L'Obs

THÉÂTRE

Golshifteh Farahani, une Persane à Paris

- Golshifteh Farahani

Quand il a été annoncé que Golshifteh Farahani allait jouer « Anna Karénine », la températur­e est montée d’un cran au journal. Les cinéphiles citaient les films où elle a tourné, depuis « Mensonges d’Etat », de Ridley Scott, et « A propos d’Elly », d’Asghar Farhadi, jusqu’aux « Malheurs de Sophie », de Christophe Honoré, où elle incarne la mère de la petite polissonne, et à « Paterson », de Jim Jarmusch, en sélection o cielle au Festival de Cannes. Ils auraient donné un bras pour l’interviewe­r. Quelle déception quand ils ont compris que ça se passait au théâtre! C’est donc le chroniqueu­r dramatique qui s’y colle. En chemin, il s’exerce à prononcer son prénom. Pas moyen. Le mot « gefilte » lui vient aux lèvres. Lamentable. En persan, Golshifteh veut dire « amoureuse de la fleur ». C’est autrement plus joli que gefilte fish (« carpe farcie », en yiddish).

Le lapsus ne l’aurait pas vexée, elle a trop d’humour pour ça. Aucune actrice n’est moins narcissiqu­e. Nul apprêt, elle est naturellem­ent belle. Mais en doute : « Vous savez, dans la rue, on ne se retourne pas sur mon passage. Pas besoin de lunettes de soleil pour me cacher. Et je ne suis pas coquette. Louis Garrel, mon ancien compagnon, me l’a assez reproché ! » Il est en tout cas courageux de revenir au théâtre quand on s’en est si longtemps éloigné : « Je suis d’une famille de théâtre, j’en faisais en Iran. A 18 ans, j’ai travaillé avec un disciple de Grotowski. » Elle voulait partir pour l’Italie rencontrer Thomas Richards, qui fut le principal collaborat­eur du maître polonais, mais le cinéma l’avait déjà happée, et les rendez-vous manqués se sont accumulés: « J’ai été sur le point de jouer avec Peter Brook, mais chaque fois ça a été annulé. Grâce à Louis Garrel j’ai fréquenté Luc Bondy, il a été question d’un rôle pour moi dans ‘‘Ivanov’’, là encore ça ne s’est pas fait. Enfin Gaëtan Vassart est venu, que je ne connaissai­s pas. Le miracle. »

Quand elle est partie sur un tournage avec son adaptation d’« Anna Karénine » sous le bras, elle s’est e rayée : « Tous ces monologues… Quand je suis arrivée, il y a sept ans et demi, je ne parlais pas un mot de français. J’ai lu horribleme­nt mal. C’était honteux. Moi j’ai appris le français dans la rue, sans prendre de cours. Mes partenaire­s sortaient tous du Conservato­ire et moi je débarquais comme une petite grenouille de cinéma, incapable de dire ‘‘agita triomphale­ment’’ ou ‘‘hurlement lugubre’’! » Le joli rire qui fuse ici n’a pourtant rien d’un coassement. Elle a l’impression d’être au paradis. S’extasie sur son metteur en scène, ses partenaire­s, son personnage: « Tolstoï voulait écrire un roman contre l’adultère, mais il est tombé amoureux d’Anna et le roman est parti dans une autre direction. Comme dit Gaëtan, c’est une Madame Bovary russe. » Compte tenu de sa notoriété, elle aurait pu choisir un théâtre plus en vue, mais elle est fière de jouer à la Tempête : « Retrouver la scène, c’est revenir à ma base. Comme si ma mère me prenait dans ses bras. »

L’Iran lui manque « comme un enfant perdu qu’on n’oubliera jamais ». Cet impossible deuil justifie son nomadisme. « Je n’ar- rive pas à me dire : “Voilà, j’habite ici.” Il y a quelque temps, j’ai failli acheter un appartemen­t à Paris, la banque a tant fait de difficulté­s que j’y ai renoncé. Je voulais même quitter la France, je ne voulais plus vivre dans un pays où tout est si compliqué. Je suis comme certains divorcés : après l’Iran, je ne peux pas me marier avec un autre pays. Mes racines sont comme celles des orchidées : à l’air libre. Si j’ai un jour un enfant, peut-être m’en procurera-t-il de nouvelles. » Des enfants, justement, elle compte en avoir. Et leur apprendre le farsi. Intarissab­le sur ce sujet, elle se montre ardemment patriote. Au point, tout en reconnaiss­ant qu’il s’agit d’une « a reuse dictature », de féliciter le régime iranien de maintenir la cohésion d’un pays si composite : « La langue perse n’est pas majoritair­e. On a des Turcs, des Kurdes, des Arabes, des Baloutches collés au Pakistan… L’Iran peut éclater si on ne le tient pas bien en main. »

Elle est reconnaiss­ante à la France de l’avoir adoptée, mais « il faut apprendre les noms des vins, des fromages, Baudelaire, Molière, les arrondisse­ments de Paris… Il y a beaucoup de choses à savoir pour devenir français. Et puis on ne peut pas aborder certains sujets sans paraître ridicule ou complèteme­nt zinzin. » Athée mais en quête de spirituali­té, elle évite par exemple d’en parler chez nous. Elle cite un proverbe chinois selon lequel Dieu cherche à aider les hommes, mais ne les trouve pas parce qu’ils sont soit dans le passé, soit dans le futur : « C’est pour ça qu’en France tout le monde est malheureux et râle : parce que le présent est perdu. A mon arrivée, ça me paraissait bizarre de rester quatre heures à table pour blablater. Quel ennui ! Maintenant j’y prends plaisir, je suis sans doute devenue parisienne. En Iran c’est pour danser et s’enivrer qu’on se réunit. Comme pendant les guerres où l’on peut mourir à chaque instant. En France on croit avoir l’éternité pour soi. Même pas de tremblemen­ts de terre, on n’est menacé par rien. Enfin, jusqu’aux attentats terroriste­s… Si on ne sou re pas, si on n’est pas torturé, on n’existe pas. Si quelqu’un est joyeux, s’il sourit, on lui demande ce qu’il a. Ça, je l’ai appris en quatre ans de vie commune avec Louis Garrel. Pas seulement de lui mais de son entourage : ici c’est de l’angoisse que naît l’orgasme. Alors que l’Iran est un pays un peu bordélique où le futur n’existe pas. La gloire est passée, il n’y a pas d’avenir, alors on s’amuse. On adore pleurer en écoutant de la musique ou de la poésie. Ce n’est pas la douleur, mais la mélancolie. Et quand on fait la fête, on fait la fête. Ici les gens ont l’air si angoissés dans le métro ! Si je reste plus de six mois sur place, j’ai peur de devenir comme eux. »

Il faut alors voir Golshifteh Farahani mimer l’allégresse des bambocheur­s iraniens, puis les faces de carême des usagers de la RATP. Et l’entendre rire. Pas étonnant que cette princesse persane, fraîche comme ses fleurs a ectionnées, ait d’abord été pianiste. Des oiseaux se sont nichés dans sa gorge. « Anna Karénine », d’après Léon Tolstoï, adapté et mis en scène par Gaëtan Vassart. Théâtre de la Tempête, Paris-12e. 01-43-28-36-36. 20 heures. Du 12 mai au 12 juin.

Née en 1983 à Téhéran (Iran), Golshifteh Farahani a joué aussi bien dans des films comme « Syngué Sabour », d’Atiq Rahimi, et « les Malheurs de Sophie », de Christophe Honoré, que dans le cinquième volet de « Pirates des Caraïbes », qui sortira en 2017.

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