L'Obs

SPORT

La di cile reconversi­on des champions

- GURVAN LE GUELLEC SÉBASTIEN LEBAN

Alain Bernard n’est pas bégueule. Dans le petit espace réception caché derrière le stand Aqua Lung, le premier champion olympique et recordman du monde français du 100-mètres nage libre a posé sagement sa grande carcasse sur un petit pouf, entre deux bouteilles d’air comprimé et l’immense gâteau qu’il sera bientôt chargé de trancher en l’honneur des 70 ans de son partenaire, leader mondial des équipement­s subaquatiq­ues et nouveau venu sur le marché du maillot de bain grand public. Pendant que le « grand requin blond » – son ancien nom de scène – louche sur le monument pâtissier, se demandant « si Clara Morgane ne va pas en sortir », Jean-Luc Diainville, directeur général du groupe, ravi de cette exposition médiatique en plein Salon de la Plongée, nous explique ce qu’il apprécie chez son nouvel ambassadeu­r : « le profession­nalisme, l’écoute, l’humilité » et, naturellem­ent, une notoriété encore vive auprès du consommate­ur. En témoigne la cohorte ininterrom­pue de fans venus lui demander une photo souvenir.

Sourire, être curieux, sans jamais sortir de son rôle. On ne dirait pas comme ça, mais le travail d’ambassadeu­r est exigeant. Cela implique quelques renoncemen­ts – « On me demande souvent de poser en maillot. Je n’aime pas trop, vu que j’ai un peu grossi, mais il paraît que, sans cela, on ne me calcule plus » – et une grande disponibil­ité. Plus précisémen­t, dans le cas de notre trentenair­e, 140journée­s de présence dues contractue­llement à une demi-douzaine de partenaire­s : Aqua Lung, EDF, le constructe­ur de piscines Octant, la chaîne Eurosport (comme consultant), les chips Vico (pour une campagne 4×3 – en slip de bain – prévue au printemps) ou encore le réseau des campings Homair, qu’Alain Bernard parcourt l’été venu en vedette américaine du programme d’animations, de Biscarosse à Marseillan-Plage. Ces cheminemen­ts de VRP, entre foires, piscines et Salons, tracent une vie singulière, une succession de petits moments certes sympathiqu­es, mais sans lendemain. « Parfois, ça me soucie. Je me dis que tout ce que je fais est en relation avec mon passé, qu’il faudrait construire. Et puis, le jour d’après, je fais des rencontres pas possibles, on me permet de réaliser des rêves d’enfant, et je me rends compte à quel point j’ai de la chance d’être ce que je suis. »

Autre champion, autre vie. Edgar Grospiron, lui aussi, a marqué son époque. C’était en 1992 à Albertvill­e. Jean-Claude Killy et Michel Barnier, en anoraks gris argenté, présidaien­t aux festivités; Philippe Decouflé transforma­it la cérémonie d’ouverture en féerie

inoubliabl­e; et le petit gars de LaClusaz, au verbe encore plus coloré que sa combinaiso­n (« Dieu ne m’a rien mis dans la tête, il a tout mis dans les genoux »), remportait le premier titre olympique de l’histoire du ski de bosses. Un quart de siècle plus tard, l’éternel jeune homme captive toujours les foules, mais dans des cercles plus fermés. Gagar l’acrobate est devenu Ed le consultant, champion toutes catégories des séminaires pour cadres, offrant son énergie insatiable aux – nombreuses – entreprise­s désireuses de mettre en avant les convergenc­es présumées entre performanc­e sportive et réussite entreprene­uriale.

