L'Obs

La France doit arrêter de vendre des armes à l’Arabie saoudite !

Le président de Human Rights Watch, l’une des ONG les plus influentes au monde, passe la France, patrie des droits de l’homme, au crible de son analyse

- PROPOS RECUEILLIS PAR SARA DANIEL ET SARAH HALIFA-LEGRAND BRUNO COUTIER

La France est connue comme la patrie des droits de l’homme, mérite-t-elle encore ce titre ? La France a été historique­ment le pays à l’origine des droits de l’homme. Mais cela ne l’autorise pas à se reposer sur ses lauriers. Il ne suffit pas d’avoir des textes qui défendent les droits de l’homme, encore faut-il s’assurer qu’ils soient appliqués. Dans certaines des grandes crises du moment, la France a eu un rôle décisif. Au Burundi, elle a retardé le déroulemen­t d’un massacre de masse. Mais cette trêve n’est pas durable. Nous comptons sur la France, qui s’apprête à prendre la présidence du Conseil de Sécurité de l’ONU, pour qu’elle continue à faire pression sur le Burundi afin qu’il accepte la présence de troupes internatio­nales sur son sol. En République centrafric­aine, c’est le déploiemen­t des troupes françaises qui a stoppé les massacres avant que l’Union africaine et l’ONU ne prennent le relais. Ces interventi­ons illustrent les actions positives menées par la France. Mais en

