LITTÉRATURE
Les malheurs de Geneviève Brisac
Bien sûr, on pourrait penser qu’il s’agit d’un de ces petits feuilletons qui font la vie quotidienne à Saint-Germain-desPrés, de potins colportés entre risotto et café gourmand autour de trois stations de métro, qui vont d’Odéon à Rue-du-Bac. Une grande dame de l’édition est en arrêt maladie, la maison qui l’employait depuis vingt-huit ans ne veut plus d’elle, rendez-vous était pris aux prud’hommes le 16 juin, et tout ceci compose une nouvelle page de la comédie humaine qui se joue inlassablement depuis que le Flore est Flore. En réalité, c’est plus que cela. Il y a quelque chose, dans cette histoire, de férocement contemporain.
Les malheurs de Geneviève Brisac, auteur d’« Une année avec mon père » et de « Week-end de chasse à la mère » (prix Femina 1996), entrée à L’Ecole des Loisirs en 1989, commencent au printemps dernier. Le 4 juin à 16 heures, la compagne de l’éditeur Olivier Cohen est à la terrasse du Récamier, juste en face du 11 rue de Sèvres, ancienne abbaye de prémontrés où siège cette entreprise familiale depuis 1965. Louis Delas, arrivé de chez Casterman en 2013 pour succéder à son père Jean, lui fait face. Ordre du jour : « les quinze prochaines années ». Il demande à l’éditrice d’annoncer ses « projets ». Louis Delas aura beau par la suite arguer de sa bonne foi quand les choses se seront envenimées, portées sur la place publique par un billet cinglant de Christophe Honoré dans le supplément Livres du « Monde », il pourra toujours jurer qu’il n’y a pas malice à parler des « quinze prochaines années » à une salariée de 63 ans, un message subliminal est entendu. Au cours de l’été, Geneviève Brisac va voir un avocat.
10 novembre. Dans le bureau de Louis Delas, autour d’une table de verre ronde, un « Chien bleu » de carton observe en surplomb le quatuor de l’Ecole sceller un désaccord définitif. Il y a là aussi Jean-Louis Fabre, « intendant » des lieux comme il aime à se présenter, et Arthur Hubschmid, le patriarche, 75 ans, considéré aujourd’hui, nous allons le voir, comme le grand méchant loup dans cette a aire. Convoquée pour faire le point, Geneviève Brisac, d’ordinaire plus causante, ne dit rien. Elle prend des notes. Elle se trouvait, dira-t-elle en sortant, « face à un tribunal ». Sur le compte-rendu qu’elle tapera et di usera dans son entourage par la suite, il est beaucoup question de chi res. Stagnation des ventes depuis dix ans, à-valoir non recouverts, écrivains dont on s’acharne à publier les livres qui ne se vendent pas, auteurs di ciles, élitisme. Les temps ont changé. Celle qui dirige d’une main verte les trois prestigieuses collections de romans, « Mouche » (6-9 ans), « Neuf » (8-11) et « Medium » (11-15), celle qui fit entrer au répertoire de fines plumes comme Florence Seyvos (« Nanouk et moi »), Christophe Honoré (« Tout contre Leo »), Agnès Desarthe (« Je ne t’aime pas Paulus »), Colas Gutman (« Chien pourri ») ou Malika Ferdjoukh (« Quatre Soeurs ») est priée, désormais, de rendre compte de ses projets « à Arthur ». A ses amis elle explique qu’on lui reproche de publier « trop d’introspection triste ».
De retour rue de Sèvres trois jours plus tard, elle trouve un mot sur son bureau pour l’informer que quatre des livres qu’elle a sélectionnés pour la rentrée ne paraîtront pas. Un billet comminatoire, aucune formule de politesse. Deux jours passent encore, et ce sont tous les manuscrits en cours, une cinquantaine, qu’elle doit soumettre au patron. Pour ses amis, aucun doute, « ils ont voulu se payer Geneviève ». Des lettres recommandées sont envoyées de part et d’autre. Puis, de guerre lasse, la dame recrutée en 1989 par Jean Delas pour son féminisme, son trotskisme, son fantaisisme, s’en va. Elle ne reviendra plus.
DE LA BIBLIOTHÈQUE ROSE À LA NOIRE
Agnès Desarthe, qui a signé une trentaine de livres pour enfants très populaires, est la première à prendre sa défense. A tous les auteurs, elle envoie un mail. « Ce que je vous propose, c’est d’écrire chacun, séparément, un courrier, un mail à Geneviève. Ainsi nous pourrons – chacun à sa façon et selon ses sentiments – exprimer notre désarroi, notre incompréhension, nos inquiétudes, notre gratitude pour toutes ces années. Personnellement, je pense à tous ceux qui n’auraient pas
écrit de livres pour enfants ou pour adolescents s’ils n’avaient pas rencontré Geneviève. Et aux livres qui n’auraient pas trouvé de place ailleurs. […] Ce qui s’est passé dans cette maison pendant vingt-sept ans est absolument unique. Et j’en profite pour vous remercier pour tous les livres que j’ai lus, aimés, et qui, parfois quinze ou vingt ans plus tard, me laissent le même souvenir ému. Chaleureusement et tristement à tous. » C’est la pagaille. Tout le monde s’appelle, on convoque les théories de Schi rin sur « l’édition sans éditeur ». Alice de Poncheville, qui a la joie d’avoir deux livres « pris à l’abonnement » à la rentrée prochaine (ils vont être envoyés automatiquement à des milliers d’enfants), ouvre un blog : La Ficelle sonne le rassemblement des inquiets dans un flux de billets fins ou pas, d’éloges parfois funèbres, de sarcasmes et d’humour, de récits d’auteurs déprogrammés (parfois peut-être à bon escient d’après ce que nous avons pu lire), dont la liste ne cesse de s’allonger. Tous viennent défendre une ligne éditoriale qu’ils croient menacée. Le mois dernier, Chloé Mary, qui épaulait Geneviève Brisac depuis dix-sept ans, est partie à son tour fâchée. Elle aussi garde le silence en attendant ses prud’hommes.
