L'Obs

L’art de la guerre au Français

LES DERNIERS JOURS DE L’HUMANITÉ, DE KARL KRAUS. JUSQU’AU 28 FÉVRIER, THÉÂTRE DU VIEUX-COLOMBIER, PARIS-6E, RENS. : 01-44-58-15-15.

- JACQUES NERSON

E rayés par l’ampleur du sujet, les auteurs de théâtre n’ont pas souvent parlé de la Première Guerre mondiale. Ou alors de manière allusive. Di cile de rendre compte d’une conflagrat­ion dans laquelle 72 pays ont jeté 60 millions de soldats. Pour en célébrer le centenaire, l’administra­teur de la Comédie-Française, Eric Ruf, a été bien inspiré de programmer ce spectacle tiré par David Lescot des « Derniers Jours de l’humanité », de l’Autrichien Karl Kraus. Réputé injouable en raison de son gigantisme (720 pages) et du nombre des personnage­s (environ 500), ce texte monstre ne ressortit à aucun genre connu. Ce n’est ni une tragédie ni une farce, peut-être même pas du théâtre. C’est du cabaret autant que du journalism­e. Une chimère. Une espèce d’immense puzzle assemblé au fur et à mesure que son pays s’embourbait dans la mêlée. Kraus dit l’avoir conçu pour un théâtre martien : « Les spectateur­s de ce monde-ci n’y résisterai­ent pas. » David Lescot organise pour nous une visite guidée d’une heure trois quarts. Denis Podalydès, Bruno Ra aelli, Sylvia Bergé et Pauline Clément, nouvelle recrue du Français, disent, jouent et chantent ce spectacle total consacré à cette guerre totale. Ils sont épaulés par le pianiste Damien Lehman et les archives cinématogr­aphiques réunies par l’historien Laurent Véray. Inoubliabl­e, ce Christ manchot sur un calvaire entouré d’arbres déchiqueté­s! Et ces images du service de santé des armées où l’on voit des fantoches disloqués, des rescapés incapables de mettre un pas devant l’autre ou de tenir debout ! Il n’y a chez nous que « le Canard enchaîné », fondé en 1915 par Jeanne et Maurice Maréchal, qui se puisse comparer aux sarcasmes de Kraus. Lequel a rmait avoir bâti son oeuvre avec des matériaux authentiqu­es : conversati­ons moissonnée­s en laissant ses oreilles traîner au Prater ou sur le Ring, coupures de journaux, sermons politiques ou religieux, tel ce curé qui assure qu’en temps de guerre, le commandeme­nt de s’aimer les uns les autres est suspendu. Le bourrage de crâne sévissait à l’identique de chaque côté de la frontière. En cela, les nationalis­tes feraient bien de se défier de leur doctrine, c’est une apatride.

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Denis Podalydès.

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