ÉGYPTE
La révolution kidnappée
Ason arrivée, place Tahrir, Khaled Talima ressent à la fois « de la nostalgie et de la colère ». Il y a cinq ans, il faisait partie des premiers occupants de l’immense esplanade au bord du Nil. Des manifestants toujours plus nombreux qui, dix-sept jours plus tard, allaient contraindre Hosni Moubarak à quitter le pouvoir. En ce 25 janvier 2016, le jeune homme a tenu à retourner avec deux compagnons sur le lieu de son exploit. Un lugubre anniversaire. « Nous sommes partis au bout de quinze minutes, la rage au ventre, raconte le jeune homme. Nous aurions dû être des millions à saluer tous ceux qui ont été tués ce jour-là. Nous étions seuls. Les gens ont eu peur de venir. »
Au milieu du rond-point, un mât géant, pavoisé aux couleurs de l’Egypte, a remplacé le monument aux martyrs de la révolution. Tout autour, des agents en uniforme montent la garde. Les « murs de la liberté », fresques, collages, graffitis mêlant lyrisme et satire, ont été pour la plupart effacés. Des herses entrelacées de barbelés et des portails métalliques, disposés sur les voies adjacentes, permettent de verrouiller Tahrir, « la libération » en arabe, à chaque instant. Métro fermé. Attroupements interdits. Ironie ultime: seuls les policiers ont le droit de faire la fête. Ils sont quelques dizaines à agiter des drapeaux et des portraits du maréchal Sissi, le nouveau raïs. Jusqu’au soulèvement, le 25 janvier était le jour où le pays célébrait sa maréchaussée. Un autre retour à l’ordre ancien.
La plupart des leaders du soulèvement sont en prison ou en exil. Khaled Talima, 31 ans, fait figure d’exception. Après le renversement par les militaires du premier président élu, l’islamiste Mohamed Morsi, en juillet 2013, il a été vice-ministre de la Jeunesse. « Je servais de décor. Dans le moindre discours, il fallait mentionner les jeunes. C’est la seule chose qu’on ait obtenue, dit-il, amer. J’ai démissionné au bout de huit mois. » Depuis, il anime la matinale sur ONtv, une chaîne privée. « Compte tenu du climat actuel, je ne sais pas combien de temps on va me laisser continuer. A chaque émission, je me dis que c’est la dernière. »
Plus de 1400 tués, 40000 arrestations, essentiellement des Frères musulmans ou supposés tels, mais aussi, et de plus en plus à partir de 2014, des démocrates, des avocats, des blogueurs. L’Egypte détient, après la Chine, le record du nombre de journalistes sous les verrous : vingt-trois, selon un dernier décompte. Une répression qui n’a cessé de s’intensifier à la veille du cinquième anniversaire de la révolution. Surtout, aux abords de Tahrir.
« C’est à croire que la survie du régime dépend de cette place! », s’exclame William Wells, le directeur de Townhouse, le plus grand espace d’art contemporain du Caire. Un lieu unique, à la fois galerie, théâtre, atelier, aménagé dans des immeubles décatis du centreville, parmi des garagistes et des ferrailleurs, qui accueille chaque soir près de deux cents personnes. « Le 28 décembre, vingt-cinq agents de l’Etat ont investi nos locaux, saisi ordinateurs, dossiers, tablettes, tout le matériel possible. Ils relevaient de différents services qui semblaient ne pas s’être concertés. » Depuis, des scellés apposés à la cire lui interdisent l’accès de son centre. « Aucune explication ne nous a été donnée. On ne sait même pas qui a pris cette décision. »
Même mode opératoire à deux pas de là. Un chapeau de feutre vert, un manteau gris et une Kent au bout des doigts, Mohamed Hashem ignore comment il va publier les ouvrages dont les épreuves s’entassent en désordre sur sa table. Au milieu de la paperasse, près d’un tire-bouchon, surnage la couverture d’un livre sur Gilles Deleuze. Sa maison d’édition, Merit, a reçu la visite de la police vers Noël. Il ne se souvient plus quand précisément. « Ils ont détenu deux de mes employés durant douze heures. » Depuis, le fisc lui réclame 2,6 millions de livres, soit 300000 euros. « C’est insensé. Je n’ai pas d’argent ! », s’écrie-t-il. Lors des émeutes, ses bureaux étaient ouverts à tous les manifestants. « On donnait à boire et à manger. » Une hospitalité qui dérange. « Ils ferment tous les endroits où on peut se réunir, même les cafés. » Ces dernières semaines, les policiers ont effectué des raids dans cinq mille appartements du centre. « Ils arrivent sans mandat, inspectent votre bibliothèque, fouillent vos portables, parcourent votre compte Facebook et, si vous paraissez suspect, vous embarquent. Ils procèdent à des rafles aléatoires, même ici, ils peuvent venir vous arrêter », assure l’activiste Ghada Shahbender, assise dans l’un des rares troquets proches de Tahrir encore ouverts. « Ils pensent que si on ferme les lieux où les jeunes se rassemblent, ils ne pourront plus protester. C’est stupide! Tout le monde se retrouve sur Facebook », raille l’universitaire et militante Laila Soueif. Son fils, Alaa Abdel Fattah, autre figure de la révolution, purge une peine de cinq ans de prison pour violation d’une loi qui permet d’interdire toute manifestation publique.
