JUSTICE Armand de La Rochefoucauld, un si noble escroc
M. le vicomte et 8e duc de Doudeauville, descendant de l’auteur des “Maximes”, a été mis en examen dans une affaire d’extorsion de fonds en bande organisée. Le dernier épisode d’une vie de dandy de grand chemin, spécialiste des usurpations d’identité
Les premiers temps, il avait accueilli sa nouvelle détention avec son flegme habituel. « La prison, ça me rappelle les pensionnats anglais, le latin en moins », plaisantait Armand de La Rochefoucauld. Certes, ce séjour carcéral n’était pas exempt de petites contrariétés. « C’est un peu difficile, je suis avec un musulman très pratiquant, avec des horaires bizarres, je ne dors pas ou peu », expliquait-il aux policiers lors des premiers jours de détention, en juillet 2015. Des détenus avaient bien tenté de le racketter. Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de croiser un vicomte, fût-il marron, derrière les barreaux. « Tu veux ta soupe ? C’est 10000 euros ! » lui avait lancé un prisonnier. « Tu acceptes les traveller’s cheques ? » répliqua le duc. L’incident se terminera dans un éclat de rire. Silhouette juvénile, sourire enjôleur, Armand de La Rochefoucauld, doyen de l’établissement, se faisait même une fierté d’avoir remporté le tournoi de ping-pong de la prison d’Osny.
Ce n’était pas la première fois que M. le vicomte désertait son manoir normand pour le confort précaire d’une cellule. A 71 ans, le 8e duc de Doudeauville, descendant du célèbre auteur des « Maximes », peut même justifier d’une certaine expérience en la matière. Les risques du métier, dira-t-on. Spécialisé dans l’usurpation d’identité, parlant anglais avec l’accent d’Oxford, italien avec celui de Rome, pouvant tenir une conversation en arabe ou baragouiner quelques mots de swahili, l’homme mena vingt ans durant une vie d’aigrefin de haut vol aux dépens des banques et des casinos. Du temps de sa splendeur, ce dandy de grand chemin fut même recherché par Interpol dans 90 pays. Arrêté une dizaine de fois, blessé par balle lors de l’attaque d’un casino par des Zoulous en Rhodésie, condamné à mort par contumace en Egypte, il s’enorgueillit même d’avoir été le premier détenu à fouler la poussière d’un cachot insalubre de Nairobi avec aux pieds une paire de John Lobb sur mesure. Lesquelles s’étaient révélées très efficaces contre les moustiques. Son dernier passage en prison remonte à 1997. Une escroquerie qui lui avait fait usurper 22 identités, dont celles d’un ancien patron du « Monde » et d’un homme politique. En 2001, il avait raconté sa vie de roman dans un livre (1). On le pensait depuis rangé des affaires. Jusqu’à sa rechute en juillet 2015.
Neuf mois se sont écoulés, et son flegme s’est envolé. Aujourd’hui, l’intéressé, mis en examen dans une affaire d’extorsion de fonds en bande organisée, ne plaisante plus. Ses demandes de remise en liberté sont systématiquement refusées. « La plupart des autres protagonistes de cette affaire ont été placés sous contrôle judiciaire », constate son avocat, Me Arnaud Claret. Les comptes bancaires
de son client ont été bloqués, une décision qui complique sérieusement le quotidien de son épouse et de ses trois filles, dont la plus jeune est née quinze jours avant son incarcération. Son état de santé, lui, s’est sérieusement dégradé. Après trois opérations chirurgicales survenues début mai, il a été contraint de regagner sa cellule à Osny, faute de place à la Pitié-Salpêtrière, où il eut un court moment Salah Abdeslam comme voisin. Mais ce n’est pas tout. La justice vient de décider la mise aux enchères de ses trois voitures de collection, dont une Cadillac Eldorado de 1952 et une Buick 1955 ayant appartenu à Cary Grant. Enfin, selon nos informations, le juge d’instruction a décidé de le renvoyer devant les assises pour une affaire d’extorsion de fonds avec violence. Dans son réquisitoire, le magistrat présente l’aristocrate comme l’« intermédiaire financier de la bande », « parfaitement au courant de la créance due » et des « moyens utilisés pour la recouvrer ». Lui nie son implication dans les faits : « Toute ma carrière, si je peux appeler ça ainsi, je n’ai fait que du financier. »
Sa carrière ? Prestigieuse famille de l’aristocratie française, les La Rochefoucauld ont légué à l’histoire nombre d’écrivains, de ministres, d’ambassadeurs, d’évêques et… un escroc. Lui préfère le terme d’« aventurier ». Les aigrefins ont aussi leur susceptibilité. Ses lettres de noblesse, le duc de Doudeauville les a acquises dans l’usurpation d’identité pour décrocher des prêts bancaires, ouvrir des comptes et mener grand train. Rien ne le prédestinait à une telle carrière. Son grand-père fut pendant vingt-trois ans le président du Jockey Club de Paris, un cénacle huppé où la particule est exigée. Son père, noceur mondain, était l’un des piliers du bar du Crillon – le palace lui fera cadeau d’un bout du comptoir à l’occasion de travaux. Quant à sa mère, elle est issue de la famille Brandt, une dynastie suisse à l’origine des montres Omega. Elle se marie une première fois, mais son époux disparaît soudainement de la circulation lors de la Seconde Guerre mondiale. Sans donner signe de vie ou de mort. Ne pouvant divorcer en son absence, elle refait tout de même sa vie avec Armand de La Rochefoucauld père. Leur fils voit le jour en décembre 1944 à Lisbonne. Né de mère inconnue, indique son acte de naissance. Une façon de ne pas jeter l’opprobre sur cette génitrice toujours pas divorcée. C’est à l’âge de 13 ans que le monde du jeune La Rochefoucauld s’écroule soudainement. Son père se marie avec une autre femme. Elevé dans le respect de la lignée, il est soudainement relégué au rang de « bâtard ». « C’est à cette époque que je prends l’habitude de ne jamais tendre la main en premier, on refuse trop souvent de me la serrer », écrira-t-il dans son livre.
