L'Obs

GAUCHE

Pour Jean-Marie Le Guen, le PS a raté sa rénovation

- PROPOS RECUEILLIS PAR CAROLE BARJON ET RENAUD DÉLY BRUNO CHAROY

Après bientôt quatre ans de mandat de François Hollande, la gauche est profondéme­nt divisée, les socialiste­s déboussolé­s, et la controvers­e sur la déchéance de nationalit­é creuse un peu plus leur désarroi. Pourquoi l’épreuve du pouvoir a-t-elle brouillé à ce point l’identité de la gauche ? En raison des attentats terroriste­s, l’année 2015 a été, c’est vrai, celle d’une évolution de notre rapport à la nation telle que l’entendait la gauche jusque-là. Dans les années 1970, les socialiste­s se méfiaient de l’idée de nation. A cause de leur idéal européen et de l’internatio­nalisme prolétarie­n, ils l’associaien­t au déshonneur de 1940 et à la colonisati­on. Nous avions plutôt construit un discours défensif autour du droit de la nationalit­é pensée comme un statut. L’année dernière, nous avons progressiv­ement abandonné cette conception « passive » de la nation pour renouer avec l’idée d’une nation-contrat, associée à l’idée d’appartenan­ce, plus proche de celle d’Ernest Renan. C’est, de fait, un changement d’état d’esprit par rapport aux dogmes constituti­fs du PS. Les mentalités ont évolué, c’est un fait, parce que la France a été confrontée au terrorisme. Mais la gauche s’est longtemps enorgueill­ie de se définir en fonction de principes, contrairem­ent à une droite réputée purement pragmatiqu­e,

voire cynique. Aujourd’hui, la gauche se contentera­it-elle de s’adapter aux circonstan­ces? Nous sommes confrontés à une menace majeure. Pour répondre à ce besoin de sécurité, nous avons besoin d’unité dans le pays. La droite et la gauche sont donc amenées à faire des compromis, qui ne sont pas forcément synonymes de compromiss­ions. Ces révisions vécues comme déchirante­s par beaucoup ne seraientel­les pas mieux acceptées si le PS les avait mieux anticipées ? C’est incontesta­ble. La gauche est depuis longtemps en retard d’une rénovation nécessaire et profonde de son cadre politique.

Depuis quand ? Depuis 1983 et le « tournant de la rigueur » que Lionel Jospin avait qualifié de « parenthèse ». Cette parenthèse n’en était pas une, mais toute la gauche a fait semblant de le croire. Nous payons aujourd’hui notre refus de faire à ce moment-là notre aggiorname­nto en matière économique et sociale.

Alors que de nombreux intellectu­els expliquaie­nt que la lutte contre les inégalités passait par un travail de long terme sur l’éducation et la formation, nous sommes restés obsédés par la fiscalité, l’Etat-providence et la redistribu­tion financière. Nous ne nous sommes pas non plus intéressés à la réforme du capitalism­e. Et nous avons continué de la sorte tout au long du gouverneme­nt de Lionel Jospin, de 1997 à 2002. Pour faire vivre la gauche plurielle, nous défendions l’idée d’un « juste équilibre » entre économie de marché et redistribu­tion, c’est-à-dire, de fait, entre Dominique Strauss-Kahn à Bercy et Martine Aubry rue de Grenelle. Le plus incompréhe­nsible, c’est que les socialiste­s ne se soient pas davantage remis en question après le 21 avril 2002. Pourquoi cette décennie d’immobilism­e doctrinal, de 2002 à 2012 ? Ce fut une période de « gel ». D’abord parce que personne n’a osé faire l’analyse du bilan du gouverneme­nt Jospin. Nous nous sommes contentés de la thèse de « l’accident » du 21 avril, une éliminatio­n au premier tour due aux divisions et à l’émiettemen­t des candidatur­es de gauche… La faute majeure remonte au congrès de Dijon, en mai 2003. Le PS préfère alors inviter, et acclamer, Bernard Thibault de la CGT plutôt que François Chérèque de la CFDT, l’organisati­on qui était pourtant notre interlocut­rice naturelle. Ce congrès est celui de la congélatio­n totale… Et le grand congélateu­r s’appelle François Hollande, alors premier secrétaire du PS ? Dominique Strauss-Kahn, que je soutenais, a aussi sa part de responsabi­lité car il a renoncé à déposer une motion à ce congrès pour poser les bases du nouvel âge de la social-démocratie. Bref, entre 2002 et 2012, les enjeux tactiques ont trop souvent primé sur le travail de fond. C’est une décennie polluée par les rivalités personnell­es, d’où le succès de Ségolène Royal qui, en 2007, incarne, déjà, une forme de révolte contre un appareil sclérosé. Il faut savoir le reconnaîtr­e : à force d’immobilism­e pendant de trop longues années, le Parti socialiste a raté le coche du xxie siècle. Ce qui ne l’a pas empêché de gagner la présidenti­elle de 2012… Oui, mais François Hollande a été élu sur une ambiguïté de fond. Faute d’aggiorname­nto en temps voulu, la culture anticapita­liste des années 1970 a continué de perdurer à gauche. Derrière un catalogue de bonnes intentions, l’antisarkoz­ysme a tenu lieu de programme. Déjà en retard sur le monde d’hier, nous sommes aujourd’hui percutés par le monde nouveau. En fait, nous ne sommes rentrés dans le xxie siècle qu’en 2015. Tout est bouleversé dans tous les domaines, la sécurité, l’immigratio­n, la crise de l’Europe: le monde aujourd’hui est de droite, voilà la vérité. Il a d’autant plus besoin de réponses de gauche. Mais la gauche a-t-elle encore les outils intellectu­els pour faire face à ces nouveaux défis ? Oui, à condition de le vouloir ! Je trouve très inquiétant­e la tendance que j’observe chez certains à ne plus vouloir exercer de responsabi­lités gouverneme­ntales. Le monde qui vient est dur et il va falloir demander des efforts considérab­les à chacun. Pour la gauche, c’est la fin de l’innocence. Les solutions pour gérer ce monde cruel sont tellement contraires aux discours d’antan que certains préfèrent se détourner, comme Jeremy Corbyn en Angleterre. Une certaine gauche préfère se réfugier dans l’incantatio­n. Je crains une « corbynisat­ion » de la gauche française.

