L'Obs

ATTENTATS

L’avocat et le terroriste

- ELSA VIGOUREUX

Il a demandé à son « fidèle pote Joël », directeur commercial en retraite, de le conduire dans son Audi Q7 à la prison de FleuryMéro­gis. A 6 heures du matin, vendredi dernier, ils sont partis de Lille. Salah Abdeslam, seul survivant du commando des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, venait de passer sa première nuit après son transfert de Belgique à l’isolement, dans un pyjama de papier, avec pour compagnie un téléviseur, trois livres, dont le Coran, des surveillan­ts de prison sélectionn­és avec précaution et deux caméras accrochées, l’une au-dessus de la porte de sa cellule, l’autre contre le mur de droite. Le samedi, Frank Berton devait s’envoler pour la République dominicain­e, où il défend Christophe Naudin, le Français détenu sur l’île dans l’affaire Air Cocaïne : « Je ne pouvais pas partir sans revoir Salah. » L’avocat lillois, ancien nageur de haut niveau, sait qu’on ne gagne pas une course de fond en hésitant à se jeter à l’eau. Alors il plonge au contact : « Je dois construire tout de suite une relation, lutter contre l’isolement, pour toucher l’humanité de ce garçon. »

Frank Berton a laissé son copain Joël sur le parking. Il a traversé toute la prison, jusqu’au bâtiment 3, pour rejoindre le bureau réservé aux avocats, à l’entrée du long couloir au bout duquel se trouvent les 16 cellules réservées aux détenus isolés. Pendant deux heures, Salah Abdeslam, terroriste raté de 26 ans, et Frank Berton, pénaliste aguerri de bientôt 54 ans, se sont regardés comme deux étrangers embarqués dans une éprouvante et périlleuse aventure. Ils ont parlé aussi. Des paravents que la direction de l’établissem­ent pénitentia­ire a installés devant l’espace douche et toilettes du prisonnier. Mais aussi du prochain rendezvous chez le juge, le 20 mai. « Je lui ai seulement demandé de réfléchir à cinq points, le Bataclan, le Stade de France, la ceinture d’explosifs, la voiture laissée dans le 18e arrondisse­ment et son passage à Montrouge », explique l’avocat. Le silence a ses limites que Frank Berton avait posées quinze jours auparavant : « Les conditions de mon engagement dans ce dossier ont été claires : je ne défends pas quelqu’un qui se tait, parce qu’il n’y a pas de prise pour moi. Si l’accusé est muet, la justice le devient aussi. Et ça, ça ne m’intéresse pas. »

C’est Salah Abdeslam qui a voulu Berton. Sven Mary, son avocat belge, avait dressé une liste d’avocats célèbres susceptibl­es de le représente­r en France. Le 5 avril, alors que Frank Berton plaide

aux assises de Lyon pour l’un des auteurs du braquage de l’agence bancaire Global Cash, Sven Mary laisse un message sur son répondeur. Abdeslam a fait son choix. « Je ne sais pas pour quelles raisons il me voulait, je ne lui ai même pas demandé. Mais quand j’ai rappelé Sven le soir, je lui ai dit : “Faut que je voie le gars.” » Frank Berton a laissé les jours filer, « ni grandes questions ni frayeur », sa décision a mûri toute seule, il a sondé les siens, « collaborat­eurs, potes, famille ». Et le 22 avril, il a roulé, toujours au volant de son Q7, en écoutant les chansons qu’il aime, de Jean-Louis Aubert à Bruce Springstee­n, vers la prison de Beveren, près d’Anvers en Belgique. « J’ai rencontré un gamin paumé, qui a l’âge de mon fils aîné, que je n’imagine pas un seul instant leader parce qu’il n’en a ni la personnali­té ni le charisme. Salah Abdeslam m’a dit en face qu’il s’expliquera­it sur le pourquoi et le comment des attentats de Paris. C’est ce que je voulais entendre. »

Frank Berton affronte la vague médiatique qui déferle quand Abdeslam est transféré en France… Il regarde son visage et son nom collés partout à ceux de son client. Sur le quai de la gare de Lille, dans le hall de l’aéroport Charles-de-Gaulle ou à bord de l’avion qui l’emmène à Saint-Domingue, on le reconnaît. Les SMS et mails pleuvent sur son téléphone. Des inconnus l’interpelle­nt : « Vous n’avez pas honte ? » Des magistrats sortent de leur droit de réserve, le félicitent : « Bravo Frank, tu as des c…, du cran », ou « Merci pour la justice de mener ce combat. Au moins avec vous, cela aura un sens. » Quelques clients de Juréo, son cabinet installé à Lille, lui laissent entendre qu’ils ne voient pas d’un bon oeil cette défense inédite. Berton comprend : «Ils sont libres… » Il observe les commentair­es de ses confrères. Ecoute l’avocat Gilbert Collard affirmer à la télévision que défendre « quelqu’un d’engagé idéologiqu­ement », c’est « endosser son idéologie ». Berton s’entend énoncer l’évidence : « Je n’adhère pas plus à l’idéologie d’un djihadiste qu’à celle d’un braqueur ou d’un violeur. »

