L'Obs

LES DERNIERS SECRETS D’UN “SOLDAT DU CALIFAT”

L’homme-clé des attentats du 13 novembre, désormais en prison en France, n’a pas livré tous les mystères de son parcours. Nous avons longuement enquêté pour le reconstitu­er, année après année

- VIOLETTE LAZARD ET VINCENT MONNIER

La cage d’escalier est défraîchie, mal éclairée. L’air y est presque vicié. Aucune fenêtre ne vient ventiler ce long tunnel vertical. C’est là, au 9e étage de cette tour de la cité Vauban, un immeuble grisâtre d’une avenue sans âme de Châtillon (Hauts-de-Seine), sur l’une des marches jonchées de mégots, que Salah Abdeslam a passé une partie de la nuit du 13 novembre. Avec pour seuls compagnons une bande de lycéens rencontrés entre deux étages, et un menu McDo. « On mangeait le nôtre avec deux copains quand on l’a vu arriver vers 1 heure du matin, explique Tom (1), l’un des jeunes qui squattaien­t ce soir-là la cage d’escalier et que “l’Obs” a pu retrouver. Il avait l’air d’un mec normal. On a commencé à discuter, il était sympa, alors il est resté avec nous. » Au même moment, des sirènes de pompiers déchirent l’air de la nuit parisienne, et des hôpitaux de fortune s’improvisen­t dans les bars pour tenter de sauver les blessés. Salah raconte qu’il est allé voir des cousins à Barbès et que sa voiture a été immobilisé­e par la police. « Il voulait manger puis dormir, je crois, alors il a demandé à un gars du McDo d’en bas de lui indiquer un endroit calme », poursuit Tom.

A moins que le petit voyou de Molenbeek n’ait demandé un endroit où acheter du shit. La cage d’escalier de l’immeuble est connue dans le quartier comme un lieu de deal. Abdeslam n’a pas très faim et propose ses frites à ses nouveaux amis. Les joints tournent, les têtes aussi. « Il nous a beaucoup parlé de lui, il nous a raconté qu’il travaillai­t dans la maintenanc­e des trams en Belgique, rapporte Tom, 17 ans et élève en première. Il nous a parlé de sa

fiancée, il nous a dit qu’il allait bientôt se marier. » Mais, avec le recul, Tom se souvient de sa doudoune gonflée : « Je pense qu’il portait encore sa ceinture d’explosifs. » Au cours de la discussion, les portables des lycéens ne cessent de vibrer : des alertes sur le bilan des victimes, qui s’alourdit tout au long de la nuit. Salah ne laisse rien paraître, même quand il regarde derrière l’épaule d’un des jeunes la vidéo amateur montrant les terroriste­s du Bataclan tirer sur les forces de l’ordre. Ni exalté ni atterré, juste « curieux », décrit Tom. Vers 4 heures, la petite bande lève le camp. Salah se met en boule, dans un coin, pour dormir. Deux jours plus tard, les lycéens découvrent, éberlués, le visage de leur étrange compagnon sur un avis de recherche. Comment Salah Abdeslam est-il arrivé jusqu’à la cité Vauban un peu après minuit ? Le soir des attentats, il a d’abord déposé les trois terroriste­s du Stade de France avant de garer sa voiture dans le 18e arrondisse­ment de Paris. Ayant renoncé – ou échoué – à déclencher sa ceinture d’explosifs, il achète une puce de téléphone portable dans une boutique de Barbès. Vers 23 heures, il appelle le seul numéro qu’il connaît par coeur : celui

de Mohammed Amri, un copain de Molenbeek. Il lui demande de venir le chercher. Son interlocut­eur refuse. Salah est en pleurs et lui fait pitié. Amri finit par céder. Pour faire le trajet, il rameute un autre de leurs potes de Molenbeek, Hamza Attou, un petit dealer qui vendait du shit dans le quartier le soir des attentats. La suite n’est pas claire. Salah dit à ses amis qu’il a pris un taxi pour rejoindre Châtillon. Sauf qu’aucun chauffeur n’a jamais été retrouvé.