Le 25 janvier, en début de soirée, Giulio Regeni a lui aussi décidé de se rendre à proximité de la place Tahrir. Cet Italien de 28 ans qui prépare une thèse sur le mouvement ouvrier égyptien réside au Caire depuis septembre. A cause de l’extrême tension qui règne dans la ville, il a hésité à quitter l’appartement qu’il partage avec un autre étudiant à Dokki, sur la rive opposée du Nil. « Cette semaine, je ne me déplace pas. C’est dangereux », a-t-il dit. Mais il est invité à un anniversaire et doit d’abord rejoindre un ami dans le centre-ville. Il sort de chez lui à 19h45. Six minutes après, son téléphone ne répond plus. Il n’arrivera jamais à son rendez-vous. Son colocataire signale sa disparition le lendemain au commissariat de son quartier. Les enquêteurs paraissent ne s’intéresser qu’à son sujet d’étude très sensible. « Ils m’ont demandé pourquoi il bossait sur les syndicats indépendants, je leur ai répondu “pour la même raison que Champollion s’intéressait aux hiéroglyphes” », confie un de ses amis. Son cadavre, à moitié dénudé, est retrouvé le 3 février sur le bas-côté de l’autoroute qui mène à Alexandrie, en lisière de la cité du 6-Octobre, une ville nouvelle qui abrite notamment l’un des plus grands camps de la Sécurité nationale. « C’est un accident de la route », assure d’abord un chef de la brigade criminelle. Les autorités locales évoquent ensuite des coups de couteau. Changement de version quand l’ambassadeur d’Italie au Caire exige de voir la dépouille. Giulio Regeni a été battu à mort et torturé. Le rapport du parquet fait état de brûlures de cigarette autour des yeux et sur la plante des pieds, de nombreuses écorchures et blessures. Scandale. La ministre italienne du Développement, Federica Guidi, qui conduisait une mission économique au Caire, interrompt son voyage. Le Premier ministre, Matteo Renzi, somme l’Egypte d’établir « toute la vérité », convoque son ambassadeur et dépêche une équipe d’enquêteurs sur place. Les premiers résultats de l’autopsie pratiquée à Rome attribuent la mort à une rupture des vertèbres cervicales consécutive à des coups. Meurtre
“Ils arrivent sans mandat, procèdent à des rafles aléatoires.”
crapuleux ou violence policière? Pour l’entourage du jeune doctorant, la réponse ne fait pas de doute : « Il avait assisté à un congrès syndical en décembre. Il était certainement suivi par la Sécurité depuis lors. » Le samedi suivant, des activistes égyptiens déposent des fleurs à sa mémoire devant l’ambassade d’Italie. Leur slogan : « Il était l’un d’entre nous et a été tué comme nous. »
DES AVEUX SOUS LA TORTURE
Car les disparitions se multiplient partout dans le pays. Ashraf Shehata dirige une école privée à Giza et milite à Al-Dostour, un parti libéral fondé par le prix Nobel de la paix Mohamed ElBaradei. Le 13 janvier 2014, il annonce à son épouse, Maha Mekawy, qu’il doit se rendre après son travail à la Sécurité nationale, à la cité du 6-Octobre, justement. « Il n’était pas inquiet. Il pensait que c’était pour un entretien de routine », raconte-t-elle. Dans la soirée, elle tente de l’appeler. « Ses deux portables étaient coupés. Il n’a plus jamais donné signe de vie. » Un an et demi plus tard, le vice-ministre de l’Intérieur, Abou Bakr Abdel Karim, a déclaré à la télévision qu’Ashraf Shehata avait quitté le pays et rejoint l’organisation Etat islamique. Une explication souvent donnée en pareil cas. « Il n’est absolument pas islamiste! s’insurge Maha Mekawy. Et comment aurait-il fait ? Il n’avait que 1 000 livres [116 euros] en poche. »
Responsable d’une unité de soins à Giza, Ahmed al-Ahmadi a quant à lui été interpellé par les policiers devant son personnel, le 7 novembre dernier. Pas de casier judiciaire, mais l’homme a été blessé par balle lors des affrontements entre l’armée et les Frères musulmans, place Rabia al-Alouia, en août 2013. « Depuis, plus rien, dit son frère cadet, Mahmoud, étudiant à l’université Al-Azhar. On a saisi la justice, fait le tour des commissariats, alerté les ONG. Aucun résultat. Il s’est juste volatilisé. » Il y a deux jours, la famille a enfin eu de ses nouvelles. Un homme qui venait d’être relâché affirme avoir été détenu avec lui à Lazoughly, le siège de la Sécurité nationale, au centre du Caire.
