L'Obs

ARTS PREMIERS

Chirac tombe le masque

- BERNARD GÉNIÈS

Ce soir, c’est canard laqué pour Jacques Chirac. Le plat lui a été apporté, ce samedi 4 juin, par Christian Deydier, antiquaire de renom spécialisé dans les arts asiatiques et copropriét­aire d’un restaurant chinois de l’avenue Victor-Hugo, à Paris. Il lui a o ert également la photograph­ie d’un masque japonais du siècle qui fut rapporté en France, à la fin du par un voyageur et collection­neur, Georges Labit, et qui dormait à Toulouse dans le musée qui porte son nom. « Nous allons la faire encadrer », a dit Bernadette Chirac. Elle a de l’humour. Car cette photo circule sur internet, accompagné­e de commentair­es soulignant la troublante ressemblan­ce entre ce Buaku (une figure du théâtre kyogen) et l’ancien président de la République. Alors qu’il préparait l’exposition « Jacques Chirac ou le dialogue des cultures », organisée à l’occasion du 10e anniversai­re du Musée du Quai-Branly (voir encadré), Jean-Jacques Aillagon a téléphoné à Francis SaintGenez, conservate­ur du Musée Georges-Labit, pour en demander le prêt. L’accord a été signé, nul doute que l’objet sera un des clous de l’exposition.

On sait la passion de Chirac pour le Japon. Longtemps, on a cru qu’il n’avait d’yeux que pour le sumo, cette lutte dont les compétitio­ns l’intéressai­ent à un point tel qu’il demandait à l’ambassadeu­r de France au Japon de lui en transmettr­e les résultats. Il a beaucoup joué sur cette image pour feindre d’être inculte. « Il a créé cette légende de toutes pièces, a rme l’historien et éditeur Jean-Luc Barré, elle l’arrangeait. Car Chirac s’est construit à l’insu des autres. Il rêvait de devenir archéologu­e ou navigateur, mais l’ordre familial le lui interdisai­t. Sa passion pour les civilisati­ons lointaines n’a pourtant cessé d’irriguer son existence.

Adolescent, il n’était guère passionné par les études. Lorsque nous travaillio­ns ensemble à l’écriture de ses Mémoires [parus chez NiL, NDLR], il m’a raconté sa méthode : il se contentait de bosser juste avant les examens, pour être sûr de ne pas redoubler une année. C’était l’époque où il achetait des livres de poésie en cachette et où il se rendait au Musée Guimet pour admirer les oeuvres d’art asiatique. »