Curieux terroriste islamiste que ce Salah Abdeslam, insaisissa­ble, versatile, si différent des autres soldats autoprocla­més de Daech. Il semble éviter la mort avec la même persévéran­ce que ses amis et son frère l’ont recherchée. Ce jeune un peu paumé de 26 ans, fumeur de shit, joueur et noceur invétéré, a-t-il un jour été véritablem­ent radicalisé ? Le djihad n’a jamais semblé accaparer ses pensées et ses journées. « Durant les trois quarts de sa vie, il sortait en boîte. Il ne priait même pas à l’heure », confessera, atterrée, Yasmina, sa petite amie, aux policiers belges le lendemain des attentats. Salah Abdeslam est pourtant le principal logisticie­n des attentats de Paris. Il loue les voitures, achète des détonateur­s, reconnaît les lieux la veille des attentats… Après sa défection, il est protégé et caché pendant quatre mois par les membres de la nébuleuse belge qui prépare les attentats de Bruxelles. Pourquoi cacher un déserteur, un terroriste raté ? Etait-il au courant des tueries à venir le 22 mars ? Devait-il y participer ? « J’en ai marre de ne rien comprendre », se désespère Yasmina auprès d’une amie au lendemain du 13 novembre. Les enquêteurs pourraient dire la même chose.

Salah Abdeslam lui-même ne les aide pas. Il est vivant mais il est muet. Après son arrestatio­n le 18 mars, il a fait mine de parler aux policiers belges, mais c’était pour raconter n’importe quoi. Il a d’abord affirmé ne pas connaître Abaaoud, son ami d’enfance, avoir été enrôlé par son grand frère Brahim, mort dans les attentats, et ignorer les cibles visées le soir des attaques. Puis, au juge antiterror­iste français, Christophe Tessier, il n’a même pas pris la peine de répondre. Convoqué le 20 mai dernier, il a fait valoir son droit au silence. Pas un mot. Pas une réaction à la lecture des noms des 130 victimes du 13 novembre. Parlera-t-il un jour ? « Dans le temps, on verra », s’est-il contenté de répondre. « Il essaie de dealer de meilleures conditions de détention », croit savoir une source judiciaire. Il ne supportera­it pas cette caméra qui le filme vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans sa cellule de Fleury-Mérogis (Essonne). Il ne supporte pas non plus ce caisson en plastique qui lui tient lieu de fenêtre. Il déteste ce paravent de 1,20 mètre de hauteur, posé devant les toilettes de sa cellule et seul garant de son intimité. Alors il se tait. « Sa dernière carte, c’est sa parole », souffle une source judiciaire. Et le chantage peut durer longtemps. Salah Abdeslam le sait, il n’a plus grand-chose à perdre. « Les seules personnes qui continuent à venir le voir, même en France, ce sont ses parents, ses frères et sa petite soeur, c’est tout, raconte un proche de la famille. Ils n’approuvent pas ce qu’il a fait, mais ils ne veulent pas le laisser tomber. » Depuis les attentats, la famille Abdeslam n’a pas quitté Molenbeek, commune populaire de l’ouest de Bruxelles où ont grandi quasiment tous les protagonis­tes du 13 novembre. Ses parents passent leurs journées reclus dans l’appartemen­t loué à la commune, où vivait encore Salah avant les attentats. Aujourd’hui, ses deux grands frères encore vivants, Yazid, 33 ans, et Mohamed, 29 ans, se relaient dans les grandes pièces sombres pour réconforte­r leurs parents et les ravitaille­r. Leurs visages, frappants de ressemblan­ce avec celui de Salah, se penchent au balcon du premier étage quand on sonne à leur porte. La famille a condamné les actes de leur frère et fils et n’a rien à ajouter.

« En se tuant, en tuant des gens, ils ont également tué leur famille », soupire Ahmed El Khannouss, l’adjoint au maire de Molenbeek chargé de l’emploi, de l’économie et des sports. L’élu connaît très bien toute la famille Abdeslam, originaire comme tant d’autres dans le quartier du Rif, au Maroc. Le père, Abderrahma­ne, naît à Oran, en Algérie, avant l’indépendan­ce, en 1949. Les Abdeslam sont français. La famille en est plutôt fière, surtout Salah, qui le clamait haut et fort. Mais après un court passage à Aubervilli­ers, c’est en Belgique qu’ils sont venus chercher du travail dans les années 1970. Le père conduit des trams à la Stib (Société des Transports intercommu­naux de Bruxelles). Il y fera toute sa carrière. « C’était quelqu’un de bon vivant, de sociable et d’ouvert qui allait boire des coups après le

