comment l’homme-reflet pourrait-il continuer d’écrire ses requiem pour un monde qui agonise dans une ville où la vie ressemble à un synopsis ?

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