ce qui concerne la Syrie, Paris pourrait faire plus. La stratégie déployée par Bachar al-Assad, dont les bombes visent à dessein des civils, en fait une des guerres les plus sales de notre temps, qui a causé plus de 4 millions de réfugiés. Puisque la communauté internatio­nale ne veut pas intervenir en Syrie, la seule solution est de faire pression sur la Russie. Car Moscou est le mentor militaire d’Al-Assad. Nous avons un levier : Poutine est sensible à la pression de l’opinion publique. Mais les Etats-Unis ne veulent pas exercer cette pression, John Kerry considéran­t la Russie comme un partenaire grâce auquel il parviendra à faire la paix, plutôt qu’un complice des massacres. Moscou se préoccupe aussi de ce que pensent les Européens. Plus on mettra en exergue le lien entre Moscou et Al-Assad, plus Poutine sera enclin à faire cesser les crimes de « Bachar ». Malheureus­ement, la France n’exerce pas de pression. Et se contente d’exister dans l’ombre des Etats-Unis. N’avez-vous pas l’impression que, dans la crise des réfugiés, c’est sur l’Allemagne que la France se repose ? C’est en grande partie vrai. Parce que les réfugiés syriens choisissen­t massivemen­t l’Allemagne plutôt que la France pour émigrer, cela a conduit Paris à avoir un rôle minimal dans cette crise, tandis qu’Angela Merkel prenait en charge la grande majorité des personnes qui ont traversé la Méditerran­ée en 2015. Mais la France a encore un rôle important à jouer pour aider à trouver une solution à la crise des migrants. Et cette solution ne passe pas par l’accord conclu avec la Turquie. L’accord stipule que si un réfugié a transité par un troisième pays « sûr », comme la Turquie, on peut l’y renvoyer. C’est un mensonge : la Turquie n’est pas un pays sûr pour les migrants. Les 2,7 millions de Syriens qui s’y trouvent n’ont aucun droit. Car si la Turquie a ratifié la Convention de 1951 sur le statut des réfugiés, elle est le seul pays au monde à différenci­er les demandeurs d’asile européens et les autres. Ankara confine des milliers de déplacés à la frontière côté syrien. Ils sont les cibles des bombes d’Assad et les Turcs ouvrent le feu sur eux lorsqu’ils tentent de franchir la frontière. Il faut trouver une alternativ­e. Donner de l’argent aux pays d’accueil, la Turquie, le Liban, la Jordanie, pour permettre aux réfugiés d’y vivre en attendant de pouvoir retourner chez eux, comme le fait déjà l’Europe, c’est bien. Mais il faut aussi leur permettre de migrer à partir du sol turc sans avoir à risquer leur vie. Comment ? En installant dans ces pays d’accueil des centres de sélection pour isoler les djihadiste­s et distinguer les migrants économique­s des réfugiés politiques. Cela inciterait les Etats-Unis, le Canada ou l’Australie à accueillir leur part de réfugiés. Mais la France doit faire plus. Partager le fardeau. Car les migrants qui sont arrivés en 2015 en Europe ne représente­nt que 0,2% de sa population. Le problème n’est pas la capacité d’accueil. Il est politique ! Comment jugez-vous la relation entre la France et l’Arabie saoudite ? La France fournit des munitions et des images satellites à la coalition saoudienne qui bombarde le Yémen. Devrait-elle être poursuivie pour complicité de crimes de guerre ? La moitié des milliers de victimes de la guerre au Yémen ont été des civils tués par les bombardeme­nts saoudiens. Les Saoudiens disposent de l’équipement et du savoir-faire militaire le plus sophistiqu­é de la région. Mais c’est volontaire­ment qu’ils s’en prennent aux écoles, aux marchés, aux usines autant qu’aux combattant­s. Les fournisseu­rs d’armes ont le devoir d’arrêter de vendre à l’Arabie saoudite, pour ne pas devenir complices de crimes de guerre. Bien que ce soit un marché lucratif qui aide l’industrie de l’armement française, la France ne devrait pas faire de l’argent en vendant des armes à un pays qui tue aveuglémen­t des civils. Que pensez-vous plus globalemen­t de cette diplomatie du portefeuil­le qui conduit la France à vendre des Rafale à des pays non démocratiq­ues ? C’est non seulement moralement répréhensi­ble, mais c’est aussi une vision à courte vue. Prenez l’Egypte. Renforcer le pouvoir discrétion­naire d’Al-Sissi en lui vendant des Rafale crée une menace terroriste. Car, en réduisant les Frères musulmans au silence et en jetant tous ses opposants en prison, Al-Sissi a étouffé toute perspectiv­e d’un islam politique démocratiq­uement élu. A ceux qui croient que le gouverneme­nt devrait être inspiré par l’islam, il a ainsi fait savoir que les élections n’étaient pas une option. Je ne suis pas un défenseur de Mohamed Morsi, mais les Frères musulmans ont le droit d’exister et de se présenter aux élections. En leur niant ce droit, Al-Sissi envoie un cadeau à l’Etat islamique. La population se retrouve à faire un choix entre Al-Sissi le dictateur et l’Etat islamique. Et certains choisiront la deuxième option… Vous n’êtes pas satisfait non plus de la manière dont les autorités françaises adressent la question des droits de l’homme en Chine… La France, comme beaucoup d’autres pays, a une fâcheuse propension à se débarrasse­r de la question des droits de l’homme dans ce qu’elle appelle son « dialogue officiel » avec le gouverneme­nt chinois. Cela signifie qu’au lieu de voir Hollande ou Ayrault interroger publiqueme­nt leurs partenaire­s chinois sur ce sujet, ce sont des officiels de second niveau qui sont chargés de mener une conversati­on privée avec leurs homologues chinois. Lorsqu’un représenta­nt français se rend en Chine, il faut que la population puisse entendre ce qu’il dit sur les droits de l’homme. C’est ce qui va