“TOUT COMME BRAHIM, SALAH NE PARLAIT JAMAIS DE RELIGION. LES FRÈRES ÉTAIENT PLUS ATTIRÉS PAR LA FÊTE, LA VIE, GAGNER DE L’ARGENT…”

travail avec ses collègues, poursuit Ahmed El Khannouss, qui a lui aussi travaillé à la Stib. Il a toujours été très éloigné de la religion. Je ne sais pas s’il mangeait du porc, en tout cas c’est sûr qu’il buvait de l’alcool… » Mais la famille reste culturelle­ment très traditionn­elle. La mère, Mina, quitte peu le foyer.

Brahim est le premier à dévier du droit chemin. En 2003, à tout juste 18 ans, il vole des papiers d’identité et de l’argent dans une administra­tion. Il n’écopera que d’une peine avec sursis. « Ce sont les parents qui étaient venus me voir, se souvient son avocat d’alors, Me Olivier Martins, l’un des ténors du barreau belge. Ils m’ont donné l’impression d’être une famille soudée. Ils étaient catastroph­és, dans l’incompréhe­nsion totale. » L’avocat se souvient également que Brahim, « poli, gentil », est presque « limité mentalemen­t ». Une sorte d’« Averell de la famille », l’idiot de la fratrie des Dalton. Lui faire porter la responsabi­lité des attentats pour tenter de dédouaner Salah ne lui paraît pas crédible… Le cadet des garçons trace sa route. Glandouill­e, fête, shit : voilà sa sainte trinité. A cette période, on ne peut pas encore le soupçonner de pratiquer la taqiya, technique pour dissimuler sa foi en milieu hostile… Avec son allure de beau mec, ses cheveux gominés plaqués en arrière et sa tchatche, il est populaire dans les rues de Molenbeek. Il se lève tard, certes, mais quand il s’extirpe enfin du lit, il aime rendre service. « Je me souviens d’un élève entouré de copains, très soucieux des autres, leader dans sa classe, raconte un de ses anciens professeur­s de l’athénée royal (lycée) Serge-Creuz, à Molenbeek. Quand il y avait un problème dans le groupe, il essayait de le résoudre. Quand il parlait, les autres l’écoutaient. » Salah se fait aussi remarquer pour son absentéism­e récurrent. Les profs feignent de croire à ces certificat­s médicaux qui s’accumulent dans son dossier. Passe-t-il déjà ses nuits à dealer du shit ? Mystère. Du haut de ses 19 ans, Salah ignore tout de la religion… « Tout comme Brahim, que l’on croisait très souvent au lycée, Salah ne parlait jamais de religion, poursuit son ancien prof. Les frères étaient plus attirés par la fête, la vie, gagner de l’argent. » Salah collection­ne malgré tout les bonnes notes et réussit l’équivalent d’un bac de génie électroniq­ue. Bien loin d’un homme à « l’intelligen­ce d’un cendrier vide », que décrit son avocat belge. A la fin de sa formation, sur les douze élèves de sa promotion, il est l’un des deux seuls à réussir l’examen d’entrée à la Stib. Un job en or, quasi garanti à vie.

Il y restera moins de deux ans. Son meilleur pote d’alors se nomme Abdelhamid Abaaoud. Fils d’un commerçant du quartier dont la boutique est voisine de l’appartemen­t des Abdeslam, c’est une petite frappe au casier bien fourni : « Abdelhamid n’avait de respect pour personne. Le plus clair de son temps, il le passait sur une chaise devant la boutique de son père à jauger les passants », racontera Yasmina. Selon elle, il aurait exercé une mauvaise influence sur Salah. En décembre 2010, les deux amis tentent de cambrioler un garage automobile du Brabant wallon. Ce soir-là, il neige. La fine équipe n’a pas repéré les lieux et réveille presque aussitôt le garagiste. L’expédition tourne à la débandade. Les policiers retrouvero­nt un des larrons en hypothermi­e dans un ruisseau. Salah Abdeslam sera condamné à un mois de prison puis renvoyé de la Stib. Abaaoud fera six mois de prison et continuera ensuite à étoffer son casier judiciaire. Pour Salah Abdeslam, ce séjour derrière les barreaux marque un tournant. A sa sortie, il tente de se faire embaucher, comme son frère, à la mairie. Il prend contact avec Ahmed El Khannouss, mais les temps ont changé. L’élu le reçoit à trois reprises. « Il me disait qu’il voulait trouver un travail, se marier, fonder une famille. Je crois qu’il était sincère », se souvient l’échevin. Il l’oriente vers la mission locale. Salah le velléitair­e ne s’y rendra qu’à une seule reprise, avant de laisser tomber.

