L'Obs

LITTÉRATUR­E Le fabuleux destin de Catherine Poulain

Pendant que les prix pleuvent sur son premier roman, où elle raconte ses dix ans de pêche en Alaska, l’auteur du “Grand Marin” garde des moutons sur les hauteurs de Digne-les-Bains. Reportage

- ANNE CRIGNON

La vie était plus belle avec les loups des mers. Les loups autour d’elle, désormais, sont ceux de HauteProve­nce, et ils font peur. A force de se reproduire avec des chiens errants, ils craignent moins les hommes et attaquent en plein jour. Comme chaque matin, la bergère a tiré les rideaux orange de la caravane quand ses moutons dormaient sur leur coin de prairie, en espérant que tout se passe bien aujourd’hui encore. Au printemps dernier, il y a eu cette brebis éventrée un matin sous ses yeux par un loup e anqué et solitaire, comme il y en a plein dans les parages. Depuis, Catherine Poulain est inquiète. La nuit passée, ce sont les chevreuils qui s’y sont mis. Ils ont fait tomber la clôture qui borde le champ de sainfoin. Il va falloir arranger ça, remettre les piquets debout avant de parsemer le sol de luzerne sèche pour les bêtes. D’ailleurs, il n’y a plus d’eau. Une bulle d’air bloque la circulatio­n dans le tuyau qui relie l’abreuvoir à la flaque naturelle, un peu plus haut, où viennent boire les sangliers. Il va falloir arranger ça aussi. Tel est le laborieux destin de Catherine Poulain sur les hauteurs de Digne, tandis que s’allonge chaque jour la liste de ses lecteurs et des prix remportés avec son « Grand Marin », où elle fait le récit de dix ans d’amour et de pêches sur les mers d’Alaska.

La semaine prochaine, notre bergère reprendra sa tournée des libraires de France pour répondre à mille questions sur les raisons de cet exil lointain et rude. Mais en attendant, la voici qui sonne le départ de son troupeau d’un appel puissant, inattendu de la part de cette personne si menue qui, tout à l’heure, vous parlait des loups d’une voix fluette et cristallin­e – « pas épaisse mais costaud », avait dit le skippeur qui lui o rit sa première place de matelot. Emmené par Titin, le mâle apprivoisé du troupeau, les moutons filent à vive allure : quatre cents mourérous (« museaux roux » en provençal), taillés pour cabrioler dans les montagnes à la recherche du plus petit brin d’herbe rase ou d’a lante entre les cailloux, qui font comme une mer bêlante.

“VOUS ALLEZ Y PERDRE LA VIE”

Garder, c’est courir. Courir toute la journée, endiguer sa panique. C’est qu’il ne faudrait pas perdre une brebis, ou qu’une autre se blesse. Alors il va falloir s’époumoner jusqu’au soir pour contrôler celles qui partent en avant, surveiller celles qui sont à la traîne avec une idée fixe : qu’aucune catastroph­e n’advienne dans ces ravins pleins de terre friable et de pierres qui roulent méchamment sous les pas. « Ça monte, ça monte, c’est a reux, tu dois rattraper celles d’en haut, tu ne vois plus celles d’en bas, disait Catherine Poulain tout à l’heure. Tu n’y vois rien sur des kilomètres et des kilomètres, tu te désoriente­s vite. Tu crois que tu suis le ravin et tu te retrouves ailleurs. Tu es perdue. Elles sont grégaires, mais ne pensent qu’à se perdre pour aller manger, c’est leur but dans la vie. » Catherine a acheté il y a six ans au marché des bergers de Saint-Martin-de-Crau un adorable chiot noir et blanc, border croisé patou. Ça devait faire un bon gardien, paraît-il. Il est devenu ce grand chien a ectueux qui fraternise avec les moutons au-delà du raisonnabl­e : quand l’un d’eux s’en va, il le regarde gentiment s’éloigner. Elle l’a appelé Mozart en hommage à F’Murr et à sa BD « le Génie des alpages », mais c’est un autre chien, prêté par les patrons, qui l’aide.

On y voit mal dans les forêts de chênes verts et de genévriers pleines d’épineux. Elle s’en protège d’une main argileuse, à laquelle manque une phalange, sectionnée en mer dans son autre vie. Dans la comptine, quand il pleut, la bergère rentre ses blancs moutons bien au chaud dans la chaumière. En vrai, leur laine est beige et la bergère glisse. Elle tombe, se fait très mal, pleure, renifle, se mouche avec les doigts et dit des gros mots. La première brebis qui passe se prend un « Connasse ! Putasse ! » qui n’est pas dans la chanson. L’épuisement guette. L’autre jour, un garde-chasse lui a dit : « Je vous ai vue garder, vous allez y perdre la vie. »

Ce métier où l’on tangue au bord des ravins sous la neige et les chutes de pierres, elle ne l’a pas vraiment choisi. Ce fut une reconversi­on nécessaire, il y a sept ans, après son expulsion d’Alaska par les services de l’immigratio­n. Sur les grands bateaux, « Lili », c’est ainsi que son équipage l’appelait, pour les deux voyelles qui s’entendent dans la tempête, Lili,

donc, faisait sa vie sans le papier qui autorise à travailler. Elle a été dénoncée. La vengeance d’un homme peut-être, rendu fou par une liberté qui attire autant qu’elle peut déchaîner de fureur virile. « Etre une petite femelle, c’est pas pour moi, écrit-elle dans “le Grand Marin”. Je veux qu’on me laisse courir. »

