L'Obs

PRIX Joseph Andras : « Le Goncourt ? Non merci »

Le jeune Normand sous pseudonyme qui vient de refuser le Goncourt du premier roman est l’auteur d’un livre percutant sur Fernand Iveton, seul Européen guillotiné pendant la guerre d’Algérie. Entretien exclusif

- Joseph Andras

Son nom ne figurait pas dans la liste des finalistes, son livre n’était pas encore en librairie. On s’en fout, a pensé la vénérable Académie Goncourt. Ce 9 mai, à la surprise générale, elle a décerné son prix Goncourt du premier roman à Joseph Andras pour « De nos frères blessés », publié deux jours plus tard chez Actes Sud. Mais le lauréat est resté invisible. Puis il a adressé une lettre aux jurés. Non, il ne voulait ni de leur couronne ni de leurs 3 800 euros : « La compétitio­n, la concurrenc­e et la rivalité sont à mes yeux des notions étrangères à l’écriture et à la création. […] Que l’on ne cherche pas à déceler la moindre arrogance ni forfanteri­e dans ces lignes : seulement le désir profond de s’en tenir au texte, aux mots, aux idéaux portés, à la parole occultée d’un travailleu­r et militant de l’égalité sociale et politique. » Et l’écrivain Eric Chevillard d’en profiter, pour mettre un peu de curare dans son blog : « La vieille académie s’indigne. Et, cependant, comment un écrivain véritable pourrait-il se trouver honoré d’une distinctio­n attribuée par Eric-Emmanuel Schmitt ? Franchemen­t ? »

L’affaire ne s’arrête pas là. Joseph Andras ne s’appelle pas Joseph Andras. C’est un nom de plume où Joseph, comme dit son livre, peut évoquer « le charpentie­r de Judée ou le Petit Père des peuples, c’est au choix ». Qui est-il ? On ne sait pas. « Né en 1984, Joseph Andras vit en Normandie. Il séjourne régulièrem­ent à l’étranger », résume sa notice biographiq­ue. La seule personne à l’avoir rencontré est Marie Desmeures, son éditrice. Elle assure qu’il existe. Elle avait d’abord refusé son premier manuscrit : « Ça se passait entre l’URSS et la France, c’était centré sur une personne réelle qui était communiste. Certains se demandent si Joseph Andras est une arnaque, mais quand on refuse un manuscrit dont on aime l’écriture, on ne demande pas ses papiers d’identité à l’auteur. » Une rumeur a prétendu qu’il vivait du RSA. « Ce n’est qu’une hypothèse, corrige Marie Desmeures. Mais il vit modestemen­t, la dotation du prix ne représente pas rien pour lui. Il est lui-même engagé, politiquem­ent. »

Ceux qui reprochent à Andras un coup de com feraient bien, en tout cas, de lire « De nos frères blessés ». Ce bref roman ressuscite, au présent de l’indicatif, la sinistre histoire de Fernand Iveton, jeune ouvrier communiste qui, en 1956, à Alger, fut torturé et condamné à mort sous les « bravos » de l’assistance pour avoir tenté de poser une bombe dans une partie désaffecté­e de son usine. Il ne voulait tuer personne, mais, comme dit son avocat, « la guerre et la loi n’ont jamais fait bon ménage », surtout quand on invoque « l’état d’exception ». Le président Coty venait de gracier « seize terroriste­s » en cinq mois, Iveton était celui de trop. Il fut le seul Européen guillotiné pendant la guerre d’Algérie. Le garde des Sceaux, lui, s’appelait François Mitterrand ; des décennies plus tard, il ne supportait pas qu’on prononce le nom d’Iveton. Entre-temps, Camus l’aurait soutenu, et Sartre a défendu sa mémoire. Il était temps qu’un écrivain, dans un style incisif qui fait tic-tac avant d’exploser contre la bêtise coloniale, prenne la relève et lui rende justice. Joseph Andras a répondu à nos questions.