Aux termes de la loi égyptienne, un prévenu doit être déféré devant un juge du parquet dans les vingt-quatre heures. « Ces disparitions leur permettent d’avoir plus de temps, explique l’avocat Mohamed Lotfy, ancien chercheur à Amnesty International. Comme ils ne procèdent pas à de réelles investigations, ils extorquent des aveux sous la torture. » La Commission égyptienne pour les Droits et la Liberté qu’il dirige a recensé trois cent quarante cas de disparus entre le 1er août et la fin novembre 2015. Soit une moyenne de trois par jour. « La plupart resurgissent lors de leur présentation devant un juge. Mais certains ne réapparaissent pas. » Du moins, vivants. L’an dernier, seize corps ont été retrouvés à la morgue ou sur le bas-côté d’une route, comme celui de Giulio Regeni.
LE RIRE MALGRÉ TOUT
Cette vague répressive touche même les défenseurs des droits de l’homme. Après des menaces de la police contre l’un de ses associés, Me Lotfy a préféré ne pas rentrer chez lui pendant un mois, de peur d’être arrêté. « Mon épouse a fini par appeler la Sécurité nationale pour se renseigner. Quelqu’un lui a dit : “On ne veut pas ton mari. Pour le moment.” »
En cette cinquième année, Israa Abdel Fattah, cofondatrice du Mouvement de la Jeunesse du 6-Avril qui fut l’un des fers de lance de la révolution, ne voit rien à célébrer. « On a cru à tort avoir atteint nos objectifs en renversant Moubarak. C’était sa fin, non celle de son régime. L’appareil sécuritaire a infiltré toutes les strates de la société. Même si [le maréchal] Sissi tombe, un autre militaire le remplacera. » Mais cette femme de 34 ans à la chevelure brune recouverte d’un léger voile continue d’éprouver une « immense fierté », lorsqu’elle traverse la place Tahrir. Et elle garde espoir. « Les jeunes sont beaucoup plus déterminés que nous. Ils réaliseront ce que nous n’avons pas pu faire. » Ils ont surtout, dit-elle, une arme redoutable: « Le sarcasme. » Le sens de la blague, le goût de la caricature, l’humour, un art dans lequel les Egyptiens excellent.
Le 25 janvier dernier, il y avait bien deux jeunes, place Tahrir. Ahmed Malek est acteur. Shady Abu Zaid, journaliste télé. Dans cet épicentre de tous les séismes de l’Egypte, ils embrassent les policiers qui manifestent sur le parvis, leur offrent des fleurs et des ballons, en réalité des préservatifs qu’ils ont gonflés avant de venir. Le tout est filmé. Mise en ligne dès le soir même, la vidéo est vue deux millions de fois. Elle provoque un immense éclat de rire, puis un tollé plus grand encore.
Des hommes de loi portent plainte. Des policiers menacent. L’acteur, désavoué par son père, mis au ban de sa profession, fait des repentances publiques. Le journaliste tient tête. Il poste sur sa page Facebook une photo de ses blessures par balle lors de la révolte de 2011, ainsi qu’un texte : « Je me suis moqué des policiers, mais je n’ai tué, détenu, harcelé ni torturé personne, écrit-il. Si vous nous empêchez de nous exprimer, de descendre dans la rue, de commémorer notre révolution, la seule chose qui nous reste, c’est de vous tourner en dérision. »