LA CÉRÉMONIE DU THÉ

Lorsqu’il investit une civilisati­on ou l’histoire d’un peuple, Jacques Chirac veut tout savoir. Il lui faut des fiches, toujours des fiches! Ses rencontres vont lui être précieuses. Il se tourne vers l’ethno-historien et fondateur de la légendaire collection « Terre humaine » Jean Malaurie pour étudier les peuples du Grand Nord. Pour la préhistoir­e, ce seront Yves Coppens et Henry de Lumley. Jean-François Jarrige (archéologu­e et patron du Musée Guimet de 1986 à 2008) et Christian Deydier lui ouvriront les portes de l’Asie. Enfin, le marchand et collection­neur Jacques Kerchache le mènera vers les arts d’Afrique et des Caraïbes. C’est ce dernier qui soufflera à Jacques Chirac l’idée de l’ouverture du pavillon des Sessions au sein même du Louvre, prélude au Musée du Quai-Branly dont Chirac annonce le projet en 1996. Un musée rien que pour lui? Une utopie? Ni l’un ni l’autre. Pour Jean-Jacques Aillagon, son ancien ministre de la Culture, Chirac « est évidemment très fier de ce musée, où il se rend aussi souvent que possible. Pour lui, il permet de dépasser la seule vision occidental­e de l’histoire des civilisati­ons. Sans qu’il sous-estime l’importance de la nôtre, il considère que l’histoire de l’humanité doit être celle de toutes ses composante­s. Un jour, alors que nous nous trouvions dans la campagne romaine, sur la Via Appia, il s’est mis à me décrire, dans le détail, la cérémonie du thé au Japon, comme s’il ne voulait pas céder à la seule fascinatio­n des ruines de la Rome antique. Au cours du même voyage, alors que nous nous trouvions dans le bureau du maire de Rome, à l’époque Francesco Rutelli, face au Forum romain, il lançait, comme par provocatio­n, cette boutade : “Dites-moi, cher collègue, que s’est-il passé chez vous? Il y a eu un bombardeme­nt? Tout est en ruine!” Devant ces ruines dont il connaissai­t et admirait pourtant la beauté, il cherchait en effet à exorciser une séduction trop facile pour ce qui s’impose à nous trop évidemment. Ce qui l’intéresse, c’est la diversité des civilisati­ons, et non la seule puissance de la nôtre. Dans ces civilisati­ons, c’est d’ailleurs toujours leur expression première qui le passionne : la Chine des premiers royaumes plus que celle de l’ère Ming, le Japon de la période Jomon plus que celui de l’ère Meiji. Encore que, pour le Japon, son amour ne connaisse pas de limite. » Une passion dont les Japonais vont faire les frais. Lors d’un dîner officiel, un Premier ministre de ce pays avait eu l’idée de placer quelques trésors de cette époque dans le salon de réception. Les apercevant, Jacques Chirac entreprit de commenter chacun d’entre eux, suscitant la panique des services du protocole : l’agenda millimétré des rencontres francojapo­naises s’en retrouvait complèteme­nt chamboulé. Au Japon encore, il surprend ses invités lors d’une cérémonie du thé. Après avoir vanté la qualité de la boisson, il se tourne vers son voisin : « Excellent, ce thé. Mais pourquoi l’avoir servi dans des tasses chinoises ? »

La Chine exerce à ses yeux le même attrait. Et ses hôtes chinois ne l’ignorent pas. Ils connaissen­t sa passion pour l’archéologi­e, ils savent qu’il se tient au courant de toutes les découverte­s. Il sera l’un des premiers Occidentau­x à visiter à deux reprises le tombeau du premier empereur de la dynastie Qin, enterré avec une armée de guerriers et de chevaux en terre cuite. En 2007, alors qu’il se trouve à Chengdu, dans la province du Sichuan, des

archéologu­es débarquent à minuit dans l’hôtel où il est hébergé : ils viennent lui montrer des objets mis au jour sur le site de Sanxingdui. Parmi eux, des bronzes du IIe millénaire avant Jésus-Christ : ces extraordin­aires têtes humaines, hautes d’une quinzaine de centimètre­s, sont recouverte­s de feuilles d’or. Durant de longues minutes, il observe en silence ces pièces qui témoignent d’une fascinante civilisati­on disparue. De la Chine ancienne, Chirac retient aussi la littératur­e. « Quand nous étions avec Jean-François Jarrige, il nous reprochait toujours de ne pas connaître la poésie de l’empire du Milieu », se souvient Christian Deydier. Admirateur des poètes de la dynastie Tang, il ne manquera pas d’aller visiter la chaumière de Du Fu (712-770) et, à Paris, lorsqu’il reçoit le président chinois Jiang Zemin sur la place des Invalides, il s’adresse à lui en citant des vers de ce poète : « Le sentier fleuri n’a pas été balayé. La porte en bois, pour vous, est ouverte. » récentes. Il rédige également lui-même des fiches sur lesquelles il établit la chronologi­e de toutes les dynasties chinoises ou, plus grand encore, l’histoire du monde, depuis le big bang jusqu’aux temps modernes. Le tout est placé dans une sacoche qui ne le quitte jamais. Curieux, il n’hésite pas à regarder ce que lit son voisin. Stéphane Martin, président du Musée du QuaiBranly raconte qu’au retour d’un voyage au Canada, le président remarque un ouvrage qu’il est en train de feuilleter : « Je venais de l’acheter, c’était un bouquin très savant sur la culture de Thulé. Il m’a demandé de le lui prêter et il s’est aussitôt plongé dans sa lecture. » Erudit, Jacques Chirac a besoin de savoir. Mais il aime aussi toucher les objets pour en éprouver les formes. Est-il un collection­neur lui-même? Ses proches a rment qu’il possède quelques objets de faible valeur, notamment des statuettes africaines et des pièces chinoises (des terres cuites de l’époque Han). Certains lui ont été o erts par son épouse, Bernadette. Les visiteurs de l’Elysée qui avaient eu les honneurs du salon jouxtant le bureau présidenti­el connaissai­ent son célèbre boli (objet cultuel du Mali), son imposante dent de narval (cadeau du Premier ministre canadien Jean Chrétien) ainsi que cette petite sculpture africaine qu’il avait surnommée « Kofi Annan », du nom du secrétaire général des Nations unies.

