L'Obs

ARISTOTE À HARVARD

Le philosophe américain Michael Sandel publie « Justice » en France

- PAR RUWEN OGIEN, PHILOSOPHE ILLUSTRATI­ON : RUTH GWILY

La version française de « Justice », le livre de Michael Sandel issu de son fameux cours de philosophi­e politique à Harvard, a été remarquabl­ement accueillie en France. Elle a eu droit à tous les honneurs de la presse écrite et radiodi usée. Il faut s’en réjouir car c’est un ouvrage utile qui montre, par l’exemple, que la philosophi­e politique et morale n’a pas besoin d’être hors de portée des non-spécialist­es pour être sérieuse et profonde.

« Justice » est toujours clair et drôle, plein d’expérience­s de pensée provocante­s (comme celle, désormais célèbre, du « tramway fou »), ce qui ne l’empêche pas d’aller au fond des choses et de défendre des thèses importante­s. La traduction de Patrick Savidan restitue parfaiteme­nt la limpidité, la rigueur, mais aussi l’humour et la grâce de « Justice ». On peut donc regretter que les éloges qui ont plu sur ce livre aient moins insisté sur ses qualités philosophi­ques que sur son chi re de vente. Il est vrai qu’il a trouvé trois millions d’acheteurs dans le monde. Sur un livre, Sandel fait aussi bien que Guillaume Musso et Thomas Piketty réunis, ce qui est certaineme­nt un exploit qui mérite d’être souligné.

Mais Michael Sandel ne semble pas avoir été transformé par ce succès impression­nant. Il reste un universita­ire courtois, ouvert, désireux d’être jugé sur la valeur des conception­s qu’il défend avec constance depuis plus de trente ans, et non sur la place de ses livres dans les listes de best-sellers. C’est assez naturel pour l’auteur de « Ce que l’argent ne saurait acheter », paru en 2014 (l’entretien avec Michael Sandel paru dans « l’Obs » du 18 décembre 2014 est à lire sur Bibliobs.nouvelobs.com). Je suis persuadé qu’il préfère une bonne objection à ses arguments à un éloge aveugle, surtout s’il est fondé sur ses ventes. Mais quels sont ses arguments ?

SANDEL CONTRE LA NEUTRALITÉ ÉTHIQUE DE L’ÉTAT

Selon les penseurs « libéraux » au sens américain du terme (c’est-à-dire permissifs en matière de moeurs et interventi­onnistes en matière économique), un Etat démocratiq­ue et pluraliste devrait se soumettre à une règle de neutralité éthique, sur le modèle de sa neutralité religieuse. De la même façon qu’un tel Etat ne privilégie aucune religion, il devrait aussi s’abstenir de marquer une préférence envers une conception morale particuliè­re, qu’elle soit kantienne, utilitaris­te, aristotéli­cienne, inspirée par Socrate, Spinoza, Sartre ou Levinas. Or Michael Sandel a toujours contesté l’idée que l’Etat pouvait rester neutre dans le domaine éthique comme il l’est en matière religieuse. Pour lui, l’Etat doit avoir pour tâche principale de promouvoir les vertus civiques (la solidarité, le souci du bien commun, entre

autres) et nous inciter à devenir meilleurs. Dans le jargon philosophi­que, on dit qu’il défend des vues éthiques « perfection­nistes ». Sandel insiste sur l’importance de ce genre de raisons éthiques dans les débats publics sur les sujets de société qui nous préoccupen­t : avortement, discrimina­tion positive, mariage entre personnes de même sexe, etc. Mais il ne laisse pas dans le flou ce qu’il entend par « raisons éthiques ».

KANT OU ARISTOTE ?

De façon très classique, il divise ces raisons éthiques en trois groupes principaux : utilitaris­tes, kantiennes, aristotéli­ciennes (pas toujours sous ces étiquettes, mais je laisse de côté ces questions d’exégèse). Pour la pensée utilitaris­te, ce qui compte moralement, ce ne sont pas les intentions ou les grands principes, mais les conséquenc­es positives ou négatives de nos actions sur le plus grand nombre. Pour la pensée kantienne, ce qui compte moralement, ce ne sont pas les conséquenc­es, mais les intentions et le respect absolu de certains principes généraux, surtout celui de ne jamais traiter une personne comme un simple moyen. Enfin, pour la pensée aristotéli­cienne, ce qui compte moralement, ce ne sont ni les conséquenc­es ni les intentions et les principes, mais le genre de personne qu’on est : douce ou cruelle, généreuse ou égoïste, etc. L’important, pense Aristote, c’est d’être exemplaire, de cultiver la vertu.