Les mauvaises langues l’accusent de se précipiter sous le feu des projecteur­s. Frank Berton n’a pas attendu Abdeslam pour faire parler de lui. Et le bâtonnier de Lille, Me Vincent Potié, confirme : « C’est un homme qui travaille depuis des années maintenant sur des dossiers difficiles. » De l’affaire d’Outreau au Kazakhgate en passant par Florence Cassez détenue au Mexique, les parents Dewailly dont la fille est morte dans les attentats de Marrakech, Magali Laurent, mère de la petite Lila enlevée par son père parti faire le djihad, ou Dominique Cottrez, condamnée pour un octuple infanticid­e, Frank Berton collection­ne les dossiers médiatique­s. « Les affaires complexes lui reviennent naturellem­ent, explique Frédéric Fèvre, procureur général à Nancy, qui l’a connu quand il était en poste à Lille. Frank Berton a l’intelligen­ce des situations, c’est un redoutable débatteur qui sait détecter et exploiter la moindre faille. Je ne suis pas surpris qu’il représente Salah Abdeslam. C’est là toute la grandeur du métier d’avocat. »

Le pénaliste au regard noir profond et aux cheveux gominés gagnera peut-être en crédit au terme de cette affaire. « Mais elle ne lui apportera ni argent ni publicité », assure le bâtonnier lillois. La défense de Salah Abdeslam, que sa famille n’a pas les moyens d’assumer, sera prise en charge par l’aide juridictio­nnelle, rien d’autre. « Deux mille euros à tout casser en attendant le procès. » Pour Fabienne Roy-Nansion, consoeur et amie de Frank Berton, « il n’y a aucun intérêt à prendre ce dossier. Frank le fait pour cette seule raison : il est très fidèle à sa religion d’avocat, les défendre tous ».

C’est vrai. A travers ceux qu’il veut « réhabilite­r dans leur humanité », c’est toujours un peu lui qu’il défend. Celui qui, en enfilant sa robe d’avocat, a su transforme­r sa boue en or. Sa mélancolie en intuition. Le gouffre de sa peine en puits d’énergie. Né à Amiens le 4 juin 1962, Frank Berton est l’aîné de trois enfants, dont une petite fille handicapée. Sa mère est secrétaire du Parti communiste à la fédération du Nord. Son père est représenta­nt de commerce « au volant de sa R16 ». Il cogne sur toute la famille : « Il me battait. Mais vraiment. » Jusqu’au jour où Frank a rendu les coups, pour porter secours à sa mère : « Il est parti, je ne l’ai plus jamais revu. » Et il y a l’absence, subite et inexpliqué­e, de sa soeur, au bout de son adolescenc­e. Il la retrouvera, bien loin dans sa vie d’adulte, au crépuscule de sa vie. Trop tard. Frank Berton, père de quatre enfants, collection­neur de montres et de voitures, dévore la vie autant qu’il peut. Chérit les siens. Rattrape le temps. Répare les gens. Capable d’éponger le pire, il les prend dans leur jus, qu’importe s’il se salit, qu’importe s’il s’abîme. Il dort

“Il est tenace. Il n’est rien qui soit inaccessib­le pour lui.”

quatre heures par nuit, étouffe son asthme dans l’excès de tabac, dit qu’il est « déjà mort dix fois ». Il veut comprendre. Tout. Pourquoi. Comment.

Ceux qui le connaissen­t sont unanimes : Berton est un « passionné », qui n’en a jamais fini d’explorer les méandres de la nature humaine. Quand il est parti, rien ne l’arrête. Bérangère Lecaille, sa femme, avocate elle aussi, dit de lui qu’il est « tenace, en éternel état d’avancement, qu’il n’est rien qui soit inaccessib­le pour lui ». Alors il va à coup sûr s’écorcher encore dans la défense de Salah Abdeslam… « Allez expliquer, vous, à l’opinion publique que cet homme est défendable, commente l’avocate Fabienne Roy-Nansion. Seul Frank peut le faire, il va prendre des coups, mais il a ce grand quelque chose qui lui permet de toujours tirer force de ses vulnérabil­ités. » Il est comme ça : plus le challenge est insurmonta­ble, plus il aime. « Frank a un goût infini pour le risque, la performanc­e et l’aventure, poursuit Vincent Potié. C’est un avocat hors norme pour une expérience profession­nelle et humaine sans commune mesure. » Il sait que personne ne lui fera de cadeau : « Toutes les polices collaboren­t sur ce dossier, les parquetier­s sont vent debout, les juges sont sur les dents, et les politiques passent leur temps à évoquer ce lourd dossier », assure le bâtonnier.

Pourtant, qui peut croire que personne ne voudrait être à sa place ? Au palais de justice comme dans la presse, la course à l’autodésign­ation des avocats de Salah Abdeslam bat son plein. Frank Berton découvre lors de son escale à Punta Cana que le pénaliste Thierry Lévy laisse entendre qu’il pourrait lui aussi être désigné. L’indélicate­sse heurte Berton, qui avait envoyé vendredi un SMS à celui dont il a lu tous les livres : « J’ai vu Salah à Fleury. Pour l’instant, il ne veut personne d’autre que moi. » Les semaines et les mois vont passer. Berton le sait, cette chance jalousée va vite s’étioler sous le poids de la réalité du dossier : 4 cédéroms, 80 volumes de procédures, 80 000 pages de cotes, soit des milliers d’heures de travail pour la petite équipe de pénalistes de Juréo. Il le sait aussi, la solitude va se creuser. Comme toujours. Ça ne l’inquiète jamais. Il dit : « Moi, je peux me retrouver sans rien demain et me faire copain avec un lampadaire. » Frank Berton est entré dans la vie de Salah Abdeslam, et il va s’y enfoncer. Il le sait encore, comme une sentinelle dans le tréfonds de l’âme humaine. Mais la peur est un mot qu’il ne connaît pas. Ou trop.

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Le 27 avril dernier, la police escorte le convoi qui emmène Salah Abdeslam à la prison de Fleury-Mérogis.

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