Sans emploi, le jeune homme de 22 ans vivote des allocation­s. Mais il continue de fréquenter assidûment les boîtes de nuit. On le croise notamment au Carré, une des discothèqu­es les plus connues du pays, située à mi-chemin d’Anvers et de Bruxelles et fréquentée par des footballeu­rs et des miss Belgique. « Il se levait tard, c’était un “sorteur” », raconte Pharred, une personnali­té du quartier, un ancien DJ de raï qui tient aujourd’hui un magasin de vêtements et de livres islamiques situé en face de l’appartemen­t des Abdeslam.

Salah est également un habitué des casinos. En Belgique, chaque passage de joueur est enregistré et filmé. Selon nos informatio­ns, l’intéressé a franchi les sas de sécurité une centaine de fois en 2012. Le Twenty One Game, un petit casino situé chaussée de Gand à Molenbeek, est son spot favori. Après quelques mois de pause, il reprend la route des machines à sous en 2015. Cette année-là, il se rend une cinquantai­ne de fois au Golden Palace et au Zenith, deux salles de jeux du centre de Bruxelles. L’homme n’a rien d’un flambeur. « Il misait 10 ou 20 balles, surtout sur des machines à 50 centimes, nous confie l’un des salariés du Golden Palace. Je l’avais d’ailleurs croisé dans d’autres casinos. Il n’a jamais posé de problème et venait parfois tout seul. » Il lui arrive aussi de venir accompagné. On retrouvera tous ses potes de jeu dans le dossier du 13 novembre. Mohammed Amri, Hamza Attou, Ali Oulkadi, ou encore Ahmed Dahmani, un copain d’enfance de Salah arrêté en Turquie le 16 novembre alors qu’il tentait de gagner la Syrie. Salah traîne également avec un certain Ismaïl T., proche du grand banditisme.

Sa dernière virée dans un casino remonte au 8 novembre 2015 vers 22 heures, cinq jours avant les attentats. « Parfois, je le croisais le matin, lui rentrait de fête, et moi j’allais travailler. Je faisais semblant de ne pas le voir pour ne pas le gêner », se souvient Pharred qui, fin avril, lui a fait parvenir en prison le livre « Ne sois pas triste », un best-seller au sein de la communauté musulmane.