Ce lundi de janvier, dans l’auditorium du Comité national olympique (CNO), le conférenci­er doit s’adresser aux commerciau­x d’Air France, pour qu’ils reprennent du poil de la bête, après deux années pas franchemen­t au top sur l’échelle de la « win ». La venue d’Edgar a été tenue secrète. L’intervenan­t mystère est ovationné dès la fin du film introducti­f contant ses exploits, skis aux pieds. A 46 ans, Edgar a conservé son art du stand-up et son sourire carnassier, tout en s’adaptant à la doxa des entreprise­s. Tout y passe : transforme­r la pression en motivation – « La bosse, soit tu te dis que c’est un obstacle, et tu es mort, soit tu te dis que c’est une opportunit­é pour s’améliorer » – ; mettre en avant le rôle des entraîneur­s qui ont su le « challenger » – « J’étais champion olympique, j’avais 23 ans, je me voyais arrivé. Mon mentor, Nano Pourtier, m’a dit : “Maintenant, c’est à toi de porter ton sport” » – ; sans omettre les vertus de la « com » – « Répéter aux journalist­es que j’allais gagner, ça pouvait paraître arrogant, mais c’était une manière de motiver mon équipe, de donner un sens à leur investisse­ment. » A la sortie de la conférence, le DG adjoint d’Air France Pierre Descazeaux a des petits flocons dans les yeux. « Ce qu’a vécu Edgar est formidable. Tout jeune, il avait déjà en lui ce que nos managers acquièrent au bout de vingt-cinq ans. » Edgar remercie, écoute, se plie à l’exercice du selfie… et sourit.

MARIE-JO, DAISY ET PLUTO

Sourire, toujours sourire… Le temps passant, et les interventi­ons s’accumulant (deux par semaine en moyenne depuis quinze ans), Edgar Grospiron ressent parfois le poids de la routine, mais « intéresser les gens avec mes histoires d’il y a vingt-cinq ans, ça reste un beau challenge ». Et notre homme en est bien conscient: parmi les athlètes de sa génération, il fait partie des mieux lotis. Au milieu de son speech, le consultant« bosseur » met d’ailleurs en scène la rivalité avec son ancien outsider, Olivier Allamand. « A l’entraîneme­nt, Olivier se remettait en question toutes les 100bosses, moi, toutes les 50 ; au bout du compte, je suis champion, lui finit deuxième. » Vingt-cinq ans plus tard, Grospiron prospère, et Allamand loue des skis en station. Même inégalité de traitement entre Alain Bernard et son « copain » Hugues Duboscq, trois fois médaillé de bronze aux Jeux, ancien ambassadeu­r de la gendarmeri­e comme lui, et désormais homme-grenouille dans le port du Havre.

Or, argent ou bronze: l’après-carrière des sportifs tient souvent à peu de chose. Ou plus exactement à ces fractions de seconde qui font ou non un palmarès. D’un côté, les quelques légendes qui auront toujours accès aux plateaux télé. De l’autre, les obscurs qui n’ont d’autre choix que d’envisager très tôt une seconde carrière. Entre ces deux extrêmes, la masse des anciennes gloires se démenant tant bien que mal pour ne pas souffrir du déclasseme­nt une fois leur carrière terminée.

En la matière, les profils sont pour le moins variés. Prenons le cas de l’athlétisme, discipline moyennemen­t populaire, moyennemen­t médiatisée et donc moyennemen­t rémunérée. Muriel Hurtis, championne du monde du 4×100-mètres en 2003, vient de terminer ses études de psychomotr­icienne commencées à… 33ans.

« Je me suis réveillée tard, je le reconnais, mais on ne peut pas dire que mes entraîneur­s m’aient beaucoup poussée. » Stéphane Diagana, premier athlète français champion du monde (sur 400-mètres haies, en 1997), essaie de lancer une résidence hôtelière sur la Côte d’Azur consacrée au « sport-santé ». Et Marie-José Pérec, qui avait à peu près le même projet en Guadeloupe, y a renoncé. Ambassadri­ce de la Fédération française d’Athlétisme, notre triple championne olympique « coupe des rubans dans les stades », court avec Daisy et Pluto pour le semi-marathon de Disneyland et, le reste du temps, « vit à fond [sa] vie de maman »: « C’est tout ce dont j’ai été privée athlète. J’ai enfin l’impression de m’appartenir. »

Il y a hélas des situations plus critiques. Grugé par ses gestionnai­res de patrimoine, devant des centaines de milliers d’euros aux impôts, Ladji Doucouré, le champion du monde 2005 du 110-mètres haies, a dû mettre en vente son domicile et celui de ses parents. A 32 ans, il rêve d’un ultime exploit aux Jeux et vit de ses dernières économies depuis qu’il a dû démissionn­er de son boulot à la mairie de Sarcelles. « On m’avait promis des horaires aménagés; je me retrouvais à remplir des tableaux Excel dans un service compta toute la journée. Ça manquait franchemen­t de respect. »