A L’Ecole des Loisirs, ceux qui restent, c’est-à-dire plus de soixante-dix salariés, sont blessés. On les accuse de participer à un « changement de culture » qui va transformer les livres en produits marketing. Tout le monde est à cran. Quelques auteurs célèbres prennent la parole pour dire que la maison garde la ligne. Marie Desplechin fait le casque bleu. MarieAude Murail aussi. Un entretien donné par Jean Delas à « Livres Hebdo », le journal professionnel de l’édition, relance la dispute. Il dit chercher « des personnages positifs », réactivant, au fond, un débat ancien. Dans les années 1980, on est passé très vite de la Bibliothèque rose à une bibliothèque plus noire, en prise avec le réel, où il est souvent question de guerres, d’enfants malmenés par l’existence. Geneviève Brisac y est pour beaucoup. On a souvent dit qu’elle favorisait une littérature de combat moral. Il y a quinze ans, Christine Boutin la sommait d’arrêter de « désespérer la jeunesse ». Sans aller jusque-là, certains parents, plus favorables à la métaphore, préféreront toujours les écoles de Grimm et Perrault à celle des Loisirs. Le triomphe de « Harry Potter » dans les années 2000 a d’ailleurs été perçu comme un impérieux besoin d’évasion et de retour aux fables et à la mythologie.
ABRÉGER LA CARRIÈRE DES AÎNÉS
Pour d’autres au contraire, l’hyperréalisme est un outil d’autodéfense intellectuelle (l’expression est de Chomsky). « Ça m’aurait sauvé la vie de lire un truc pareil quand j’en avais l’âge », a déclaré Olivier Adam au sujet du premier « Medium » qu’il a lu, dans une tribune très violente publiée par « Libération ». Lui connaît la valeur « des livres durs, sensibles ou barrés, très sombres ou pleins de folies bizarres ». Central, ce débat n’a pas eu lieu. A L’Ecole des Loisirs, on estime que le mutisme bravache de Geneviève Brisac a empêché toute discussion. Reste qu’en cédant la place d’éditeur de romans, même provisoirement, à Arthur Hubschmid, Louis Delas a remplacé le chaud par le froid. « Monsieur Hache », comme l’appelle un écrivain sur La Ficelle, fabuleux découvreur de « Max et les Maximonstres » de Maurice Sendak, d’Ungerer et de Pommaux, s’en est allé annoncer à une vingtaine d’auteurs leur disgrâce. Un vrai massacre. Nastasia Rugani, sept fois primée pour « Tous les héros s’appellent Phénix », en a pleuré – et elle n’est pas la seule. Le coup de fil fut bref, « un monologue de quinze minutes détruisant mon travail, jugé “usé’’ et “inintéressant’’, entre autres démolitions. Aucune seconde chance, aucun mot positif. Une destruction, il n’y a pas d’autre mot ». Il y a pourtant de l’esprit et du style dans le texte refusé que l’auteur nous a permis de lire. Convoquée, elle, Claire Castillon a écouté sans mot dire son nouvel éditeur dégommer son histoire d’un enfant de 10 ans tombé amoureux, et la prier de lui « épargner désormais tant de clichés et de bons sentiments ». A l’évidence, il ne savait rien de ses romans déjà publiés dans la maison, ni de la parution en cours d’un nouveau livre – « Y a-t-il quelqu’un dans Casimir ? ». Frédéric Faragorn, lui, a eu droit à une leçon sur Jules Verne et s’est vu refuser par téléphone le tome 3 d’une trilogie. « Ça ne se fait pas, Arthur, de refuser un tome 3 sans avoir lu les deux précédents. Et de ne pas compléter une trilogie, ça ne se fait pas, c’est un manque de tact envers l’auteur et ses lecteurs », écrit l’éconduit sur La Ficelle.
Louis Delas fulmine contre « un procès d’intention » qui nuit à sa réputation et à un demi-siècle de belle ouvrage au service de l’enfance. Impossible, il est vrai, de conclure au changement de ligne éditoriale. Le programme de la prochaine rentrée est admirable, et l’Ecole des Loisirs, avec son fond prodigieux et ses « Classiques abrégés » di usés par milliers dans les classes, semble condamnée à l’excellence. Ce qui apparaît en revanche, c’est que la maison de Nadja et Solotare est gagnée par une forme de ce management contemporain brutal décrit par les sociologues du travail, et reconnaissable, entre autres, à la manière insidieuse d’abréger la carrière des aînés. Cibler le salarié autour 60 ans et le pousser dehors avec des airs de ne pas y toucher s’observe même dans les milieux où, longtemps, il a fait bon vivre et qu’on croyait préservés. Où est-elle passée « la grâce spéciale venue d’en haut qui protège les dirigeants de L’Ecole des Loisirs des conformismes de leur métier » ? C’est ce qu’écrivaient Boris Moissard et Philippe Dumas, pas plus tard que l’an dernier, dans un livre publié par la maison pour fêter ses 50 ans. On a eu beau nous dire et redire que Geneviève Brisac est « en congé maladie » et qu’elle revient quand elle veut, quelque chose sonnait un peu faux. Quand on a demandé à voir son bureau, là où tant d’écrivains débutants ont trouvé des ailes et la promesse d’un dialogue fructueux pour les décennies à venir, un ange est passé. Déménagé, déjà. Les auteurs de La Ficelle, avec leurs maladresses et leurs excès, sont debout contre cette o ense.