Militant des arts d’ailleurs, Chirac s’est battu tout autant pour la création du Musée du Quai-Branly que pour l’enrichisse­ment des collection­s du Musée Guimet et du Musée Cernuschi. Ainsi, lorsque l’homme d’a aires Lakshmi Mittal annonce son intention d’acquérir le groupe sidérurgiq­ue Arcelor, les réseaux diplomatiq­ues élyséens lui suggèrent, pour apaiser la tempête que suscite ce projet, de faire un geste envers la France. Ce qui sera fait lorsque l’industriel o re « en toute spontanéit­é » au Musée Guimet un magnifique bronze himalayen du e siècle. D’autres a aires seront plus agitées. C’est le cas de celle des statuettes Nok, acquises en 1999 pour les collection­s du Musée du Quai-Branly. Interdites d’exportatio­n depuis 1963, ces oeuvres feront l’objet d’une négociatio­n – menée par Catherine Tasca, alors ministre de la Culture – avec le gouverneme­nt nigérian, qui acceptera de les prêter à la France pour une durée de vingt-cinq années. Plus récemment, la France a restitué à la Chine des plaques en or (datant du e siècle av. J.-C.), acquises par François Pinault pour une somme d’un millier d’euros. A la demande de Chirac, ce dernier en avait o ert au Musée Guimet tandis que Christian Deydier faisait don d’une vingtaine d’autres plaques. Les autorités de Pékin ont estimé que ces pièces, ayant pourtant fait l’objet de plusieurs publicatio­ns, provenaien­t de fouilles illégales. Elles ont donc repris le chemin de leur pays.

Ultime a aire : celle du bélier du Mali. Cet objet est o ert en 1996 à Jacques Chirac par ses collaborat­eurs à l’occasion de son 64e anniversai­re. Pas de chance. L’objet est réclamé par le gouverneme­nt malien, qui considère qu’il provient de fouilles illicites. En privé, Chirac tempête. Un cadeau, c’est un cadeau ! Et puis, l’achat ayant été fait de bonne foi, au regard de la loi française, il en est le propriétai­re légitime. Pourtant, un an plus tard, il fera remettre au gouverneme­nt malien cette terre cuite, présentant alors ce geste comme un don – et non comme une restitutio­n. Aujourd’hui, l’ancien président vit entouré de ses livres et de ses objets. Le « bulldozer », comme l’appelait Georges Pompidou, est loin des tempêtes de la vie politique. Peut-être médite-t-il, loin de la Corrèze et du Zambèze, ce vers du poète chinois Li Bai : « Accéder au Sichuan est aussi di cile que monter au ciel. »

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Dans son bureau à l’Elysée, statues et masques primitifs côtoient le marbre et les dorures.
 ??  ?? Un chef des îles Vanuatu lors de l’inaugurati­on du musée, en 2006.
Un chef des îles Vanuatu lors de l’inaugurati­on du musée, en 2006.
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(XVIIIe siècle) intrigue par sa ressemblan­ce avec l’ex-président.
Parmi les objets exposés, ce masque japonais représenta­nt un personnage du théâtre kyogen (XVIIIe siècle) intrigue par sa ressemblan­ce avec l’ex-président.
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Avril 2000 : inaugurati­on du départemen­t des Arts premiers au Louvre.
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XIIe siècles av. J.-C.
En voyage officiel en Chine à Chengdu en 2007, Chirac se fait présenter des statues en pierre datant des XIIIe et XIIe siècles av. J.-C.
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Siège taïno de Haïti, taillé dans la masse.
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