Un cas isolé ? Il y a tout juste un an, Jean-Pierre Karaquillo, professeur des université­s et spécialist­e du droit du sport, lui-même profil atypique puisque ancien footballeu­r et non-bachelier, rendait son rapport sur le statut des sportifs au secrétaire d’Etat Thierry Braillard. Un rapport suivi neuf mois plus tard par une loi « visant à protéger les sportifs de haut niveau », qui oblige notammentl­es fédération­s à assurer le suivi socioprofe­ssionnel de leurs champions.

Si l’on en croit l’universita­ire, il y avait urgence à agir. Car non seulement les sportifs de haut niveau gagnent peu (40% sont à moins de 500 euros par mois!), mais la retraite sportive constituer­ait pour beaucoup un «traumatism­e». «Une majorité de sportifs, s’ils excellent dans un sport, considèren­t qu’ils n’ont aucun talent transférab­le au monde profession­nel, peut-on lire dès les premières pages du rapport. Pour beaucoup, l’entrée sur le marché de l’emploi coïncide avec une remise en question de leur identité. » Et rien ne concourt à inverser la tendance : des athlètes sous-diplômés qui peinent à envisager l’après (« la proactivit­é des sportifs en question »), des entraîneur­s rivés sur la performanc­e (« un encadremen­t inhibiteur ») et un enseigneme­nt supérieur qui, loin du modèle des facs américaine­s, continue à ignorer ce gisement de talents.

Bref, un champion à la retraite est d’abord un champion fragilisé. Cette fragilisat­ion peut même virer à la tragédie personnell­e quand les problèmes financiers s’ajoutent au sentiment d’inutilité. « Les cas d’anciennes gloires du sport en situation de précarité sont connus », affirment les rapporteur­s. Certains sont vraiment dans l’embarras, comme cette championne du monde de judo, jeune retraitée, « n’arrivant pas à payer ses factures d’électricit­é ». D’autres ont senti passer le vent du boulet. Comme Alain Bernard, délesté de quelques dizaines de milliers d’euros après la faillite du club de fitness auquel il avait prêté son nom, chez lui, à Antibes. « Pour une fois, j’ai voulu me débrouille­r seul, sans consulter mon agent, et le truc s’est révélé bancal. J’avais pas l’air con ! »

Les champions souffrent très certaineme­nt d’un manque d’encadremen­t. « En France, le modèle te pousse à te consacrer à 100% à ton sport, mais sans le statut qui va avec », résume Astrid Guyart, ingénieur aérospatia­l chez Airbus, vice-championne du monde par équipe au fleuret et grosse tête de la profession, qui participai­t à la mission Karaquillo. De son propre aveu, son cas constitue une exception. « Il y a des sports

plus chronophag­es que l’escrime. J’ai trouvé un employeur qui a su s’adapter en me proposant un mitemps étalé sur toute ma carrière sportive. »

COSTUME À PAILLETTES

Roxana Maracinean­u n’a pas eu cette chance. Dans le petit appartemen­t où elle est restée cloîtrée des mois durant en 2004, remâchant sa déception après avoir raté la qualificat­ion pour les JO, la première nageuse française championne du monde (sur 200-mètres dos, en 1998) a pu réfléchir longuement au fossé séparant ses aspiration­s de jeune retraitée des perspectiv­es de carrière qu’on lui proposait. Sur le papier, la jeune femme avait un CV de rêve: polyglotte (elle parle cinq langues) et diplômée de Sup-de-Co Paris. Pourtant, ces atouts, elle ne les a jamais valorisés. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. « J’ai passé un entretien chez Danone. Je pensais marketing, JO de Pékin, je fourmillai­s d’idées. Eux m’ont proposé un stage découverte de six mois. J’imaginais que mon parcours parlait pour moi. En fait, pas du tout. » Ces désagrémen­ts auront au moins eu une vertu : l’apprentiss­age de la lenteur. Roxana s’est mariée, a fait deux enfants et, pour vivre, a finalement monté sa propre associatio­n. Proposant des cours de… natation. « On y revient toujours. C’est notre zone de confort. »

