L'Obs

PRÉSIDENTI­ELLE

Thomas Piketty, la tentation de la politique

- MARIE GUICHOUX

Il y a dans l’air comme une envie de Piketty. Thomas de son prénom, 44ans, une bouille enthousias­te et un cerveau XXL. Comme une fierté de voir l’économiste célébré de Washington à Pékin, de Santiago à Johannesbu­rg et sa somme, « le Capital au xxi e siècle » traduit en 32langues, mettre un pied dans l’arène politique hexagonale. Le 3 février dernier, à LaBellevil­loise, lors du débat organisé par les initiateur­s de l’appel à une primaire à gauche, c’est une femme brune qui déplore l’asphyxie politique, se réjouit d’entendre ces « voix citoyennes » et glisse au passage : « J’ai modestemen­t fait des études d’économie… Bon, pas au niveau de Thomas Piketty. » C’est une autre « rêvant d’un saint qui viendrait créer la VIe République » puis se retirerait sur son Aventin. C’est enfin Daniel Cohn-Bendit résumant le désarroi des électeurs de gauche : « Ils ont cru en Hollande et puis ils ont lu Thomas Piketty, qui dit que ça ne va pas ! »

Le gourou mondial qui a mis en évidence l’importance des institutio­ns politiques et fiscales dans la dynamique historique de la répartitio­n des richesses la joue modeste. « Quand j’ai parlé à mes filles de ceux avec qui je lançais cet appel, elles se sont exclamées: “Mais tu connais Marie Desplechin !” » Piketty est l’un des onze signataire­s de «Pour une primaire à gauche », l’appel relayé début janvier par « Libération », aux côtés de l’écrivaine, du cinéaste Romain

Goupil, du député vert européen Yannick Jadot, de la sociologue Dominique Méda, d’Hervé Le Bras, historien et démographe, de Guillaume Duval, journalist­e, de Mariette Darrigrand, sémiologue, de Julia Cagé, économiste (et épouse de Piketty), tous approchés par Cohn-Bendit et son ami le sociologue Michel Wieviorka. Un attelage lancé dans cette aventure « un peu comme des branquigno­ls », reconnaît l’un d’eux, qui s’inquiète : « Pourvu que ça ne fasse pas pschitt ! » Leurs débuts sont brouillons, leurs sensibilit­és, diverses, mais ils sont soudés par une conviction : seul un débat démocratiq­ue et un candidat unique peuvent éviter à la gauche l’éliminatio­n dès le premier tour en 2017. La force du Front national a bouleversé les règles du jeu. Le tripartism­e fait peser sur toute voix discordant­e la responsabi­lité de la division de son camp, interdisan­t la confrontat­ion des idées. La coutume selon laquelle le président sortant est le candidat naturel « est datée », tranche Piketty.

Au Parti socialiste, les railleurs s’en sont donné à coeur joie avant de se raviser devant l’accueil fait à l’appel. La primaire est plébiscité­e par 81% des sympathisa­nts socialiste­s dans un sondage Odoxa (1). Les députés socialiste­s frondeurs, les écologiste­s Cécile Duflot et Emmanuelle Cosse ont rejoint les conjurés. Besançon, Lyon, Marseille, Nantes, Grenoble solliciten­t ces intellos qui ont mis les pieds dans le plat. Ils iront par deux animer des débats en province.

Jean-Luc Mélenchon a rejeté d’entrée la primaire, le MRC chevènemen­tiste a investi son propre candidat. Rue de Solférino, désormais, on fait mine d’embrasser l’idée pour mieux l’étouffer. 77000signa­tures recueillie­s par le site participat­if Notreprima­ire.fr, ce n’est tout de même pas un raz de marée ! « C’est déjà plus que le dernier congrès du PS, où il y a eu 63 000 votants, réplique Piketty. Et ce n’est que le début. » Il est libre, décapant, et dans ce « club de la Baraka », du nom du restaurant où en décembre ces intellectu­els ont scellé leur pacte autour d’un couscous, c’est sa voix qui porte le plus loin, sa renommée qui capte l’attention. Ce diable de « chercheur en sciences sociales », comme il aime à se définir, songerait-il à se porter lui-même candidat ? Et, s’il n’y songe pas, qu’a-t-il donc en tête, lui qui conseille Podemos, le parti anti-austérité surgi voilà deux ans dans la vie politique espagnole, et que sollicite Jeremy Corbyn, le député radical porté par un incroyable bouche-à-oreille à la présidence du parti travaillis­te anglais ? « Je n’ai pas vocation à être candidat », dit Piketty, tout en reconnaiss­ant que lors de leur dîner à LaBaraka la question de principe s’est posée aux participan­ts. Et s’il fallait aller jusque-là ? « Dany », citant Gorbatchev – « Quand tu arrives trop tard, l’histoire te châtie » –, trouve que son tour est passé. A 72ans, ce serait ridicule. Il faut du renouvelle­ment. Jeune, Yannick Jadot ne dirait pas non mais sa notoriété est proche de zéro. Quant à Thomas Piketty ? « S’il n’y a vraiment personne, il ne faut rien exclure par principe, il faut assumer nos idées, mais ça n’est pas quelque chose qui me fait fantasmer, répondil à “l’Obs”. Ne vous inquiétez pas: il y aura plein de candidats. » On ne s’inquiète pas, on s’interroge.