Devenu adulte, il tente par tous les moyens d’attirer l’attention des siens. A 25 ans, il dirige une équipe de quinze personnes à la Banque commerciale de Paris. Il devient même le courtier attitré de Marcel Dassault. Mais ses pratiques hors des limites lui valent une interdiction à vie de travailler à la Bourse. Il se met alors
“MES CONNAISSANCES SONT BANCAIRES. DANS LE MONDE BANCAIRE, JE SUIS CARBONISÉ. J’AI 70 ANS, J'AI TROIS ENFANTS, JE FAIS ÇA POUR GAGNER DE L’ARGENT.”
à fréquenter assidûment boîtes de nuit et casinos. Il perdra une bonne partie de ses économies à Monaco. Pour se refaire, il a trouvé une combine : sous de fausses identités, il décroche des prêts. Des coups qu’il fomente en bonne compagnie : son premier complice n’est autre que le fils d’un procureur. Lui qui a perdu son nom et son identité s’en invente des centaines. Petit à petit, il passe maître dans l’art de confectionner de faux traveller’s cheques. De la monnaie de singe avec laquelle il écume les différents continents. « Comme à l’époque il fallait de trois à quatre semaines avant que les traveller’s soient signalés comme faux, il changeait de pays chaque mois », explique son avocat, Me Claret. En devenant un aristocrate de l’escroquerie, il retrouve son patronyme. « Quand il faisait quelque chose de bien, il restait tout de même un bâtard. Quand il faisait quelque chose de mal, on lui disait qu’en tant que La Rochefoucauld, un pareil comportement n’était pas possible. Il redevenait alors un membre de la famille », explique sa frêle épouse de trente ans sa cadette, Anne-Caroline des Essars.
Les deux époux se sont rencontrés en 2001 lors d’une réunion de l’aristocratie française. « Quelqu’un m’avait dit qu’il venait d’écrire un livre, je suis allée le voir pour lui demander s’il était prêt à venir en parler à l’Institut catholique », raconte-t-elle. « Vous devriez peutêtre lire le livre d’abord », lui répondit le vicomte dans un sourire. Pour leur premier rendez-vous, il lui proposa d’aller faire une balade vers l’Aiguille creuse, le repaire supposé d’Arsène Lupin. Selon son épouse, l’ouvrage signait la fin de sa « carrière ». Par la suite, l’homme ne fit plus parler de lui. Si ce n’est dans la rubrique mondanités, lorsqu’il remporte le prix d’élégance automobile de La Baule en 2013 ou quand il fête ses 70 ans au Cercle de l’Union interalliée en présence de trois cents invités en décembre 2014.
Quelques semaines après cette sauterie, son nom resurgit dans une affaire de racket. A l’origine, un litige commercial entre deux ferrailleurs à propos d’un chantier de destruction d’une tour de la Défense. Entre les deux parties, le conflit s’est enlisé. Le 28 janvier 2015, vers 19 heures, l’un des deux patrons envoie trois individus cagoulés au domicile de son rival pour exiger le paiement de la dette. Seule sa femme est présente. Elle se retrouve ligotée et malmenée. Son mari prévient aussitôt la police. Le commanditaire du trio sera interpellé le 4 février à la sortie d’un rendez-vous avec sa victime. Au cours de celui-ci, il a exigé une rallonge de 200 000 euros. Pour le paiement, il a glissé un papier avec les coordonnées d’un compte domicilié au Royaume-Uni. Il appartient à une société dont le gérant est un certain Roland Naylor.
