SPORT
La di cile reconversion des champions
Alain Bernard n’est pas bégueule. Dans le petit espace réception caché derrière le stand Aqua Lung, le premier champion olympique et recordman du monde français du 100-mètres nage libre a posé sagement sa grande carcasse sur un petit pouf, entre deux bouteilles d’air comprimé et l’immense gâteau qu’il sera bientôt chargé de trancher en l’honneur des 70 ans de son partenaire, leader mondial des équipements subaquatiques et nouveau venu sur le marché du maillot de bain grand public. Pendant que le « grand requin blond » – son ancien nom de scène – louche sur le monument pâtissier, se demandant « si Clara Morgane ne va pas en sortir », Jean-Luc Diainville, directeur général du groupe, ravi de cette exposition médiatique en plein Salon de la Plongée, nous explique ce qu’il apprécie chez son nouvel ambassadeur : « le professionnalisme, l’écoute, l’humilité » et, naturellement, une notoriété encore vive auprès du consommateur. En témoigne la cohorte ininterrompue de fans venus lui demander une photo souvenir.
Sourire, être curieux, sans jamais sortir de son rôle. On ne dirait pas comme ça, mais le travail d’ambassadeur est exigeant. Cela implique quelques renoncements – « On me demande souvent de poser en maillot. Je n’aime pas trop, vu que j’ai un peu grossi, mais il paraît que, sans cela, on ne me calcule plus » – et une grande disponibilité. Plus précisément, dans le cas de notre trentenaire, 140journées de présence dues contractuellement à une demi-douzaine de partenaires : Aqua Lung, EDF, le constructeur de piscines Octant, la chaîne Eurosport (comme consultant), les chips Vico (pour une campagne 4×3 – en slip de bain – prévue au printemps) ou encore le réseau des campings Homair, qu’Alain Bernard parcourt l’été venu en vedette américaine du programme d’animations, de Biscarosse à Marseillan-Plage. Ces cheminements de VRP, entre foires, piscines et Salons, tracent une vie singulière, une succession de petits moments certes sympathiques, mais sans lendemain. « Parfois, ça me soucie. Je me dis que tout ce que je fais est en relation avec mon passé, qu’il faudrait construire. Et puis, le jour d’après, je fais des rencontres pas possibles, on me permet de réaliser des rêves d’enfant, et je me rends compte à quel point j’ai de la chance d’être ce que je suis. »
Autre champion, autre vie. Edgar Grospiron, lui aussi, a marqué son époque. C’était en 1992 à Albertville. Jean-Claude Killy et Michel Barnier, en anoraks gris argenté, présidaient aux festivités; Philippe Decouflé transformait la cérémonie d’ouverture en féerie
inoubliable; et le petit gars de LaClusaz, au verbe encore plus coloré que sa combinaison (« Dieu ne m’a rien mis dans la tête, il a tout mis dans les genoux »), remportait le premier titre olympique de l’histoire du ski de bosses. Un quart de siècle plus tard, l’éternel jeune homme captive toujours les foules, mais dans des cercles plus fermés. Gagar l’acrobate est devenu Ed le consultant, champion toutes catégories des séminaires pour cadres, offrant son énergie insatiable aux – nombreuses – entreprises désireuses de mettre en avant les convergences présumées entre performance sportive et réussite entrepreneuriale.
Ce lundi de janvier, dans l’auditorium du Comité national olympique (CNO), le conférencier doit s’adresser aux commerciaux d’Air France, pour qu’ils reprennent du poil de la bête, après deux années pas franchement au top sur l’échelle de la « win ». La venue d’Edgar a été tenue secrète. L’intervenant mystère est ovationné dès la fin du film introductif contant ses exploits, skis aux pieds. A 46 ans, Edgar a conservé son art du stand-up et son sourire carnassier, tout en s’adaptant à la doxa des entreprises. Tout y passe : transformer la pression en motivation – « La bosse, soit tu te dis que c’est un obstacle, et tu es mort, soit tu te dis que c’est une opportunité pour s’améliorer » – ; mettre en avant le rôle des entraîneurs qui ont su le « challenger » – « J’étais champion olympique, j’avais 23 ans, je me voyais arrivé. Mon mentor, Nano Pourtier, m’a dit : “Maintenant, c’est à toi de porter ton sport” » – ; sans omettre les vertus de la « com » – « Répéter aux journalistes que j’allais gagner, ça pouvait paraître arrogant, mais c’était une manière de motiver mon équipe, de donner un sens à leur investissement. » A la sortie de la conférence, le DG adjoint d’Air France Pierre Descazeaux a des petits flocons dans les yeux. « Ce qu’a vécu Edgar est formidable. Tout jeune, il avait déjà en lui ce que nos managers acquièrent au bout de vingt-cinq ans. » Edgar remercie, écoute, se plie à l’exercice du selfie… et sourit.
