L'Obs

Le passe-muraille

LA PIÈCE, PAR JONAS KARLSSON, TRADUIT DU SUÉDOIS PAR RÉMI CASSAIGNE, ACTES SUD, 190 P., 16, 50 EUROS.

- DIDIER JACOB

« Le jour de la première neige à Stockholm, j’ai gravi les marches et franchi avec mes cartons la porte principale du grand bâtiment en briques rouges. La réceptionn­iste m’a souri. Elle m’a tout de suite plu. C’était quelque chose dans sa façon d’être. Je me suis senti aussitôt à ma place. J’ai redressé le dos tandis que les mots “success story” me passaient par la tête. » En fait de succès, Björn, qui vient d’être engagé dans la nouvelle « grande Administra­tion »,a encore beaucoup d’échelons à gravir. Son bureau, dans un open space où ses collègues sont à ses yeux des idiots, est des moins agréables. Son salaire a diminué, par rapport à son dernier job. Mais Björn, qui ne doute pas de ses capacités, a trouvé un bon truc pour optimiser son temps de travail : des plages de labeur de cinquante-cinq minutes, toujours accompagné­es d’une pause de cinq. Il s’applique à respecter scrupuleus­ement cet emploi du temps.

C’est le second roman publié en France de Jonas Karlsson, plus célèbre chez lui pour ses rôles dans des séries et au Théâtre dramatique royal de Suède (il est acteur). Son style est froid, drôle sans l’être, terribleme­nt sarcastiqu­e. On voudrait gifler tous les personnage­s pour les réveiller de l’état végétatif dans lequel ils se complaisen­t dès qu’ils s’installent à leur poste de travail. On traite des dossiers, chacun devant être analysé, puis résumé le plus clairement possible, enfin traduit en « décision-cadre ». C’est Björn qui s’en sort le mieux. Il ferait l’admiration de tous s’il n’avait contracté une manie désagréabl­e pour ses collègues : il a pris l’habitude de se tenir devant un mur, entre les ascenseurs et les toilettes, et de le fixer pendant de longues minutes, les bras ballants, sans rien faire. C’est que, pour lui, l’expérience confine au sublime : là, devant lui, c’est une porte qu’il regarde, qu’il ouvre, pénétrant dans une pièce pour s’y reposer ou y trouver l’inspiratio­n. Seulement là où Björn voit une porte, ouvrant sur la félicité d’un bureau parfaiteme­nt ordonné, ses collègues ne voient qu’un mur. On songe à « la Maison des feuilles », ce roman de science-fiction de Mark Danielewsk­i où une maison s’augmentait, de semaine en semaine, de pièces dont on n’avait encore jamais soupçonné l’existence. Chez Karlsson, l’employé modèle est convaincu que la porte, ouvrant sur ce bureau que tous croient imaginaire, existe bel et bien : un bras de fer s’engage entre lui et les autres employés. Jonas Karlsson pousse jusqu’à l’absurde la parabole de l’incompréhe­nsion. C’est un récit parfait dans sa constructi­on et dans sa forme, un conte à dormir debout dont le sérieux imperturba­ble n’aurait pas déplu à Marcel Aymé.

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