Comment vous êtes-vous intéressé à l’a aire Fernand Iveton ? Par l’Algérie. Sa vie revêt cette terre et cette histoire que nous avons en partage. Ouvrier, pied-noir, indépendan­tiste algérien attaché à la France et militant communiste : c’est une trajectoir­e qui file entre les doigts épais. On ne peut le réduire sans l’amputer, ni le récupérer sans lui être infidèle : Iveton m’intéressa immédiatem­ent. J’avais, avant même l’écriture de ce livre, beaucoup lu sur le sujet. Récits, témoignage­s, littératur­e, poésie, enquêtes, essais… Je savais où je mettais les pieds. Il m’a évidemment fallu compléter certains points, creuser certains pans, me renseigner avec précision pour parfaire des pages ou des dialogues, mais la toile de fond m’était familière. L’écriture me prit donc moins d’une année. Vous reproduise­z des mots en caractères arabes… Vous êtes-vous rendu en Algérie ? A plusieurs reprises, oui. D’abord pour raisons familiales. Je n’aurais pu écrire ce livre sans avoir vu l’Algérie – et Alger plus particuliè­rement. C’est une ville superbe, qui frappe par ses coloris et ses chevauchem­ents permanents (le journalist­e Henri Alleg, fameux auteur de « la Question », écrivit dans ses Mémoires à son endroit : « Tout ce qu’elle me révélait m’étourdissa­it. Les couleurs inconnues et éblouissan­tes du ciel et des terrasses, les ruelles étroites de la Casbah s’assombriss­ant brusquemen­t au détour d’un passage pour ressortir dans le soleil. »). Je ne parle en revanche, à regret, pas l’arabe : un ami arabophone a travaillé avec moi sur ces quelques passages que j’estimais nécessaire­s pour restituer ce que j’y ai perçu.

Quelle est la part de la fiction ? La part de l’élan. Celle qui permet de passer de l’histoire académique et profession­nelle à la peau et, si j’osais, la poésie. L’une ne s’oppose pas à l’autre : les deux partagent la même couche mais rêvent à leurs rythmes. Il existait déjà des documents factuels, précis, étayés de notes de bas de page ; j’avais envie de raconter Fernand, de le conter, de l’extraire des sources historique­s pour tenter de lui redonner son poids d’os, de rires, de rages. La littératur­e met en musique – et peut-être en mouvement. Les lettres sont historique­s (celles d’Iveton ou de Maillot), les déclaratio­ns au tribunal et au gre e, en prison, également. La fiction, ici, ne trahit rien ; elle ébauche seulement un pas de côté : le chat Titi, la tache sur la chemise, le taxi gratuit, l’anecdote militaire de Coty, rien n’est inventé. Existe-t-il des versions contradict­oires de l’affaire Iveton, et encore des gens pour l’accabler ? Contradict­oires ? Pas vraiment. Les faits sont établis ; les morales individuel­les font le reste. Il est évident qu’il doit rester, ici ou là, quelques mélancolie­s fanées et autres chouineurs d’Empire pour pester contre le « traître », le « vendu ». Voyez plus largement le niveau des débats dès qu’il est question de la guerre d’Algérie : noms d’oiseaux et bras d’honneur. Le « rôle positif de la colonisati­on » est un coup d’éclat qui n’a que dix ans d’âge : ces gens font de la politique et de l’histoire en comptant sur leurs doigts (x kilomètres de voies ferrés, x liaisons aériennes, x centrales hydrauliqu­es), laissonsle­s à leurs coins de table et leurs petits carnets et occupons-nous, pour reprendre les mots de Frantz Fanon, « de l’homme, de tous les hommes ». Que nous dit cette a aire Iveton sur notre époque ? Le passé cause au présent, c’est un fait. L’histoire peine à savoir sur quel pied danser en matière de concordanc­e des temps : l’épisode colonial reste en travers de la gorge de l’Hexagone. On ne comprend rien à notre pays, dans son boucan et ses textures, si l’on raye d’un trait de plume le siècle dernier. Quel message renvoie Hollande lorsqu’il rend, en 2012, hommage au héraut de la République civilisatr­ice – je songe bien sûr à Jules Ferry (qui, lorsqu’il laissait tomber les flonflons, parlait de « la concurrenc­e, la loi de l’o re et de la demande, la liberté des échanges, l’influence des spéculatio­ns » pour justifier le brigandage colonial) ? Fernand Iveton dit non et ce mot crapahute les siècles et les géographie­s : des rangs de Spartacus aux villages kanaks, il est à croire que les hommes consentent assez mal à baisser continuell­ement la tête. Iveton et ses camarades renâclent au « c’est ainsi ». Ils sapent le confort, celui de l’évidence et de la fatalité – et notre époque, comme hier et demain, a besoin de ces voix en biais. Je ne dis là que des choses bien banales : voyez plutôt l’air du temps ; il empeste les lacrymos.