MARIE-JO, DAISY ET PLUTO
Sourire, toujours sourire… Le temps passant, et les interventions s’accumulant (deux par semaine en moyenne depuis quinze ans), Edgar Grospiron ressent parfois le poids de la routine, mais « intéresser les gens avec mes histoires d’il y a vingt-cinq ans, ça reste un beau challenge ». Et notre homme en est bien conscient: parmi les athlètes de sa génération, il fait partie des mieux lotis. Au milieu de son speech, le consultant« bosseur » met d’ailleurs en scène la rivalité avec son ancien outsider, Olivier Allamand. « A l’entraînement, Olivier se remettait en question toutes les 100bosses, moi, toutes les 50 ; au bout du compte, je suis champion, lui finit deuxième. » Vingt-cinq ans plus tard, Grospiron prospère, et Allamand loue des skis en station. Même inégalité de traitement entre Alain Bernard et son « copain » Hugues Duboscq, trois fois médaillé de bronze aux Jeux, ancien ambassadeur de la gendarmerie comme lui, et désormais homme-grenouille dans le port du Havre.
Or, argent ou bronze: l’après-carrière des sportifs tient souvent à peu de chose. Ou plus exactement à ces fractions de seconde qui font ou non un palmarès. D’un côté, les quelques légendes qui auront toujours accès aux plateaux télé. De l’autre, les obscurs qui n’ont d’autre choix que d’envisager très tôt une seconde carrière. Entre ces deux extrêmes, la masse des anciennes gloires se démenant tant bien que mal pour ne pas souffrir du déclassement une fois leur carrière terminée.
En la matière, les profils sont pour le moins variés. Prenons le cas de l’athlétisme, discipline moyennement populaire, moyennement médiatisée et donc moyennement rémunérée. Muriel Hurtis, championne du monde du 4×100-mètres en 2003, vient de terminer ses études de psychomotricienne commencées à… 33ans.
« Je me suis réveillée tard, je le reconnais, mais on ne peut pas dire que mes entraîneurs m’aient beaucoup poussée. » Stéphane Diagana, premier athlète français champion du monde (sur 400-mètres haies, en 1997), essaie de lancer une résidence hôtelière sur la Côte d’Azur consacrée au « sport-santé ». Et Marie-José Pérec, qui avait à peu près le même projet en Guadeloupe, y a renoncé. Ambassadrice de la Fédération française d’Athlétisme, notre triple championne olympique « coupe des rubans dans les stades », court avec Daisy et Pluto pour le semi-marathon de Disneyland et, le reste du temps, « vit à fond [sa] vie de maman »: « C’est tout ce dont j’ai été privée athlète. J’ai enfin l’impression de m’appartenir. »
Il y a hélas des situations plus critiques. Grugé par ses gestionnaires de patrimoine, devant des centaines de milliers d’euros aux impôts, Ladji Doucouré, le champion du monde 2005 du 110-mètres haies, a dû mettre en vente son domicile et celui de ses parents. A 32 ans, il rêve d’un ultime exploit aux Jeux et vit de ses dernières économies depuis qu’il a dû démissionner de son boulot à la mairie de Sarcelles. « On m’avait promis des horaires aménagés; je me retrouvais à remplir des tableaux Excel dans un service compta toute la journée. Ça manquait franchement de respect. »
Un cas isolé ? Il y a tout juste un an, Jean-Pierre Karaquillo, professeur des universités et spécialiste du droit du sport, lui-même profil atypique puisque ancien footballeur et non-bachelier, rendait son rapport sur le statut des sportifs au secrétaire d’Etat Thierry Braillard. Un rapport suivi neuf mois plus tard par une loi « visant à protéger les sportifs de haut niveau », qui oblige notammentles fédérations à assurer le suivi socioprofessionnel de leurs champions.
Si l’on en croit l’universitaire, il y avait urgence à agir. Car non seulement les sportifs de haut niveau gagnent peu (40% sont à moins de 500 euros par mois!), mais la retraite sportive constituerait pour beaucoup un «traumatisme». «Une majorité de sportifs, s’ils excellent dans un sport, considèrent qu’ils n’ont aucun talent transférable au monde professionnel, peut-on lire dès les premières pages du rapport. Pour beaucoup, l’entrée sur le marché de l’emploi coïncide avec une remise en question de leur identité. » Et rien ne concourt à inverser la tendance : des athlètes sous-diplômés qui peinent à envisager l’après (« la proactivité des sportifs en question »), des entraîneurs rivés sur la performance (« un encadrement inhibiteur ») et un enseignement supérieur qui, loin du modèle des facs américaines, continue à ignorer ce gisement de talents.