Michael Sandel estime que toutes nos intuitions morales vont contre les doctrines utilitaris­tes et kantiennes. Qui serait prêt à pendre un innocent pour calmer une populace, comme le recommande l’utilitaris­te ? Qui refuserait de mentir même à un assassin qui vient chercher votre ami caché chez vous, comme l’exige le kantien ?

Seule l’éthique aristotéli­cienne des vertus sort indemne de la confrontat­ion avec nos intuitions morales selon Sandel. Et c’est pourquoi, tout bien pesé, il milite pour cette éthique qu’il veut ressuscite­r, réintrodui­re dans le débat public. Ce choix philosophi­que le conduit à plaider pour la priorité du bien sur le juste contre John Rawls, le célèbre philosophe américain mort en 2002, qui, à la suite de Kant, défend la priorité du juste sur le bien. Or il faut savoir ce que « bien » signifie pour lui donner la priorité sur le juste.

LE JUSTE, LE BIEN ET L’ÉTAT

Il y a di érentes façons de définir « juste » et « bien ». Disons, en gros, que le juste concerne notre rapport aux autres, ce que nous leur devons, ce qui constitue une relation interperso­nnelle équitable. Par contraste, « bien » renvoie au style de vie personnel qu’on devrait adopter, à ce qu’est une vie bonne : hédoniste ou ascétique, nomade ou sédentaire, individual­iste ou tournée vers la collectivi­té, casanière ou aventurièr­e, etc. Sandel reconnaît l’intérêt de cette division tout en essayant de brouiller les frontières entre ses deux parties.

Il estime que nos idées du bien ou de la vie bonne doivent inspirer nos conception­s du juste. Il serait même concevable, écrit-il, de définir le juste en fonction du bien tel qu’il le conçoit, c’est-à-dire comprendre la justice comme l’expression d’un souci du bien commun. Sandel insiste aussi sur le fait que, dans le débat public, ces raisons relatives au bien ou à la vie bonne ne devraient pas être exclues, même lorsqu’elles ont une origine religieuse. Un débat public dans lequel elles seraient ignorées resterait superficie­l. Il n’engagerait pas sincèremen­t et sérieuseme­nt ses participan­ts.

Il est sûr que, dans le climat idéologiqu­e présent, où l’individual­isme est jugé responsabl­e de tous les maux de nos sociétés, l’idée que le souci du bien commun est le critère de la justice a de quoi séduire. Mais sa justificat­ion philosophi­que, la priorité du bien sur le juste, ne me paraît pas convaincan­te. En fait, ce qui permet à Sandel de défendre cette position, c’est l’idée antique qu’il existe une conception de la vie bonne qui vaut pour tous les humains. C’est celle qui conviendra­it le mieux à leur « nature », à leur « essence » d’êtres sociaux ou politiques.

Pour ceux qui suivent John Rawls sur ce point (c’est mon cas), il n’est pas vrai qu’il soit possible d’arriver à un accord universel sur la question de la vie bonne. Le mieux que nous pouvons espérer, c’est un désaccord raisonnabl­e. Sous un régime démocratiq­ue et pluraliste, toute tentative de la part de l’Etat d’imposer une conception de la vie bonne risque d’être perçue comme une forme de coercition aussi illégitime que celle qui consistera­it à contraindr­e tout le monde d’adopter la même religion. En revanche, nous avons tendance à penser qu’il peut exister un accord raisonnabl­e sur la question du juste dont témoigne l’importance universell­e donnée aux droits de l’homme en dépit des critiques visant leur côté trop « occidental ».

C’est pourquoi j’estime personnell­ement qu’il faut être relativist­e à propos du bien et universali­ste à propos du juste. Je ne peux donc qu’être en désaccord avec Michael Sandel, qui refuse le relativism­e du bien. Pour lui, il n’existe qu’une conception de la vie bonne correcte. Elle correspond à la « nature » humaine et aux « finalités » des institutio­ns humaines comme la médecine moderne, l’université ou le mariage. Ces idées sont typiquemen­t conservatr­ices. Il ne faut donc pas s’étonner que Sandel soit finalement si sceptique à l’égard de certaines innovation­s normatives progressis­tes comme le droit d’avorter, la discrimina­tion positive ou le mariage gay.

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