ASSURANCE
Sur la piste des milliards égarés
Sur la table basse du salon, Danielle Eloy a posé délicatement un vieux livret de famille, juste à côté des photos de son père et d’une pochette en carton contenant des papiers administratifs. Tout a commencé un matin de novembre 2015 par l’appel d’un organisme dont elle ne saurait dire le nom tant elle était sidérée. « Bonjour madame, on vous recherche. Il s’agit de votre père. Vous êtes bien la fille de M. Maurice Joseph Jules Jacquard ? Vous pourriez être la bénéficiaire de son contrat d’assurance-vie. » Lorsqu’elle raccroche, Danielle croit à une mauvaise blague. A 65 ans, cette grand-mère énergique ne peut imaginer un tel oubli dans une succession effectuée par un notaire dans les règles de l’art. D’autant que le décès de son père remonte à janvier 1996, il y a presque vingt ans… Un mois plus tard, la retraitée reçoit bien un courrier officiel, mais sibyllin, à l’en-tête d’Ecureuil Vie pour CNP Assurances. Dans le cadre du règlement des capitaux dus au décès de son père, l’assureur recherche le ou les bénéficiaires de son contrat. Il se peut que ce soit elle, mais ils ont besoin de justificatifs : bulletin de décès, acte de notoriété ou copie intégrale du livret de famille de l’assuré. Direction la cave où sont encore rangés les papiers du défunt. Danielle et son mari appellent ensuite la compagnie et tentent d’en savoir plus. En vain. Le ton est sec, les interlocuteurs se succèdent. Pire, ils attendent trois semaines
– après des démarches auprès de La Poste – l’accusé de réception à leur courrier. La méfiance s’installe. « Je leur ai demandé pourquoi ils ne nous avaient pas avertis au moment du décès. Mon père avait pourtant un compte bancaire chez eux, bien identifié au moment de la succession, souligne Danielle, passablement énervée. Ils m’ont répondu qu’il y avait Ecureuil Vie d’un côté et de l’autre la Caisse d’Epargne. Je ne comprends pas non plus pourquoi ils ont mis tant de temps à me retrouver, moi ou mes trois soeurs. Je n’ai jamais quitté les Hauts-de-Seine ! » Aujourd’hui, le couple ne connaît toujours pas le montant ni le type de l’assurance souscrite. Ils ont fait appel à un avocat. Pas pour l’argent, car ils ne sont pas dans le besoin, mais pour le principe.
Benoît Pierre de La Brière, lui, a fini par obtenir la copie du contrat et le montant des deux assurances souscrites par son père en 1949 et 1951 auprès des Mutuelles du Mans (MMA) : 1 million de francs chacune ! Une jolie somme qui aurait sans doute soulagé sa mère à l’époque : elle s’est retrouvée veuve en 1957 et elle n’a jamais touché l’argent. Elle est morte en 1984, et ce n’est qu’en juillet 2015 que ses huit enfants ont été invités à encaisser chacun un chèque de 110 euros. Une pilule que ce retraité de 67 ans a du mal à avaler. « Je ne veux pas toucher cette obole. Je ressens cela comme une humiliation. J’ai l’impression que les assureurs nous roulent dans la farine. »
Les histoires de ces deux familles ne sont pas des exceptions. Depuis plus d’un an, des centaines de milliers de Français reçoivent des courriers de ce type. La plupart ne parviennent pas à obtenir une copie du contrat original et sont furieux lorsqu’ils reçoivent finalement un chèque qui ne couvre même pas les dépenses engagées pour prouver leur lien avec l’assuré. En fait, sous la pression de plus en plus forte du Parlement et des autorités de contrôle, les compagnies d’assurances se démènent enfin pour retrouver les bénéficiaires oubliés de leurs vieilles assurances-vie. Elles sont en train de passer en revue leurs fichiers et de reverser les capitaux, comme la loi les y invitait pourtant depuis 2005 !
« Cette histoire de contrats oubliés, c’est l’Arlésienne ! souligne Me Nicolas LecoqVallon, avocat spécialisé dans la défense des épargnants. Dans la profession [des assureurs], on appelait ça les “comptes mignons”. C’était un des charmes de leur métier : ils géraient des comptes dont les gens ne venaient jamais récupérer les sommes ! » Ce scandale, dénoncé pendant des années par les associations de consommateurs, a fini par éclater au grand jour lorsque la Cour des Comptes a critiqué en juin 2013 le manque de zèle des organismes financiers. Stupeur ! Il ne s’agissait pas de quelques picaillons oubliés par des héritiers négligents, mais au minimum de 2,76 milliards d’euros. Une estimation régulièrement revue à la hausse depuis : « Peu après, un rapport du Sénat a estimé les encours des contrats d’assurance non réclamés à environ 4,6 milliards. Mais les données reposaient sur des bases incomplètes comme cela avait été dit à l’époque. Des travaux de chiffrage sont en cours et un rapport sera présenté au Parlement en avril », indique Hélène Arveiller, responsable du service de veille sur les contrats et les risques de l’Autorité de Contrôle prudentiel et de Résolution (ACPR-Banque de France). La procédure est complexe et peut paraître longue, mais les contrôles lancés par ce gendarme financier ont abouti à des sanctions majeures : Cardif a écopé de 10 millions d’euros d’amende en avril 2014 ; CNP Assurances, de 40 millions d’euros en octobre 2014 ; Allianz, de 50 millions d’euros deux mois après. Enfin, en juin 2015, Groupama a dû verser 3 millions d’euros. Les montants sont importants, la charge symbolique aussi : l’assurance-vie est le placement préféré des Français depuis les années 1980.