Bref, un champion à la retraite est d’abord un champion fragilisé. Cette fragilisation peut même virer à la tragédie personnelle quand les problèmes financiers s’ajoutent au sentiment d’inutilité. « Les cas d’anciennes gloires du sport en situation de précarité sont connus », affirment les rapporteurs. Certains sont vraiment dans l’embarras, comme cette championne du monde de judo, jeune retraitée, « n’arrivant pas à payer ses factures d’électricité ». D’autres ont senti passer le vent du boulet. Comme Alain Bernard, délesté de quelques dizaines de milliers d’euros après la faillite du club de fitness auquel il avait prêté son nom, chez lui, à Antibes. « Pour une fois, j’ai voulu me débrouiller seul, sans consulter mon agent, et le truc s’est révélé bancal. J’avais pas l’air con ! »
Les champions souffrent très certainement d’un manque d’encadrement. « En France, le modèle te pousse à te consacrer à 100% à ton sport, mais sans le statut qui va avec », résume Astrid Guyart, ingénieur aérospatial chez Airbus, vice-championne du monde par équipe au fleuret et grosse tête de la profession, qui participait à la mission Karaquillo. De son propre aveu, son cas constitue une exception. « Il y a des sports
plus chronophages que l’escrime. J’ai trouvé un employeur qui a su s’adapter en me proposant un mitemps étalé sur toute ma carrière sportive. »
COSTUME À PAILLETTES
Roxana Maracineanu n’a pas eu cette chance. Dans le petit appartement où elle est restée cloîtrée des mois durant en 2004, remâchant sa déception après avoir raté la qualification pour les JO, la première nageuse française championne du monde (sur 200-mètres dos, en 1998) a pu réfléchir longuement au fossé séparant ses aspirations de jeune retraitée des perspectives de carrière qu’on lui proposait. Sur le papier, la jeune femme avait un CV de rêve: polyglotte (elle parle cinq langues) et diplômée de Sup-de-Co Paris. Pourtant, ces atouts, elle ne les a jamais valorisés. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. « J’ai passé un entretien chez Danone. Je pensais marketing, JO de Pékin, je fourmillais d’idées. Eux m’ont proposé un stage découverte de six mois. J’imaginais que mon parcours parlait pour moi. En fait, pas du tout. » Ces désagréments auront au moins eu une vertu : l’apprentissage de la lenteur. Roxana s’est mariée, a fait deux enfants et, pour vivre, a finalement monté sa propre association. Proposant des cours de… natation. « On y revient toujours. C’est notre zone de confort. »
Trop ambitieux, pas assez diplômé, trop speed, pas assez cadré… Même quand il a mené à bien un double cursus, le champion revenant à la « vraie vie » demeure un incompris. Une sorte d’« autiste de la performance, résume Roxana. Tu es habitué à aller vite, à être évalué de manière objective et, là, tu te rends compte que tout est plus lent, plus imprécis, plus politique aussi ». Edgar Grospiron, tout rompu au management qu’il est, le reconnaît d’ailleurs : en aucune manière il ne se verrait intégrer une des grosses boîtes dont il coache les cadres à longueur d’année. A l’exception d’un court passage chez l’équipementier Salomon, il a toujours été son propre patron, et le plus souvent son seul salarié. « Travailler comme subordonné, sans autonomie, sans souplesse, sans maîtrise de ton agenda, quand tu as connu ce qu’on a connu, franchement, ça me paraît compliqué. »
Çà et là, certains tentent d’organiser l’offre et la demande. « Une reconversion demande un réseau d’entraide. Même pour un champion du monde, les contrats ne tombent pas automatiquement », explique Sébastien Foucras, ex-skieur acrobatique qui organise les Etoiles du Sport, le Festival de Cannes de la corporation. Et dont le job, le reste du temps, est de « vendre » des vieux champions à des entreprises pour des interventions. Son portfeuille compte plus de 1000 athlètes en quête de jobs d’appoint.
Et puis il y a ceux qui, par nature ou par nécessité, se construisent leur nid en solitaire, au hasard de rencontres parfois improbables. Ce jeudi soir de janvier, sur la scène du Moulin-Rouge, un soliste cancan, en costume bleu pervenche et gilet à paillettes, fend le rang des danseuses. Saltos, grands écarts, rotations au sol… Sa prestation est de haute volée. Et pour cause: Benoît Caranobe est un très grand champion. Premier médaillé olympique français au concours général individuel de gymnastique, il a longtemps eu l’espoir que sa fédération le sollicite pour transmettre son savoir. Mais personne n’a jamais appelé. « Les places sont prises, je ne devais pas être dans les petits papiers. » Le trentenaire s’était donc résolu à se consacrer à sa cave à vins montée avec son père à Noisy-le-Grand, en Seine-Saint-Denis. « Je me disais “tout va bien”, pourtant ça n’allait pas, je me levais, j’étais triste, et je ne savais pas pourquoi. » Et puis, un jour de 2012, Benoît a rencontré Axelle, danseuse au Moulin-Rouge, en marge d’un gala à Montpellier. « Elle ne me connaissait pas, elle m’a pris pour un technicien. » Axelle a fini par connaître Benoît et, le trouvant « quand même un peu déprimé », lui a proposé un défi à la mesure de son glorieux passé.
A l’été 2014, après quelques séances de répétition en couple et une audition passée avec succès pour un poste de soliste remplaçant, Benoît Caranobe entamait ainsi une seconde vie au Moulin-Rouge. « Le problème, pour moi, c’est d’extérioriser. A la gym, je me concentrais sur ce que je faisais. Là, c’est tout le contraire. Je dois faire attention à ce que j’exprime. » « Sourire, toujours sourire », insiste Eric, le maître de ballet. Sourire, toujours sourire, pour survivre à la gloire, le prix à payer.