Il y a quelque chose de paradoxal à voir une indomptée s’épuiser à rattraper des moutons indociles, mais c’est ainsi : aux saisons de saumon et de cabillaud ont succédé les transhuman­ces, les intérims de bergère et les contrats d’ouvrière viticole dans le Médoc, du côté de Saint-Germain-d’Esteuil. Elle dort alors sous un véritable toit de tuiles dans une vieille maison de famille aux volets verts. Sa vie après l’Alaska, elle l’a choisie sans tout le confort moderne. Le week-end, elle descend sur son quad rouge retrouver la campagne de Manosque et son compagnon, artisan paysagiste, en caravane lui aussi. Il y a longtemps, elle s’était posée pour quelques jours avec son grand marin dans une vraie maison à Anchorage, un pavillon blanc aux stores bleus parmi d’autres pavillons. Dans ces endroits, il faut toujours s’asseoir, canapé, fauteuil, chaise de table. Elle se revoit en train de dépérir. « J’ai peur des maisons et des murs, lui disait-elle. S’il te plaît, allons-nous en. » A Paris, le mois dernier, elle goûtait sans plaisir le luxe d’un hôtel germanopra­tin offert par son éditeur. Sur un plateau de télé, elle s’est sentie un peu embarrassé­e dans son vieux gilet usé. Alors depuis, pour parler de son livre, elle porte une veste de velours, marine comme son rêve ininterrom­pu.

Si elle le pouvait, oui, elle repartirai­t demain pour le bout du monde. On the road again vers ce Grand Nord qu’on appelle « The Last Frontier », avec le désir qu’« un bateau l’adopte », pour lui donner sa vie. D’un berger chevronné, on dit qu’il a la passion. « La passion, je l’ai connue, ce n’était pas celle-là », dit-elle. Son « Grand Marin », elle l’a écrit l’hiver entre deux saisons de moutons dans la maison du Sud-Ouest. Les grands regrets sont toujours muets. Déjà, l’année du bac, elle rêvait d’Abercrombi­e et de Point Barrow, où elle s’assiérait « tout en haut du monde », mais faisait l’effort qu’il faut pour ne pas affoler ses parents. Elle, professeur de géographie, lui, pasteur de gauche qui menait sa femme et ses cinq filles d’un presbytère à l’autre au gré des mutations. Une enfance dans la nature, avec des livres et un père engagé, une enfance comme celle des soeurs Brontë en somme : Catherine à son journal déjà, les autres à leurs poésies.

PLUS HAUT QUE LES MOUETTES

Le jour de ses 20 ans, un 19 septembre, elle saute nue dans la fontaine à Sanary-sur-Mer. On la retrouve l’année suivante en Inde au bras d’un Zampano funambule, mais Gelsomina rêve toujours d’Alaska. Avec des cueilleurs de pêches de Colombie-Britanniqu­e, elle fête ses 30 ans. A 40, c’est la tournée des bars de Kodiak, pleins de matelots décidés à « repeindre la ville en rouge » (se cuiter, en clair). Elle se revoit dans la rue avec un gros bouquet de roses, offert par un pilier de comptoir coiffé d’un chapeau de feutre, et toute sa fureur de vivre exacerbée par le bloody mary.

Une autre année, sur le « Big Valley », sa première pêche aux crabes, en sortant le gâteau d’anniversai­re dans un carré plein de photos de pêche et d’Africaines nues, le skippeur lui demande : « Lili, où aimerais-tu être aujourd’hui pour ton anniversai­re ? » Elle répond : « Ici, bien sûr. » Le bateau a sombré depuis avec son équipage, par calme plat. Une erreur humaine. Et le mystère demeure entier quant aux raisons pour lesquelles on part au bout du monde risquer chaque jour sa vie sur des palangrier­s remplis d’hommes qui picolent et hurlent plus fort que les vents, se brûler le visage sous tous les soleils, manier des lignes qui vous entraînent dans les profondeur­s si l’on s’y prend le pied, attraper la folie du large qui lui fit avaler un jour le coeur encore battant d’un flétan tout juste éviscéré.

Elle a failli mourir d’ailleurs, celle que les marins appelaient « le moineau », d’un empoisonne­ment du sang après qu’un poisson s’est fiché dans sa main. Mais Dieu, que tout paraît fade auprès de cette ivresse et d’un coeur fou de vertiges. Combien de fois là-bas at-elle songé à ceux qui sont restés, « les pieds rivés à terre dans un monde carré trimbalant tout leur poids d’humain » ? « J’ai de la peine pour eux. Je voudrais raconter à tous que je reviens de plus haut que les mouettes. » Peut-être est-il là, le pouvoir du « Grand Marin », éveiller chez son lecteur quelque rêve ancien enseveli par la vie. « Le Grand Marin », par Catherine Poulain, L’Olivier, 372 p., 19 euros. Lire également la critique de Jérôme Garcin dans « l’Obs » du 4 février.

Une pluie de prix Catherine Poulain est née en 1960 à Barr (Bas-Rhin) et a grandi à Manosque. Elle vient de recevoir cinq des sept prix au Festival de Saint-Malo, dont « Ouest-France » – Etonnants Voyageurs, Joseph-Kessel, Gens de Mer et Nicolas-Bouvier. Elle avait déjà remporté le prix Livre & Mer Henri-Queffélec et le prix Pierre-Mac-Orlan. « Le Grand Marin » s’est vendu à 70 000 exemplaire­s. Il figure encore dans les sélections du prix du Livre-Inter, du prix des lecteurs « l’Express » -BFMTV et du prix Orange.

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Hier, marin-pêcheur sur un palangrier dans le Grand Nord. Aujourd’hui, bergère sur les hauteurs de Digne dans les Alpes-de-Haute-Provence.
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Avec l’équipage du « Kulshan » sur les mers d’Alaska.

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