Dont acte, il porte le fer sur les idées. « Il faut faire le point sur ce qui n’a pas marché, dire ce que la gauche a réussi ou n’a pas réussi. On a besoin de cette grande explicatio­n. » Ses amis ne sont pas surpris de le voir dans la mêlée. Travailler sur les inégalités, c’était déjà pour un jeune homme sorti de Normale-Sup une démarche engagée. « Il était brillantis­sime », se souvient un de ceux qui l’ont connu rue d’Ulm, pas austère pour deux sous, passionné de politique mais jamais encarté.

MARX À ULM

Ses parents viennent tout droit de Mai-68. Elle est d’une famille de modestes employés de banque ; il est d’origine bourgeoise – ses aïeuls dirigeaien­t la Compagnie des Sablières de la Seine. Ils n’ont pas 20 ans, se fichent du bac, militent à Lutte ouvrière. « Ce n’est pas le genre de militantis­me qu’on faisait avec une poussette », raconte, amusé, Piketty. A la naissance de Thomas, les jeunes parents quittent le 17e arrondisse­ment parisien pour un village d’Indre-et-Loire, puis mettent le cap vers Castlenau-d’Aude, où ils se lancent dans l’élevage de chèvres. Vie de babas cool, fins de mois serrées et, pour terminer, adieu chèvres et vent du Sud. La famille, agrandie d’une fille et d’un autre garçon, s’établit vers Tours. Thomas est logé chez ses grands-parents paternels à Paris quand il intègre à 16ans maths-sup. Il découvre un autre monde : « Mon grand-père était un industriel catholique et réactionna­ire. » Ça n’empêchait pas la tendresse. C’est à Ulm qu’il lira pour la première fois « le Capital ». Au moment de la sortie de son « Capital » à lui, en 2013, il s’est forcé à relire Marx pour ne pas être pris en défaut si on l’interrogea­it. « Mon livre est beaucoup plus lisible. » Il ne se prend pas pour la moitié d’une boîte d’allumettes. « Sa modestie est relative, confirme un ami, il sait ce qu’il vaut. »

C’est vers un normalien de sa promotion, le littéraire Bruno Le Maire, devenu directeur de cabinet de Villepin à Matignon, qu’il se tourne une dizaine d’années plus tard alors qu’il se démène avec Daniel Cohen et Roger Guesnerie pour créer une école d’économie capable de rivaliser avec la London School of Economy et Harvard. Le Premier ministre accorde un financemen­t, se déplace pour le lancement officiel de l’Ecole d’Economie de Paris (EEP). Quelque temps après, Bruno Le Maire, chargé d’une requête délicate, recontacte Piketty : Villepin sollicite l’économiste pour donner des cours à sa fille. Refus cinglant. « Thomas tient par-dessus tout à son indépendan­ce, raconte un ami normalien qui a tenté sans succès de rapprocher “Bruno” et “Thomas”. Avec lui, quand c’est fini, c’est vraiment fini. » De plus, ses choix politiques le portent à gauche, il est en cour au PS. Dans la campagne pour la présidenti­elle de 2007, il conseille la candidate Royal sur l’économie. Sans

doute un mauvais souvenir. « Je n’ai jamais travaillé pour un candidat, jamais écrit une note pour Ségolène Royal ou été rétribué pour quoi que ce soit ! » s’exclame Piketty. Disons que la madone socialiste l’a consulté… Cette incursion en politique ne lui réussit guère. « Il prenait position en faveur de Royal et chargeait violemment Sarkozy, raconte un ancien conseiller à l’enseigneme­nt et à la recherche. Cela lui a porté préjudice auprès des chefs d’entreprise sollicités pour la levée de fonds de la Fondation de l’Ecole d’Economie de Paris, qui a mis plus de temps à décoller que celle de Toulouse de Jean Tirole. » Il quitte la présidence de l’institutio­n qu’il a créée et retourne à son « habitat naturel », son bureau de professeur dans les murs de l’EEP. Sur le plan personnel, c’est aussi une époque délicate. Père divorcé de trois filles, il s’est lié avec Aurélie Filippetti, jeune conseillèr­e de Ségolène Royal. Ils ont emménagé boulevard Magenta, elle est devenue députée ; assez peu soucieux de son apparence, il s’est mis à porter une chemise blanche déboutonné­e. Mais l’histoire privée se termine en place publique. Une fuite révèle que l’élue a déposé une plainte pour violences. Filippetti la retirera par la suite, mais le mal est fait. Il se consacre avec plus d’ardeur encore à ses recherches.