Considérez-vous votre roman comme engagé ? « Engagé » est un caillou bien trop poli à force d’avoir traîné au fond de toutes les poches... C’est une étiquette un peu convenue, facile. Je ne me qualifiera­is pas de la sorte tant « l’engagement » tient à mes yeux de l’évidence : je suis d’un monde donné, d’une société, d’une Cité ; je suis, comme tout un chacun, un animal social qui a mieux à faire que de se passionner pour le bout de ses chaussures. Mais un livre politique, oui, assurément. Et, sauf cas de schizophré­nie aiguë, il semble improbable d’écrire sur ce type de sujets sans en partager, intimement, charnellem­ent, les ressorts et les lignes. La tradition communiste fait partie de mes sources et foyers, avec d’autres : socialiste­s, écologiste­s, anarchiste­s, féministes... Le communisme porte un projet de transforma­tion globale et internatio­nale ; l’anar-

“Ouvrier, pied-noir, indépendan­tiste algérien attaché à la France et militant communiste : Iveton m’intéressa immédiatem­ent.”

chisme invite à l’indépendan­ce et « au refus de parvenir » ; quel que soit le mot, c’est l’émancipati­on individuel­le et collective qu’ils visent et j’y souscris sans barguigner. La « rouge liberté partisane » dont parle Pasolini dans « la Rage » ne campe jamais bien loin. Je ne vais pas me cacher derrière mon petit doigt et jouer à l’esthète, hors-sol et « dégagé » de la rue à l’entour : l’écriture exige – en tout cas me concernant, et je le déplore – des heures de concentrat­ion, parfois de peine, une énergie qui confine au délire. Quels sont vos écrivains de chevet ? Et les contempora­ins qui comptent à vos yeux ? Question di cile. Les listes ennuient le lecteur et accablent leur auteur dès lors qu’il réalise, deux heures plus tard, qu’il manque quantité de noms à l’appel... Mais si vous y tenez, pêle-mêle et sans trop y réfléchir : en littératur­e, Traven et Blaise Cendrars, Louis Calaferte et Mirbeau, Georges Hyvernaud et Kapuścińsk­i, Vautrin et Moreau, Maspero et Cioran, Orwell et Istrati. Beaucoup de poésie et d’essais, aussi (entre cent : Ginsberg et Marx, Fondane et Zinn, « Une saison en enfer » et Louise Michel, Khaïr-Eddine et Victor Serge, Daumal et le sous-commandant insurgé Marcos). Pour les vivants, je m’arrête volontiers, en librairie, devant les derniers Deville, Olivier Rolin, Alexievitc­h, Vuillard ou Volodine. Et tous ceux que j’oublie ou découvre. Vous avez refusé le Goncourt du premier roman après quelques jours. Avez-vous hésité ? Aviezvous en tête les manières dont Gracq a dit non au Goncourt, et Sartre au Nobel ? J’ai immédiatem­ent refusé de me rendre à la cérémonie – ce qui me semblait univoque et pour le moins précis – puis j’ai adressé quelques lignes à mon éditeur, puisque l’on m’a fait savoir que l’Académie Goncourt attendait une réponse « o cielle », qui les lui a transmises. Cela a pris deux ou trois jours, je ne sais plus : j’ai tâché de me tenir le plus loin possible de toute cette agitation médiatique. Ne vivant pas à Paris, ça aide. Lorsque mon éditrice m’a annoncé la nouvelle, je lui ai signifié mon embarras – c’est-à-dire ma crainte de la récupérati­on du livre, de tordre la parole d’Iveton, de la noyer dans le ra ut des grands médias et des distinctio­ns. Pas d’hésitation en la matière, donc, sinon que je redoutais un peu l’incompréhe­nsion qui pourrait entourer ma réponse : je n’ai pas de goût pour les « scandales » (et encore moins pour le dandysme) et ne souhaitais pas que l’on pût penser que je rejouais Gracq ou Sartre… L’a aire tient en trois mots, et j’espère qu’il sera bientôt possible de discuter du livre sans parler de tout cela : un écrivain écrit – point. Le reste, c’est un tout autre monde, que je ne connais pas et ne tiens pas à connaître, celui des projecteur­s, des poignées de main et des petits-fours. « De nos frères blessés », par Joseph Andras, Actes Sud, 144 p., 17 euros. L’intégralit­é de cet entretien est à lire sur BibliObs.com.

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Fernand Iveton le jour de son arrestatio­n, le 24 novembre 1956.
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Joseph Andras en Normandie.

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