L'Obs

ROCK

Anarchy in Madagascar

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER FABRICE DEMESSENCE

Le 4 décembre, quatre garçons que personne n’avait jamais vus ont déboulé aux Trans Musicales de Rennes. Le gringalet qui a la bouche de Mick Jagger s’était enveloppé dans un drapeau breton. Il a articulé : « Nous sommes The Dizzy Brains, on vient de Madagascar, c’est la première fois qu’on sort de chez nous, de notre bled. » Puis, entre deux salves d’aboiements et de ri s rugueux : « On a la rage, on a fait quinze heures de vol, vous vous rendez compte? On n’avait jamais pris l’avion, jamais vu la mer. » Quarantene­uf minutes plus tard, le gringalet bouclait le concert, magnétique et torse nu comme Iggy Pop, sur une montée chromatiqu­e pleine de larsen. Le lendemain, la rumeur donnait The Dizzy Brains comme « la révélation » du festival – qui depuis Nirvana en 1991 en a pourtant découvert d’autres.

Ce 12 avril, les punks de Mada sont de retour pour jouer au Printemps de Bourges et sortir leur premier album, avant d’entamer une longue tournée à travers la France, la Belgique et le Canada. On les cueille à l’atterrissa­ge, lessivés par un voyage interminab­le, dans un bistro parisien près du Bataclan. Les enragés sont doux comme des agneaux : « Rennes, c’était une belle expérience, résume Eddy, le chanteur, en ajustant ses lunettes. A Tananarive, on joue plutôt devant dix ou vingt personnes : y a ta mère, ton père et des filles qui te suivent. Là, il y avait 4 000 personnes à guichets fermés, ça nous a étonnés. »

Il faut écouter leur disque pour comprendre. Entre un ska frénétique, une ballade vénéneuse et une version musclée des « Cactus » de Jacques Dutronc, « Out of the Cage » parle de sexe et de révolte en recyclant bruyamment les influences des Stooges, des Ramones, des Sonics, des Clash. Rien de très neuf sous nos latitudes, et pourtant : il y a là-dedans une énergie, une colère, une urgence comme on n’en entend pas tous les jours et qui, au moment où l’Occident célèbre les quarante ans du punk en le momifiant dans des musées, redonnent du poil de la bête aux clichés les plus usés du rock. Quand ces gamins braillent « c’est pas évident de vivre avec tous ces flics prêts à te tirer dessus » (en malgache) ou « mon pays natal est si violemment crétin » (en anglais), ce ne sont pas des figures de style. « Les Malgaches n’ont pas de futur. Le pays est tellement corrompu, tellement punk, que, chaque fois que tu bouges, tu dois filer de la thune. Aux flics en premier », dit Eddy (né en 1990). « Il y a eu beaucoup de crises politiques et d’émeutes depuis qu’on est mômes. Ça nous a un peu attaqué la tête », dit son frère Mahefa (bassiste, né en 1994). « Pour 10000 ariarys, ça fait 3 euros, on peut te tuer », dit Poun (guitariste, né en 1991). « C’est vrai », dit Mirana (batteur, né en 1981). Eddy encore : « Dans un bar à Mada, il y aurait déjà des mendiants qui tapent à la porte, et quelqu’un qui court parce qu’on lui a chopé son sac. Une personne pourrait mourir là, aussi, pendant qu’on parle. Les gens n’ont pas de réaction. C’est l’anarchie. »

Dans la vie, il y a des cactus, et eux se piquent de le savoir. Récemment, un malheureux s’est fait poignarder juste devant la maison des parents d’Eddy et Mahefa. Eux y vivent toujours. C’est là que l’aîné a eu l’idée des Dizzy Brains :

« Notre père passe toujours des vinyles de Jacques Dutronc, Claude François, Sheila… Une fois, il a passé “Sept Heures du matin” de Jacqueline Taïeb. J’étais aux toilettes, je me suis dit : “Ouah, ça c’est du ri .” J’ai dit à mon frère qu’on allait faire un groupe. » Aujourd’hui, ils ont des instrument­s à la maison. Ça les change de l’époque où ils devaient en emprunter (« c’est mort si tu veux acheter une guitare, il faut trois ou quatre mois de salaire ») et « composaien­t dans leur tête en gardant ça dans leur téléphone ». La date clé de leur histoire, c’est le 28 décembre 2013. Ils jouaient au Pub, un bar « assez crade » où Eddy a su attirer « le boss de Libertalia-Music Records ». Leur son énervé lui a plu : il a conseillé aux frangins de changer de musiciens, leur a présenté le guitariste et le batteur actuels, les a fait travailler, a filé une démo aux Trans Musicales. La suite les attend, loin de Mada, du chaos, et de leur père, ce « fan n° 1 » qui a pleuré à l’aéroport de Tananarive : « Il est malheureux de ne pas pouvoir venir avec nous. Mais d’un côté il est fier. C’est un rêve à lui que nous on a réalisé. » « Out of the Cage », par The Dizzy Brains (X-Ray Production). Tournée française du 13 mai au 26 juin.

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