créer l’espace qui permettra aux militants chinois d’agir de l’intérieur. S’ils ne peuvent pas l’entendre, cela ne sert à rien. Hollande a fait deux guerres en Afrique et est resté silencieux quand Denis Sassou-Nguesso s’est fait réélire en mars au Congo-Brazzavill­e… Est-ce le retour de la Françafriq­ue ? Le temps où la France soutenait des dictateurs pour asseoir ses propres intérêts dans l’espace francophon­e est révolu. Ce que Hollande a voulu faire est différent : il a utilisé la force militaire pour stopper des massacres. Elle en tire certaineme­nt des bénéfices, mais il n’en demeure pas moins qu’on a vu la France jouer ces dernières années un rôle positif en RCA, au Mali, au Burundi. Mais son silence sur SassouNgue­sso montre en effet que la diplomatie française est loin d’être parfaite. En Centrafriq­ue, l’armée française a été accusée de viols… Le problème est que l’ONU n’a aucune autorité pour poursuivre les casques bleus. C’est au pays contribute­ur de s’en charger, et, très souvent, cela signifie qu’il ne se passe rien. La France doit poursuivre les soldats concernés. Mais si elle ne le fait pas, il existe des moyens d’action. L’ONU devrait l’humilier publiqueme­nt et refuser les contributi­ons de pays qui ne poursuiven­t pas leurs ressortiss­ants soupçonnés de crimes. Il faudrait aussi qu’une équipe judiciaire accompagne chaque grande opération de maintien de la paix pour mener sur le terrain une enquête sérieuse en cas de soupçons. Et comment jugez-vous la situation des droits de l’homme en France ? Notre principale inquiétude est la prolongati­on de l’état d’urgence. Il faut que cet état d’exception ne devienne pas la situation normale. D’autant qu’il peut se révéler dangereux. La plupart des actions de police ciblent la communauté musulmane, et il est vrai que la menace vient de certains membres de cette communauté. Mais si l’on veut que les membres de cette communauté se sentent suffisamme­nt en confiance pour alerter la police quand ils suspectent quelque chose, ce n’est pas en les arrêtant de manière discrétion­naire que l’on va y parvenir. L’état de non-droit a un coût. Non seulement je ne vois pas de justificat­ion à cette mesure, mais je la trouve dangereuse en termes d’efficacité contre le terrorisme. Des députés français vous ont reproché de devenir des acteurs politiques… Cela montre que les gouverneme­nts préfèrent agir sans avoir à rendre de comptes et que les parlementa­ires n’aiment pas se sentir sous la pression des ONG. C’est bon signe! Nous ne sommes pas élus, nous nous efforçons de renforcer le pouvoir des citoyens face aux gouverneme­nts. Et, afin de conserver notre indépendan­ce, nous n’acceptons l’argent d’aucun gouverneme­nt et très peu de la part des entreprise­s. Pouvez-vous nous donner un exemple où les enquêtes et les rapports de HRW ont changé la situation sur le terrain ? Il y en a tant ! Prenez l’exemple de la Centrafriq­ue. Personne n’y faisait attention. Ce sont nos chercheurs sur le terrain qui ont donné l’alerte. Ils ont envoyé les photos sur Twitter pour signaler qu’un massacre était en cours. Puis notre bureau à Paris a écrit son rapport, le gouverneme­nt français en a pris connaissan­ce, enfin l’Union africaine et le Conseil de Sécurité se sont impliqués. Cela se passe souvent ainsi. Malgré votre travail, ne trouvezvou­s pas que la situation des droits de l’homme empire dans le monde ? Nous traversons une période préoccupan­te. Le Moyen-Orient est plongé dans le chaos, les population­s des anciens pays soviétique­s d’Asie centrale sont toujours aussi réprimées, l’Afrique centrale connaît une période difficile, on assiste à une régression en Hongrie et en Pologne… D’un autre côté, le monde a aussi fait des progrès ! L’Amérique latine n’est plus sous le joug de dictatures militaires, la plupart des Etats d’Europe de l’Est sont sortis du communisme et ont intégré l’Union européenne. L’Indonésie, qui avait un régime autoritair­e il y a vingt ans, est devenue une démocratie… De larges parties du monde ont connu une améliorati­on. Mais il ne faut jamais perdre de vue que les gouverneme­nts sont toujours tentés de violer les droits de l’homme. C’est dans leur nature…

 ??  ?? Le prince saoudien Mohammed Ben Nayef reçoit de François Hollande la Légion d’honneur, le 4 mars 2016 à L’Elysée. La France fournit des munitions et des images satellites à la coalition saoudienne, qui bombarde le Yémen.
Le prince saoudien Mohammed Ben Nayef reçoit de François Hollande la Légion d’honneur, le 4 mars 2016 à L’Elysée. La France fournit des munitions et des images satellites à la coalition saoudienne, qui bombarde le Yémen.
 ??  ?? A Paris le 25 mai 2016.
A Paris le 25 mai 2016.
 ??  ?? Arrestatio­n d’une personne suspectée de trouble à l’ordre public, au Pré-Saint-Gervais le 27 novembre 2015. La France a décrété l’état d’urgence au lendemain des attentats du 13 novembre 2015.
Arrestatio­n d’une personne suspectée de trouble à l’ordre public, au Pré-Saint-Gervais le 27 novembre 2015. La France a décrété l’état d’urgence au lendemain des attentats du 13 novembre 2015.

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