De leur côté, les assureurs encaissent difficilement la punition. Quelques jours après le blâme de l’ACPR, Allianz se fend d’un communiqué pour dénoncer l’injustice d’une décision qui « ne reflète pas [son] engagement fort » depuis 2007 (quand la loi a obligé les assureurs à effectuer des recherches proactives pour retrouver les bénéficiaires des contrats). CNP Assurances rappelle que les sanctions portaient sur des décès antérieurs à 2007, et que son ancienneté sur le marché de l’assurance – cent soixante ans d’existence – rendait ses stocks difficiles à apurer. Bernard Spitz, le président de la Fédération française des Sociétés d’Assurances, réfute également un quelconque manque de zèle de la profession : « On a été les premiers à soutenir les dispositions de la Cour des Comptes. Il n’y a aucun doute possible sur notre totale adhésion. Mais on a face à nous un historique compliqué : documents non informatisés, patronymes qui changent avec les mariages, homonymes… »
Après le choc des sanctions, les assureurs se sont donc mis en ordre de bataille. A Nanterre, Axa France a réservé tout un étage à la recherche de ses fameux bénéficiaires. Entre communication savamment orchestrée et volonté réelle de se rapprocher de ses assurés, le programme « O’Connor » de l’assureur mobilise plus de cinq cents personnes, fait appel au « big data » et passe au crible les vieux contrats poussiéreux ressortis des archives de La Séquanaise, L’Union ou l’UAP, compagnies aujourd’hui disparues… « Les archives sont plus ou moins bavardes », explique Jean-Yves Calvo, responsable du programme. « Les épargnants, au moment de la souscription du contrat, ont parfois du mal à donner toutes les informations. On touche à l’intime », renchérit Julien Steimer, le secrétaire général d’Axa, comme une excuse à la déshérence passée.
“L’absence de désignation de bénéficiaire ne remet pas en question la validité du contrat”
Car une fois le décès de l’assuré reconnu, grâce à la consultation systématique du fichier de l’Insee (une obligation annuelle inscrite désormais dans la loi), tout le problème est de retrouver les bénéficiaires. Et c’est bien là que l’affaire se corse. Guillaume Roehrig, qui dirige le cabinet CoutotRoehrig – la plus grosse structure européenne de recherche généalogique avec 257 collaborateurs – ne chôme pas depuis les sanctions de l’ACPR : « On gère des centaines de milliers de dossiers pour les assureurs. Notre expertise de généalogiste est essentielle pour ces recherches souvent complexes, se vante cet homme prolixe. Retrouver des enfants est parfois simple, mais des cousins ? Il peut y en avoir une centaine, éparpillés dans le monde ! » Et de citer le cas de nombreux Polonais, venus après la Première Guerre mondiale travailler dans les mines, puis repartis vivre au pays en laissant derrière eux des contrats sans clause bénéficiaire… ou cet assuré qui voulait remercier « [sa] nourrice » sans la nommer précisément ! Un travail d’enquête dont les cabinets de détectives se sont aussi emparés. David Krist est un enquêteur de droit privé qui répond notamment aux appels d’o res des assureurs et se délecte de ces recherches souvent exaltantes. Très à cheval sur le respect du secret professionnel, il dit devoir jongler entre clauses imprécises, inexactes ou imprévues, comme « ma femme » pour un souscripteur qui n’a jamais été marié, ou « l’épicier du bas de ma rue ». « Même l’absence de désignation de bénéficiaire ne remet pas en question la validité d’un contrat », a rme-il. Histoires croustillantes, secrets de famille, détournement d’héritage : les professionnels de l’assurance aiment mettre en avant la part d’ombre que recèlent leurs contrats. Mais n’exagérons rien. La plupart n’ont rien d’opaque et il su t souvent de retrouver la proche famille des souscripteurs. « Il n’y a pas besoin d’aller chercher bien loin », constate Lionel Maugain, chef de rubrique banque, finances et assurance à « 60 Millions de consommateurs ».
Est-ce que ce sera aussi le cas de l’épargne des Français égarée sur des comptes bancaires inactifs, l’autre sandale auquel s’attaque la loi Eckert ? Le chantier semble colossal. ContraireGRANDS ment à l’assurance-vie, aucune loi n’a jamais mis de l’ordre dans ce flou savamment entretenu par les établissements financiers. Le magot dormant est pourtant tout aussi gigantesque. En 2013, la Cour des Comptes le chi rait à 1,6 milliard d’euros, un encours réparti sur environ 1,8 million de comptes. Mais, là encore, l’estimation est basse, et les banques ont depuis le 1er janvier l’obligation d’identifier ces comptes et d’informer leurs titulaires ou ayants droit connus. « Informer mais pas rechercher activement », s’inquiète le sénateur Hervé Maurey (UDI), spécialiste de la question. De son côté, l’autorité de contrôle des banques (ACPR) est déjà sur la brèche : « Le marché sait qu’il s’agit d’un thème qui fera l’objet de toute notre attention », avertit Caroline de Hubsch-Goldberg, responsable adjointe des contrôles à l’ACPR. Rendez-vous est pris.