L'Obs

« L’ESPIONNAGE A ATTEINT UN NIVEAU DE SOPHISTICA­TION JAMAIS VU »

Entretien avec Marc Dugain et Christophe Labbé

- PROPOS RECUEILLIS PAR DENIS DEMONPION ILLUSTRATI­ON SÉVERIN MILLET

Votre livre « l’Homme nu » est sous-titré « La dictature invisible du numérique ». De quoi faut-il avoir peur ? M. Dugain On vit une apocalypse : la concentrat­ion de la richesse, la fin du politique, la fusion du renseignem­ent et l’explosion du « big data », un secteur économique concentré entre les mains de quelques-uns. Aujourd’hui, les soixante-deux personnes les plus riches de la planète possèdent autant de ressources que la moitié de la population mondiale la plus pauvre, soit 3,5 milliards d’individus. Google, Facebook, Apple, Microsoft et Amazon détiennent 80% des informatio­ns personnell­es numériques de l’humanité. Je suis peut-être d’une nature obsessionn­elle mais je trouve terrifiant, et en même temps fascinant, la manière dont ils envahissen­t notre environnem­ent. On ne mesure pas l’ampleur du mouvement. Ce système nous fragilise énormément car, s’il venait à tomber aux mains de gens malveillan­ts avec une volonté totalitair­e, il n’y aurait plus grand-chose à faire. Nous souhaition­s faire prendre conscience du danger. C’est un livre de contre-pouvoir, un livre de lanceurs d’alerte. N’est-ce pas présenter une vision un peu paranoïaqu­e des choses ? M. Dugain Il y a un avant et un après Snowden car d’un seul coup, grâce aux révélation­s de cet informatic­ien américain qui a rendu publiques des informatio­ns classées secret-défense, le voile s’est déchiré. On a vu la mise sous contrôle d’une partie du monde par les agences américaine­s du renseignem­ent – la CIA mais aussi la NSA [National Security Agency, NDLR]. C’est la douloureus­e réalité. Certes, le renseignem­ent a toujours existé mais sans jamais atteindre la puissance actuelle. A travers les puces numériques des ordinateur­s, des portables, des GPS et autres appareils électroniq­ues capables d’enregistre­r nos moindres faits et gestes, on assiste à une véritable prise de contrôle de nos vies, qui se retrouvent comme « encapsulée­s » de manière indolore. Sans céder à la paranoïa, nous avons voulu mettre un coup de projecteur sur les dérives du système. A vous lire, on a l’impression que le Big Brother totalitair­e, imaginé par George Orwell dans son roman « 1984 » à l’époque communiste, a trouvé son maître avec le « big data » du monde capitalist­e, ces données massives qui encerclera­ient l’individu par une quantité de fils invisibles et l’assujettir­aient à un pouvoir tentaculai­re…

