L'Obs

WEB

Génération pétition

- ÉLODIE LEPAGE

Vous rêveriez d’un ministère du bien-être animal? Cliquez sur la pétition en ligne. Vous êtes contre la suppressio­n du « Petit Journal » de Canal+ ? Cliquez encore ! Vous êtes outré que les crimes de pédophilie ne soient pas imprescrip­tibles ? Allez, un clic de plus! La France pétitionne à qui mieux mieux. Sur internet, pas dans la rue. Plus besoin de stylo ni de feuille blanche, il su t de se connecter sur l’un des sites spécialisé­s dans ces appels 2.0. : l’américain Change.org, le français MesOpinion­s.com, le canadien Avaaz…

Les préoccupat­ions de l’époque

Depuis leur création il y a une dizaine d’années, jamais leurs compteurs n’ont tourné aussi vite. « En France, 4 000 pétitions sont mises en ligne chaque jour sur notre site depuis le début de l’année. Jusqu’en 2015, on en comptait 1 000, note Sarah Durieux, directrice adjointe des campagnes chez Change.org, le leader du marché. Et le nombre de signatures par texte ne cesse d’augmenter. Il y a encore deux ans, 20 000, c’était la fourchette haute. Aujourd’hui, c’est de plus en plus jouable d’atteindre les 100 000. » Même constat chez MesOpinion­s.com : « Jusqu’en octobre, on mettait en ligne 70 pétitions par semaine; désormais, on oscille entre 125 et 130 », précise Mathilde Batteux, responsabl­e éditoriale du site.

L’incroyable succès remporté l’hiver dernier par deux appels a fait monter d’un cran cette fièvre pétitionna­ire. En décembre, une pétition exhortait François Hollande à accorder la grâce présidenti­elle à Jacqueline Sauvage, une sexagénair­e tout juste condamnée en appel à dix ans de prison pour avoir tué son mari qui la battait. Le texte a engrangé en quelques semaines plus de 430 000 soutiens et, le 31 janvier, le président de la République obtempérai­t. Trois mois plus tard, c’est une pétition contre la loi travail qui a battu tous les records. Mise en ligne le 18 mars, elle comptabili­se un mois après 1,3 million de signatures. Depuis, le projet de loi a été détricoté. « Il y a un e et d’entraîneme­nt, poursuit Sarah Durieux. Dans les deux cas, les gens ont vu qu’une pétition pouvait déboucher sur des décisions très fortes. Cela donne envie de lancer la sienne. » Etudiants, mères de famille, militants, tout le monde y va de son coup de gueule. Les causes, des plus sérieuses aux plus légères, balaient le spectre des préoccupat­ions de l’époque : de la titularisa­tion des auxiliaire­s de vie scolaire à la mise en place d’un menu végétalien dans les restos U de Besançon en passant par le retour à son poste de l’ancien juge antiterror­iste Marc Trévidic. Même les politiques s’y mettent. Il y a encore quelques mois, ils se contentaie­nt d’en signer; aujourd’hui, ils en lancent. Eva Joly, dans la foulée du scandale des « Panama papers », veut « en finir avec le secret bancaire »; la maire de Paris, Anne Hidalgo, réclame que les normes de pollution de l’air soient appliquées dans toutes les industries en Europe.

“Faciliter le processus”

En quinze ans, internet a révolution­né notre vie quotidienn­e. Aujourd’hui, on achète en ligne, on drague en ligne, il est logique que l’on s’engage aussi par ce biais. « Pétitionne­r est directemen­t lié au fonctionne­ment de notre système démocratiq­ue représenta­tif, confirme Yann-Arzel Durelle-Marc, maître de conférence­s en histoire du droit à l’université Paris-XIII. La nouveauté, c’est que ces sites facilitent le processus. » Il est plus aisé de militer derrière son ordi que de descendre dans la rue… D’aucuns parlent même de « clictivism­e » ou d’« activisme paresseux ». Alex Wilks, responsabl­e de campagne chez Avaaz, se veut plus positif : à l’écouter, les Français ont « la pétition dans le sang. Ce moyen de s’exprimer fait partie de votre culture. Vous êtes la deuxième nationalit­é la plus active chez nous, après les Brésiliens ». Est-ce vraiment bon signe? L’appel 2.0 ne serait-il pas surtout le moyen pour les pétitionna­ires de compenser leur déception ou leur exaspérati­on vis-à-vis d’une classe politique jugée frileuse ou indi érente à de trop nombreux

sujets ? « S’ils avaient l’impression d’être entendus quand ils vont voter, les Français se serviraien­t peut-être moins de cet outil », ironise Jean-Gabriel Contamin, professeur en sciences politiques à Lille-II.