Derrière cet alias, les enquêteurs ne tardent pas à mettre un vrai nom : celui d’Armand de La Rochefoucauld. Le 29 juin 2015, au petit matin, l’intéressé traîne en robe de chambre dans son manoir normand avant de se rendre à l’hôtel Drouot. C’est alors qu’il entend des coups sourds à la porte de service. « Ouvre ou je démolis la porte ! » ordonne une voix rauque. « J’ai cru que j’avais affaire à un fou qui était entré dans la propriété. Je suis sorti en robe de chambre, nu dessous, en pantoufles, pour faire le tour de la maison. » L’aristocrate n’a pas fait 2 mètres dehors qu’il est appréhendé par un policier. « Il m’a dit : “Bouge pas.” La robe de chambre s’est ouverte », racontera La Rochefoucauld. L’atteinte à la pudeur ne sera toutefois pas retenue contre lui. Il est vrai que M. le vicomte n’est pas tout à fait nu sous sa robe de chambre : il porte sur lui 3 930 euros en espèces. La preuve qu’il tentait de prendre la fuite, selon les policiers. « J’ai différentes personnes chez moi qui avaient pris la mauvaise habitude de se servir dans mon argent que je laissais sur mon bureau. Depuis un certain temps, je gardais donc l’argent liquide sur moi », expliquera La Rochefoucauld.
Pour cette perquisition, une douzaine de policiers et un juge d’instruction ont fait le déplacement jusqu’au manoir du vicomte, situé dans un petit village proche d’Evreux. Une vraie descente avec pelleteuse et chiens renifleurs. « On aurait dit des chiens fous », se souvient son épouse. Des chiens très contents de poser avec leur trophée de chasse. « Des policiers se sont pris en photo avec mon mari menotté devant ses voitures de collection, ils l’appelaient tous par son prénom », se lamente-t-elle. Quelques bouteilles auraient également disparu de la cave. « Certains ont consommé de l’alcool. J’ai conservé la bouteille et les verres avec les ADN.
A» u cours de la perquisition, les enquêteurs mettent la main sur un véritable attirail du faussaire : plusieurs passeports avec la photo du vicomte, mais des identités différentes – Roland Naylor, Mario Astore, Roberto Lazzarin –, une compteuse de billets, des documents d’identité vierges et des tampons administratifs… Dans le dressing, l’un des chiens marque l’arrêt sur une valise contenant 109 000 euros en espèces. Une somme de 11000 euros en numéraire sera également retrouvée dans le bureau du vicomte. Autre découverte : 1,8 million de dollars en faux traveller’s cheques de la Commercial Bank of Canada. « Des vestiges de son ancienne vie, clame son avocat. Ces traveller’s sont périmés depuis longtemps. Il les conservait pour illustrer la couverture de son prochain livre. » Interrogé par les policiers, Armand de La Rochefoucauld se défend bec et ongles. La compteuse de billets ? « Je l’ai depuis vingt ans. C’est interdit ? » L’argent liquide ? «Un récent héritage » d’une de ses cousines, Sylvie de La Rochefoucauld. L’intéressé reconnaît toutefois aider des personnes souhaitant se soustraire à la curiosité du fisc. Ces dernières viraient de l’argent sur des comptes ouverts à l’étranger par ses soins. En échange, il leur versait des espèces, moyennant une commission de 10%. Autrement dit, du blanchiment. « Mes connaissances sont bancaires. Dans le monde bancaire, je suis carbonisé. J’ai 70 ans, j’ai trois enfants, je fais ça pour gagner de l’argent », se justifie-t-il. Le commanditaire de l’agression, une connaissance de connaissance, avait eu recours par le passé à ses services. Pour le reste, le vicomte nie avoir été tenu au courant. « Une partie des protagonistes supposés ne connaissent pas mon client et n’ont jamais entendu parler de lui. Ceux qui le connaissaient n’ont pas eu de contacts avec lui durant deux ou trois ans avant l’agression du 28 janvier et plusieurs mois après cette agression, martèle Me Claret. Le juge s’entête à vouloir le maintenir en prison, comme s’il en faisait une affaire personnelle. Son nom donne un peu de panache à cette affaire sordide. » Le parquet de Meaux n'a pas pu être joint. Dans une lettre qu’il nous a fait parvenir, le vicomte ne cache pas son dépit. Il accuse le juge d’instruction d’« acharnement » à son égard. « Le commanditaire a confirmé qu’il n’avait jamais parlé de l’agression avec moi », écrit-il. Avant de poursuivre : « La preuve de mon innocence, c’est qu’au bout de neuf mois de prison et l’instruction étant close je n’ai jamais été interrogé sur le crime. Je voudrais savoir s’il existe dans les annales judiciaires françaises un autre cas où un accusé d’un crime n’est jamais interrogé sur ce crime. » L’aristocrate paierait-il pour l’ensemble de son oeuvre ? « Il est impossible de se prononcer sur une éventuelle réadaptation, compte tenu de son âge, 71 ans, et d’un passé uniquement consacré au jeu puis aux escroqueries », considère l’expert psychiatrique. Une version judiciaire d’une des célèbres maximes de La Rochefoucauld : « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés » ? (1) « On ne prête qu’aux riches, Mémoires d’un prince de l’arnaque », avec Laure Hillerin, Albin Michel.