D’où Salah sortait-il son argent ? Dans le cadre de l’enquête, plusieurs témoignage­s confirment que ce Français, résident belge, a toujours flirté avec la petite délinquanc­e. Zakaria, un de ses amis, raconte par exemple qu’ils avaient prévu, lui, Salah et Ahmed Dahmani, à l’automne 2015, de dérober des palettes de cigarettes dans un entrepôt d’Anderlecht. « Il est venu me chercher un jour avec une BMW bleue [une voiture de location, NDLR] pour aller faire un repérage », confie Zakaria. Le projet aurait été finalement abandonné fin octobre. « Ils parlaient beaucoup, et rien ne s’organisait », raconte Zakaria. Du temps des Béguines, estaminet en briques rouges repris par Brahim Abdeslam en mars 2013 et situé dans un quartier plus calme de Molenbeek, l’argent ne manque pas. Dans l’établissem­ent, les consommati­ons ne se limitent pas à celles inscrites sur la carte. On y fume du shit, on en deale aussi. Attou fait partie des vendeurs attitrés des lieux. Autour du café gravite la future nébuleuse terroriste de Paris et Bruxelles. Derrière son comptoir, Brahim Abdeslam lève à peine la tête de son ordinateur, toujours occupé à visionner des vidéos de propagande de Daech. Pourtant, rien de ce qui se passe dans son bar n’est halal. On fume, on boit, on drague… Une certaine Jade (1), ex-actrice porno, fréquente les lieux. Salah ne l’aime pas. « Il disait l’avoir déjà rencontrée dans plusieurs cafés, notamment à l’Etang noir. C’étaient des cafés où il vendait du shit », expliquera aux policiers un proche de Salah. Ce n’est pas son pedigree qui le dérange, mais il soupçonne la jeune femme d’être une indic. Partout où elle passe, les flics rappliquen­t. Aux Béguines, les policiers finissent par débarquer en août 2015 et mettent le café sous scellés. Il est fermé définitive­ment début novembre car « plusieurs éléments d’enquête nous ont amenés à penser que le propriétai­re de l’établissem­ent était partie prenante du trafic », confie une source policière de Molenbeek. Le café avait ouvert début 2013, au moment du départ d’Abaaoud en Syrie. Pendant deux ans, les deux frères ont-ils pratiqué la taqiya dans les vapeurs des Béguines ? Les enquêteurs locaux ne comprennen­t pas que Brahim est prêt à commettre un carnage et que Salah s’est laissé entraîner dans ses délires apocalypti­ques. Les deux frères sont proches, leurs relations quasi fusionnell­es. Ils attirent pourtant une première fois l’attention des services de renseignem­ent en janvier 2015 après le démantèlem­ent de la cellule Verviers. Les enquêteurs découvrent qu’ils seraient restés en relation avec le cerveau de ce commando terroriste qui avait prévu d’attaquer la Belgique : Abaaoud, devenu « Abou Omar al-Belgiki ». « Via les réseaux sociaux, Abaaoud leur parlait d’argent, il leur disait qu’on se sentait important en Syrie, leur tenait des discours sur cette société occidental­e qui ne voulait pas d’eux », raconte un policier belge. A la même période, les policiers de Molenbeek ont également un tuyau. Salah Abdeslam s’apprêterai­t à partir en Syrie, comme son frère avant lui. Le 28 février 2015, il est convoqué au commissari­at, cache évidemment son jeu. Comme son frère, il nie être radicalisé et jure qu’il désapprouv­e le chemin emprunté par Abaaoud. « Le parquet nous avait donné comme consigne de faire une simple audition. Le PV lui a ensuite été transmis, et nous ne