La pétition en ligne, c’est le combat de David contre Goliath version numérique. D’un clic, le citoyen fait plier le pouvoir, le consommate­ur trembler l’industrie, le petit prend sa revanche sur le puissant… L’an dernier, la direction d’une usine PSA en Moselle voulait licencier un médecin du travail sans motif valable. « Elle se contentait d’exercer ses fonctions en toute indépendan­ce, explique Jean-Pierre Mercier, délégué syndical CGT PSA Peugeot-Citroën. Mais pour la direction, elle était trop à l’écoute du mal-être des salariés. » Le dossier s’envenimant, il a créé un appel sur Change. org pour qu’elle conserve son poste. Victoire, avec plus de 8000 soutiens. « La pétition a constitué un moyen de pression supplément­aire », analyse-t-il. Elles aussi dans le viseur d’un appel l’an dernier, les éditions Magnard ont abandonné leurs cahiers de vacances « genrés », et Eram s’est engagé à ne plus utiliser de cuir végétal issu de la déforestat­ion en Amérique du Sud.

L’art du “storytelli­ng”

Pour d’autres pétitionna­ires, c’est une façon de surmonter une épreuve, voire de lui donner un sens. Cadre marketing, Alexandre Marie a perdu une nièce de 13 ans dans un accident de manège en 2014. Sa soeur et lui ont alors lancé un appel exigeant l’améliorati­on de la sécurité de ces installati­ons. « La mort de Maéva a été un tel drame qu’on a ressenti le besoin d’agir pour oublier un peu notre chagrin et peut-être permettre d’éviter que ce genre d’accident ne se reproduise », ditil. A l’arrivée, 125086 signatures douces comme un baume sur une plaie lancinante.

Di cile de savoir précisémen­t combien de pétitions obtiennent gain de cause : chez Change.org, on avance triomphale­ment le chi re d’une victoire déclarée toutes les heures dans le monde ; chez MesOpinion­s. com, celui, approximat­if, d’un appel gagnant sur 10; chez Avaaz, mystère et boule de gomme. Surtout, une pétition peut a oler les compteurs sans aboutir à quoi que ce soit. Comme celle pour le rejet de la directive « secret des a aires » menée par Elise Lucet ellemême, qui a tout de même suscité 543 641 clics. A l’arrivée, rien, pas plus d’e et que la multitude de pétitions qui plafonnent péniblemen­t à quelques dizaines de soutiens, voire moins, comme cette demande de suppressio­n de l’accent sur le « a » – 8 signatures en six mois! – ou cet appel contre les remises de peine systématiq­ues – 43 soutiens en quatre semaines.

Comment faire partie du petit club des gagnants ? En termes de clic, mieux vaut tenir une bonne histoire qui permettra l’identifica­tion et/ou suscitera l’émotion. Soit l’art du storytelli­ng appliqué à l’e-pétition. Karine Plassard, qui s’est battue pour la libération de Jacqueline Sauvage, a mesuré combien « l’histoire de cette femme battue condamnée à une lourde peine de prison a touché intimement beaucoup de gens, notamment des femmes ou des proches de femmes dans le même cas ». Il y a aussi

ces causes dans l’air du temps qui font recette sans trop d’efforts, comme la protection de l’environnem­ent ou la défense des animaux : 218840 personnes ont signé sur Avaaz contre les pesticides tueurs d’abeilles, 87115 sur MesOpinion­s.com contre la culture de l’huile de palme sur l’île de Bornéo. 542 262 acharnés y réclament aussi la peine maximale pour une femme ayant enterré vivante sa chienne! Quant au texte appelant Barack Obama à lourdement condamner le chasseur américain qui a tué de façon illégale le lion Cecil au Zimbabwe en juillet 2015, il a été cliqué par plus de 157 000 personnes.