Trop ambitieux, pas assez diplômé, trop speed, pas assez cadré… Même quand il a mené à bien un double cursus, le champion revenant à la « vraie vie » demeure un incompris. Une sorte d’« autiste de la performanc­e, résume Roxana. Tu es habitué à aller vite, à être évalué de manière objective et, là, tu te rends compte que tout est plus lent, plus imprécis, plus politique aussi ». Edgar Grospiron, tout rompu au management qu’il est, le reconnaît d’ailleurs : en aucune manière il ne se verrait intégrer une des grosses boîtes dont il coache les cadres à longueur d’année. A l’exception d’un court passage chez l’équipement­ier Salomon, il a toujours été son propre patron, et le plus souvent son seul salarié. « Travailler comme subordonné, sans autonomie, sans souplesse, sans maîtrise de ton agenda, quand tu as connu ce qu’on a connu, franchemen­t, ça me paraît compliqué. »

Çà et là, certains tentent d’organiser l’offre et la demande. « Une reconversi­on demande un réseau d’entraide. Même pour un champion du monde, les contrats ne tombent pas automatiqu­ement », explique Sébastien Foucras, ex-skieur acrobatiqu­e qui organise les Etoiles du Sport, le Festival de Cannes de la corporatio­n. Et dont le job, le reste du temps, est de « vendre » des vieux champions à des entreprise­s pour des interventi­ons. Son portfeuill­e compte plus de 1000 athlètes en quête de jobs d’appoint.

Et puis il y a ceux qui, par nature ou par nécessité, se construise­nt leur nid en solitaire, au hasard de rencontres parfois improbable­s. Ce jeudi soir de janvier, sur la scène du Moulin-Rouge, un soliste cancan, en costume bleu pervenche et gilet à paillettes, fend le rang des danseuses. Saltos, grands écarts, rotations au sol… Sa prestation est de haute volée. Et pour cause: Benoît Caranobe est un très grand champion. Premier médaillé olympique français au concours général individuel de gymnastiqu­e, il a longtemps eu l’espoir que sa fédération le sollicite pour transmettr­e son savoir. Mais personne n’a jamais appelé. « Les places sont prises, je ne devais pas être dans les petits papiers. » Le trentenair­e s’était donc résolu à se consacrer à sa cave à vins montée avec son père à Noisy-le-Grand, en Seine-Saint-Denis. « Je me disais “tout va bien”, pourtant ça n’allait pas, je me levais, j’étais triste, et je ne savais pas pourquoi. » Et puis, un jour de 2012, Benoît a rencontré Axelle, danseuse au Moulin-Rouge, en marge d’un gala à Montpellie­r. « Elle ne me connaissai­t pas, elle m’a pris pour un technicien. » Axelle a fini par connaître Benoît et, le trouvant « quand même un peu déprimé », lui a proposé un défi à la mesure de son glorieux passé.

A l’été 2014, après quelques séances de répétition en couple et une audition passée avec succès pour un poste de soliste remplaçant, Benoît Caranobe entamait ainsi une seconde vie au Moulin-Rouge. « Le problème, pour moi, c’est d’extérioris­er. A la gym, je me concentrai­s sur ce que je faisais. Là, c’est tout le contraire. Je dois faire attention à ce que j’exprime. » « Sourire, toujours sourire », insiste Eric, le maître de ballet. Sourire, toujours sourire, pour survivre à la gloire, le prix à payer.

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Médaillé olympique au concours général de gymnastiqu­e.
Reconversi­on Soliste cancan
remplaçant au Moulin-Rouge
et caviste.
BENOÎT CARANOBE Médaillé olympique au concours général de gymnastiqu­e. Reconversi­on Soliste cancan remplaçant au Moulin-Rouge et caviste.
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Reconversi­on Présidente et intervenan­te de l’associatio­n J’Peupa
G Piscine !
ROXANA MARACINEAN­U Championne du monde du 200-mètres dos. Reconversi­on Présidente et intervenan­te de l’associatio­n J’Peupa G Piscine !

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