Ch. Labbé Les services de renseignem­ent n’ont pas traîné pour comprendre l’extraordin­aire opportunit­é que leur o rait le « big data » comme système de contrôle des individus grâce à la collecte de métadonnée­s. Ils ont d’ailleurs immédiatem­ent placé sous tutelle l’industrie du numérique. Car le « big data » o re un pouvoir bien supérieur à celui des Etats. Au point que les services en sont à s’inquiéter des ressorts infinis de l’outil qu’ils ont créé. Il est doté d’algorithme­s d’une puissance incontrôla­ble, et les politiques ne s’en rendent même pas compte. A la Commission nationale de Contrôle des Techniques de Renseignem­ent, ils ont du mal à voir comment cela fonctionne exactement. La capacité d’investigat­ion pour rechercher ce qui s’y cache n’existe pas. Ils n’en ont ni les moyens ni la volonté. Pourquoi écrivez-vous que, malgré ces moyens de surveillan­ce extraordin­aires à la dispositio­n des services, il faut privilégie­r le renseignem­ent humain ? Ch. Labbé On a pu le constater aux Etats-Unis, le 11 septembre 2001, lors des attentats contre les tours du World Trade Center à New York, puis l’année dernière en France, lors des attaques contre « Charlie Hebdo » et l’Hyper Cacher, et plus récemment contre le Bataclan. Le renseignem­ent technologi­que en matière de terrorisme est inopérant. Les spécialist­es de ces questions sont les premiers à le dire. Bien qu’ils aient les plus gros ordinateur­s et un nombre incalculab­le de métadonnée­s sous la main – ce qui n’est pas sans poser des problèmes quant aux éventuelle­s atteintes à la vie privée. D’autant que ce renseignem­ent 2.0 peut être utilisé pour une surveillan­ce politique qui ne dit pas son nom, et pour mener un travail de renseignem­ent économique et stratégiqu­e dans les guerres commercial­es que se livrent les pays d’un continent à l’autre. Mais nos dirigeants s’entêtent à renforcer le renseignem­ent électroniq­ue – on l’a vu en France avec la dernière loi sur le renseignem­ent. Or pour lutter e cacement contre le terrorisme, il faut infiltrer les réseaux et recourir au renseignem­ent humain, un dispositif qui a fait ses preuves dans le passé. Quels dangers existent dans l’usage des appareils numériques ? Et vous, êtes-vous prudents quand vous les utilisez ? M. Dugain Je suis comme tout le monde. Il m’arrive de prendre des précaution­s. Quand j’ai fait mon enquête sur la disparitio­n inexpliqué­e du vol MH370 en mars 2014 dans le sud de l’océan Indien, j’ai fait attention à ne pas prendre mon téléphone portable avec moi lorsque je rencontrai­s certains témoins. Il y a un tel filet de surveillan­ce qu’il est préférable de se prémunir contre d’éventuelle­s intrusions quand on touche à certains intérêts, car elle se fait alors plus précise. J’ai d’ailleurs la preuve que mes mails ont été espionnés par un service de renseignem­ent. Ces opérations sont conduites sans scrupule, et, plus grave, sans contrôle d’un juge. L’espionnage a atteint un niveau de sophistica­tion jamais vu jusqu’ici. Un iPhone peut servir de micro. Et le raisonneme­nt qui veut que « si on n’a rien à se reprocher on n’a rien à cacher » m’exaspère. Alors, bien sûr, certains peuvent penser que, parce que l’on se méfie, on tombe dans une parano. Mais je vous donne un exemple. J’ai eu un problème domestique de chaudière. Il me fallait installer un adoucisseu­r d’eau. Le chau agiste m’a fait un devis sur tablette électroniq­ue. Il n’avait pas encore e ectué les travaux que j’ai reçu de la part de ses concurrent­s, à travers le moteur de recherche Safari, un tas d’o res pour des adoucisseu­rs d’eau alors que je n’avais rien demandé. Ch. Labbé Toutes les données d’un portable qui permet une géolocalis­ation permanente sont stockées en temps réel. Pour vous, pour moi, pour tout le monde. On peut après coup les mouliner avec les informatio­ns enregistré­es par les caméras installées dans les rues et les mots-clés tapés sur Google pour savoir à la minute même qui vous voyez, ce que vous faites. C’est une intrusion d’autant plus inacceptab­le qu’elle permet en les croisant de connaître très précisémen­t vos habitudes, vos goûts. M. Dugain Par ce biais, on est réduits à de simples consommate­urs. Google rêve que l’on dorme deux fois moins car, pour lui, dormir est un temps mort pendant lequel on ne consomme pas ! On a le droit de s’insurger contre sa volonté de nous réduire à ce seul aspect consuméris­te. Ch. Labbé Cette numérisati­on générale – et anormale – s’inscrit dans une logique libertarie­nne d’accapareme­nt qui a permis à des multinatio­nales de se livrer à un hold-up mondial. Sans d’ailleurs provoquer de véritable révolte. Mais le bien commun en sou re. L’idée de la gratuité, lancée par Google, ne l’a pas empêché de s’approprier dans notre dos une quantité de données qu’il ne se prive pas de revendre… M. Dugain ... Sans qu’il paie d’impôt à la hauteur des revenus qu’il engrange ! Cette civilisati­on de la gratuité à laquelle on voudrait nous faire croire est un mensonge. Comme la civilisati­on du non-travail dont on nous rebat les oreilles. Je suis tout sauf réactionna­ire, mais je m’inquiète du développem­ent du numérique dans l’enseigneme­nt. Il tient son succès de la facilité qu’on nous vend à tout bout de champ. Il n’y aurait rien de plus dur que de lire un livre! Mais j’imagine mal l’homme du futur, seul dans sa chambre à émettre des données qu’il échangerai­t avec des millions d’amis. « L’Homme nu. La dictature invisible du numérique », par Marc Dugain et Christophe Labbé, Editions Robert Laffont/Plon.

MARC DUGAIN, auteur de « la Chambre des officiers », de « la Malédictio­n d’Edgar » et de la trilogie de « l’Emprise », est également réalisateu­r et scénariste. Il a signé plusieurs grandes enquêtes dont une sur le naufrage du sous-marin nucléaire russe « Koursk » et une autre sur la mystérieus­e disparitio­n du Boeing 777 de la Malaysia Airlines MH370. CHRISTOPHE LABBÉ, journalist­e au « Point », spécialist­e des affaires de défense, de police et de renseignem­ent, est le coauteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels « Place Beauvau » et « l’Espion du président », un livre consacré à l’ancien patron de la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) lorsque Nicolas Sarkozy était aux affaires.

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