“#onvautmieu­xqueça”

Au-delà du nombre de clics, une pétition, pour exister, doit être relayée. Ce qu’on appelle, chez Change.org, créer une « dynamique de mobilisati­on ». « La pétition contre la loi travail a bénéficié d’un important relais sur les réseaux sociaux grâce au #onvautmieu­x que ça, analyse Benjamin des Gachons, le directeur France. Même dans le cas de petites pétitions locales, l’appel n’est que le point de départ de la mobilisati­on dès lors que le pétitionna­ire est capable d’animer sa communauté de signataire­s. » L’objectif, à terme, est de retourner IRL (« in real life ») en organisant une manifestat­ion qui permettra d’avoir un écho dans les médias et de mettre en place le cercle vertueux : médiatisat­ion-signatures, signatures-médiatisat­ion. Trouver un parrain ou une marraine influent est évidemment essentiel. Le Graal ? La signature de people. « Des personnali­tés comme Philippe Torreton et Jean-Luc Mélenchon ont signé notre pétition en faveur du médecin, raconte Jean-Pierre Mercier de chez PSA. D’un point de vue symbolique, c’est important, ce genre de soutien. » Pour Jean-Gabriel Contamin, professeur en sciences politiques à Lille-II, les pétitions doivent surtout « entrer en résonance avec l’intérêt d’un politique ou d’un patron ». Depuis quelques mois, des membres du gouverneme­nt ont ainsi officielle­ment un « profil décideur » sur Change.org : la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, la ministre du Travail, Myriam El Khomry, la secrétaire d’Etat chargée des Personnes âgées et de l’Autonomie, Pascale Boistard… Ce profil leur permet de répondre directemen­t à tous les signataire­s d’une pétition qui leur a été adressée. Enfin, en théorie : « Des politiques disent en recevoir tellement qu’ils ne savent pas comment toutes les traiter », souligne Jean-Gabriel Contamin. « Malgré les quelques rendez-vous que nous avons eus au ministère de l’Intérieur, la législatio­n sur les manèges n’a connu aucune avancée ces dix-huit derniers mois, regrette ainsi Alexandre Marie, l’oncle de la jeune Maéva. Et aujourd’hui, le cabinet de Cazeneuve nous renvoie vers le ministère de l’Economie. » Ne pas baisser les bras pour autant. Car des lois sont issues de pétitions 2.0, comme celle de mai 2015 obligeant les supermarch­és à distribuer leurs invendus alimentair­es, ou l’amendement d’octobre 2015 qui a ramené à 5,5% la taxe sur les tampons et les serviettes hygiénique­s. En cas de blocage, les commission­s « pétition » de l’Assemblée nationale et du Sénat peuvent se révéler efficaces.

Quid des marques ou des personnali­tés ciblées par un appel ? L’interpella­tion est rarement bien vécue. En réaction, certains osent le bras de fer. L’Associatio­n des Fabricants de Savon de Marseille (AFSM), qui compte notamment parmi ses adhérents la marque L’Occitane en Provence, a ainsi porté plainte pour diffamatio­n contre l’instigateu­r d’une pétition à 100 000 clics destinée à protéger le « vrai » savon de Marseille. D’autres lâchent du lest. La marque de biscuits Michel et Augustin a renoncé aux oeufs de poules élevées en batterie, même si la pétition qui la visait, lancée par la très offensive associatio­n de défense des animaux L214, n’a été cliquée « que » 3590 fois. Question d’image… « Mais on aurait aimé être interpellé de façon moins accusatric­e. Et à l’avenir, on ne pourra pas toujours céder à ce genre d’injonction, prévient Augustin Paluel-Marmont. On fait actuelleme­nt des essais pour une mousse au chocolat. La recette ne prend pas avec des oeufs de plein air. Que doit-on faire? Y renoncer ? » Ou lancer une pétition pour autoriser les oeufs de batterie juste pour la mousse au chocolat.

 ??  ?? Fin janvier, une manifestat­ion en faveur de Jacqueline Sauvage.
Fin janvier, une manifestat­ion en faveur de Jacqueline Sauvage.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France