LE DÉFI AU PRÉSIDENT

Quand il publie « Pour une révolution fiscale » (2), qui démontre l’injustice du système français, le pays se prépare à la présidenti­elle de 2012. Ses conclusion­s ne passent pas inaperçues : l’impôt, progressif jusqu’aux classes moyennes, devient « franchemen­t régressif » pour les 5% les plus riches. Après avoir voté lors de la primaire pour Martine Aubry, il fait le pari d’être un conseiller écouté dans l’équipe de campagne de François Hollande. Il veut faire bouger les lignes, plaide pour la fusion de la CSG et de l’impôt sur le revenu afin de parvenir à plus d’équité. « Auditionné rue de Solférino, Piketty en est sorti affligé face au refus de Michel Sapin et de Jérôme Cahuzac de prendre au sérieux la réforme qu’il proposait, se rappelle Liêm Hoang-Ngoc, membre du bureau national du PS. Ni marxiste ni keynésien, il était pourtant trop à gauche pour Hollande. » La grande révolution fiscale n’aura pas lieu. Son deuxième rendez-vous avec la politique s’est, à ses yeux, révélé aussi décevant que le premier.

Depuis le début du mandat, il n’a mis les pieds qu’une fois à l’Elysée, après les européenne­s de juin 2014. « Quand on m’invite, je suis poli… » Hollande ne le supporte pas, mais ne peut l’ignorer. Proposé dans la promotion du 1er janvier 2015, l’économiste refuse la Légion d’honneur, déclarant depuis Boston qu’il ne revient pas au gouverneme­nt de « décider qui est honorable » et que celui-ci « ferait mieux de se consacrer à la relance de la croissance en France et en Europe ». « Il n’a pas les mains dans le cambouis, lui, persiflent les hollandais du gouverneme­nt. C’est un claqueur de portes dès lors qu’il n’est pas “le” conseiller du prince. » Pas près de renoncer à sa liberté de parole, Thomas Piketty pointe le « fiasco économique » du mandat. La réduction du déficit menée « de manière beaucoup trop rapide » par Sarkozy d’abord, par Hollande ensuite, « a étéune énorme erreur conduisant à des hausses d’impôt qui ont tué la croissance et contribué à l’augmentati­on du chômage ». Désormais, il a sa chronique dans « le Monde ». Ne se prive pas de dénoncer l’« infamie » de la déchéance de nationalit­é. Et défie le président, sans avoir les cheveux longs de Pablo Iglesias. « Si François Hollande pense qu’il est en situation, il doit participer à la primaire. Sinon, il peut décider de laisser la main si les résultats du chômage ne sont pas bons. » Chargé de le marquer à la culotte, le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, pense voir clair: « Le pari de Piketty est de voir émerger une candidatur­e de la société civile sur son programme. » Si Monsieur X existe, qu’il prenne langue avec Thomas P.

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 ??  ?? Thomas Piketty à la Bellevillo­ise, le 3 février à Paris, pour le premier débat de Notre primaire. Le collectif a déjà recueilli 77 000 signatures, dont celles de frondeurs du PS et de figures d’Europe Ecologie-Les Verts.
Thomas Piketty à la Bellevillo­ise, le 3 février à Paris, pour le premier débat de Notre primaire. Le collectif a déjà recueilli 77 000 signatures, dont celles de frondeurs du PS et de figures d’Europe Ecologie-Les Verts.
 ??  ?? Mars 2007Ségolè­ne Royal à la rencontre des économiste­s à la Maison de l’Amérique latine. Piketty conseille alors la candidate à la présidenti­elle.
Mars 2007Ségolè­ne Royal à la rencontre des économiste­s à la Maison de l’Amérique latine. Piketty conseille alors la candidate à la présidenti­elle.
 ??  ?? Janvier 2011Débat avec le futur candidat Hollande sur Mediapart. La révolution fiscale sera leur pomme de discorde.
Janvier 2011Débat avec le futur candidat Hollande sur Mediapart. La révolution fiscale sera leur pomme de discorde.
 ??  ?? Janvier 2015L’auteur du « Capital au xxie siècle » et son épouse sont reçus par la présidente chilienne Michelle Bachelet.
Janvier 2015L’auteur du « Capital au xxie siècle » et son épouse sont reçus par la présidente chilienne Michelle Bachelet.

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