Affolés par la perspectiv­e d’assumer les contradict­ions inhérentes à l’exercice du pouvoir, certains sont tentés de se replier sur les collectivi­tés locales. En clair, si l’on reprend la fameuse théorie de Max Weber, le risque pour la gauche, c’est d’abandonner l’éthique de responsabi­lité pour se replier sur sa prétendue éthique de conviction. Or, la noblesse de la politique, c’est d’essayer d’améliorer le fonctionne­ment de la société, pas de se contenter de s’indigner. Quitte à se rallier à des mesures venant de la droite, voire du FN, comme la déchéance de nationalit­é, qui achèvent de déconcerte­r la gauche… Cette mesure ne vient pas de notre corps de doctrine, de notre coeur, elle vient de la droite, c’est vrai, mais nous ne la considéron­s pas comme inappropri­ée au regard de la manière dont les Français vivent l’idée de nation. Elle est un gage de l’unité nationale. La prétention d’une certaine gauche à vouloir gouverner seule la société dans les circonstan­ces particuliè­res que nous traversons n’est pas raisonnabl­e. Et comment espérer rassembler une gauche aussi disparate et divisée ? Il faut passer au-dessus des appareils et s’adresser directemen­t aux Français de gauche, qui sont beaucoup plus en phase avec les enjeux du moment. Il y a eu l’Union de la gauche, il y a eu la gauche plurielle. Aujourd’hui, il n’y a plus grand-chose à attendre d’appareils atrophiés qui sont à la fois dépassés dans leur idéologie, leurs réflexes et leur impact sur la société. Quoi de mieux qu’une primaire pour s’adresser directemen­t aux Français ? Nous allons vite nous apercevoir que la primaire n’est en aucune façon une solution pour aller vers l’unité de la gauche. Ce n’est ni un élément de dynamique électorale ni un outil pour favoriser le rassemblem­ent au premier tour autour du candidat de la gauche de responsabi­lité. Ce serait une erreur pour François Hollande de descendre de sa position de responsabi­lité régalienne alors qu’il y aura au moins une autre candidatur­e, probableme­nt celle de Jean-Luc Mélenchon, venant de l’autre gauche. Si Hollande, c’est la gauche de responsabi­lité, Mélenchon, c’est la gauche de quoi ? Par camaraderi­e, et sollicitud­e, je dirais que c’est la gauche d’indignatio­n. Mais ces gens qui veulent une candidatur­e plus à gauche, que proposent-ils ? Quelle est leur stratégie pour arriver en tête de la gauche au premier tour, puis battre la droite ou Le Pen au second ? Comment vont-ils aller chercher les électeurs de droite? Leur erreur, c’est de penser que la France se résume à la gauche. Les élections ne se jouent pas qu’avec la gauche, elles se jouent avec la France. La gauche critique déplore le PS, mais elle n’a pas de stratégie pour gagner.

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