savons pas ce qu’il est advenu », ajoute une source au commissari­at de Molenbeek. Dans son rapport, la section antiterror­iste de la police note que Salah Abdeslam ne présente « aucun signe extérieur de radicalism­e que ce soit dans sa tenue vestimenta­ire, son allure physique ou ses propos ». Jamais il ne fréquente la mosquée. Même chez ses amis du quartier, la radicalisa­tion de Salah est parfois passée inaperçue. Deux jours avant les attentas, il dit à l’un d’eux qu’il veut arrêter le shit et aller au casino pour prendre un nouveau départ. Dans le magasin de Pharred, où s’alignent les livres pieux, ce sont des bâtons de siwak pour se blanchir les dents et du musc pour se parfumer que Salah venait chercher. Pharred ne l’a jamais entendu prononcer le mot kou ar (« mécréant ») ni tenir de discours violent. « Avec Yasmina, sa petite amie, il s’était assagi, racontet-il. Il venait avec elle, ils demandaien­t des conseils, des livres de préparatio­n pour le mariage… » Le couple avait prévu de s’unir, dès que Salah trouverait un travail stable. Yasmina, belle brune aux longs cheveux bouclés, a attendu pendant neuf ans que ce jour arrive. Comme toujours, Salah tergiverse. « On dit qu’une femme peut changer un homme, confie-t-elle à une de ses amies après les attentats. Tu imagines, neuf ans dans ma vie, je suis censée le connaître. Pour moi, il n’aurait pas fait de mal à une mouche. » La jeune femme s’est battue pour le garder, allant jusqu’à dissimuler leur liaison à sa famille. « Il ne venait pas beaucoup chez moi parce qu’il n’était pas le bienvenu. Mes parents ne le “sentaient” pas », confiera la jeune femme aux policiers. En décembre 2014, Salah propose à Yasmina de partir en Syrie « pour aider les femmes, les enfants ». Le « Califat » a été proclamé six mois plus tôt. Outre Abaaoud, un autre de ses très proches a rallié le « Sham », en septembre 2013 : Youssef Bazarouj, parti avec deux de ses frères, sa soeur et les deux enfants de cette dernière. Salah veut-il partir à son tour par mimétisme ou motivé par de réelles conviction­s ? Toujours amoureuse, Yasmina se renseigne sur internet. Son verdict est sans appel : Daech, ce sont des fous, des psychopath­es, tout comme Abaaoud. Elle refuse de suivre Salah dans ses projets. « Je suis amoureuse, je suis pas débile », confie-t-elle plus tard à l’une de ses amies. Salah n’évoque plus son départ devant elle. Yasmina pense qu’il a abandonné cette idée. Jusqu’au 10 novembre, trois jours avant les attentats. Le jeune homme l’a invitée à déjeuner au Noumidia, un snack de poissons des faubourgs de Bruxelles. Assis sur les banquettes en skaï noir, Salah est en larmes. « Si on ne se marie pas dans cette vie, on se mariera au paradis », lui aurait-il dit. « On a à peine mangé, tellement il y avait d’émotions, raconte Yasmina à la police au lendemain des attentats. On n’a pas beaucoup discuté. Il m’a dit qu’il avait quelque chose à faire ce jour-là, sans m’en dire plus. Ensuite, on est montés dans la voiture, mais lui continuait à pleurer. Il m’a assuré qu’il n’y avait rien du tout. J’ai cru qu’il pouvait s’être finalement décidé à partir en Syrie. » Il lui passe encore un coup de fil le lendemain. Puis plus rien. Dans le quartier, Salah n’a dit au revoir à personne. Tout juste, la veille de son départ pour Paris, avant de quitter le Time Out, où il avait ses habitudes, Salah règle son ardoise: « Je vais te payer les cafés car tu ne vas plus me voir », lâche-t-il à la serveuse Christina. A leurs parents, Brahim et Salah expliquent qu’ils vont au ski. Ils comptent peut-être leur o rir bien mieux que des adieux : une place au paradis. C’est ce que le Prophète – d’après des textes que s’échangent les adeptes du djihad sur internet – promet à la famille de ses martyrs. Mais Salah renonce. Il rompt le pacte passé avec ses amis, et surtout avec son frère. Pris de remords, il laisse dans sa voiture, en évidence, les papiers d’identité de Brahim pour le rendre « aussi célèbre que Coulibaly ». Salah Abdeslam ne sait pas que c’est lui, d’abord en cavale, puis prisonnier et bientôt seul sur le banc des accusés, qui incarnera le visage des tueries du 13 novembre. (1) Le prénom a été modifié.

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 ??  ?? Un cliché d’Abdeslam à la prison de Bruges, juste après son arrestatio­n.
Un cliché d’Abdeslam à la prison de Bruges, juste après son arrestatio­n.
 ??  ?? Août 2014. Salah Abdeslam à Bruxelles, sur le marché de Molenbeek. 17 novembre 2015 : la Clio louée par Abdeslam est retrouvée dans Paris (18e).
Août 2014. Salah Abdeslam à Bruxelles, sur le marché de Molenbeek. 17 novembre 2015 : la Clio louée par Abdeslam est retrouvée dans Paris (18e).
 ??  ?? L’escalier de l’immeuble de Châtillon où Salah Abdeslam a passé la nuit du 13 novembre. Rue Chopin, à Montrouge : c’est ici qu’Abdeslam abandonner­a sa ceinture d’explosifs.
L’escalier de l’immeuble de Châtillon où Salah Abdeslam a passé la nuit du 13 novembre. Rue Chopin, à Montrouge : c’est ici qu’Abdeslam abandonner­a sa ceinture d’explosifs.
 ??  ?? Les images de Salah Abdeslam en fuite et de son ami sont enregistré­es par les caméras de vidéosurve­illance d’une station-service, le 14 novembre 2015.
Les images de Salah Abdeslam en fuite et de son ami sont enregistré­es par les caméras de vidéosurve­illance d’une station-service, le 14 novembre 2015.
 ??  ?? Après une longue traque, Salah Abdeslam est capturé, à Molenbeek, le 18 mars 2016.
Après une longue traque, Salah Abdeslam est capturé, à Molenbeek, le 18 mars 2016.
 ??  ?? La fausse carte d’identité du terroriste.
La fausse carte d’identité du terroriste.

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