L'Obs

INFANTICID­E

A aire Kabou, mortelles eaux

- DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE À MILAN, DOMINIQUE NORA NICOLA BERTASI/HANS LUCAS

Au bord du canal Darsena, à Milan, un échalas de 30 ans, enthousias­te et souriant, slalome entre les groupes de jeunes qui profitent de la douceur du soir. Ce vendredi 27 mai, Teddy Pellerin, cofondateu­r de la start-up française Heetch, lance son applicatio­n de transport nocturne partagé dans la ville italienne. « C’est une appli pour se faire reconduire chez soi la nuit pour pas cher. Regardez: il suffit de la télécharge­r sur votre smartphone… Et de commander une voiture entre 20 heures et 6 heures du matin », explique Teddy en italien. Un pitch en VO qui ferait la fierté de sa mère, dont c’est la langue natale. Il distribue à tour de bras des prospectus : pour le lancement, le premier trajet est gratuit. Sous ses airs décontract­és, Teddy Pellerin joue gros. Il veut prouver le potentiel de Heetch à l’étranger, avant son procès devant le tribunal correction­nel de Paris, le 22 juin. Sa plateforme numérique, qui réalise 50000 trajets par semaine dans l’Hexagone, s’est aussi depuis le début de l’année implantée à Varsovie, Stockholm et Milan. Mais en France, son modèle est menacé par le ministère de l’Intérieur, poussé à la guérilla juridique par les taxis et les sociétés de transport par chauffeur privé (VTC).

Ce qu’on lui reproche? « Complicité d’exercice illégal de la profession de taxi » et « transport de particulie­rs à titre onéreux ». Une forme de concurrenc­e déloyale, donc. Sanction maximum encourue: 300000euro­s d’amende et deux ans de prison! « Il faut qu’on gagne pour pouvoir lever à nouveau de l’argent et ouvrir d’autres villes », explique l’entreprene­ur. En cas de verdict défavorabl­e, Heetch fera sûrement appel. « Le développem­ent de l’économie collaborat­ive est inéluctabl­e. Alors, va-t-on laisser ce secteur à des sociétés américaine­s… ou s’organiser pour développer nos champions européens ? » Au-delà du cas Heetch, c’est en effet le sort de l’« économie du partage » qui est en question (voir encadré).

Le cauchemar de Heetch serait d’être mis dans le même sac qu’UberPop, le service low cost suspendu en juillet201­5, pour lequel Uber France vient d’être condamné à 800 000 euros d’amende. Les deux applis mettent en liaison passagers et conducteur­s non profession­nels. La différence? Alors qu’UberPop ne mettait aucune limite aux gains de ses chauffeurs, Heetch est organisé comme un simple « partage de frais » du véhicule, ce qui est légal. « Si un conducteur perçoit plus de 6 000 euros sur douze mois, on bloque son accès à notre applicatio­n », explique Teddy. Le revenu moyen des conducteur­s est de 1 850 euros par an.

Surtout, Teddy Pellerin propose un service qui ne fait concurrenc­e à personne: essayez donc de trouver un moyen de transport quelconque en banlieue, à 4 ou 5 heures du matin! N’empêche, lui et son associé ont passé une journée entière en garde à vue, le 19 janvier. Depuis deux ans, leurs conducteur­s ont régulièrem­ent été harcelés par des chauffeurs de taxis. Et quelque 300 ont déjà été arrêtés par la police…

Les jeunes entreprene­urs se défendent avec humour : un montage vidéo viral emprunte les voix de Hollande, Sarko, Raffarin et consorts, jeunes, pour vanter les mérites de Heetch… Et sa communauté d’environ 300000 usagers multiplie les messages de soutien sur Facebook et Twitter: « Heetch m’a sauvé la vie ce soir, j’aurais passé la nuit à Rungis sinon ! » tweete @SaGuillera­nd. « Un chameau peut marcher 10h sans boire, je peux boire 10h sans marcher et au final c’est toujours Heetch qui me ramène », écrit @JulesLacom­b…

Ce soir, à Milan, Teddy est résolument optimiste et volubile: « Super, tous ces jeunes qui sortent: il y a vraiment un gros potentiel pour Heetch ici! » D’autant que, « à Milan, les taxis sont rares et hors de prix », souligne Mathieu Gandou, qui y prépare depuis mars l’arrivée de Heetch. Cofondateu­r du magazine italien de pop culture « Darlin », cet ancien chasseur de têtes français est familier du milieu local de la mode, de la pub et du design. Cette nuit, il a organisé un partenaria­t avec une soirée branchée. En attendant le début des festivités, vers 1 heure du matin, Teddy explique sa tactique:

« Je discute avec les jeunes quand ils font la queue pour entrer dans la boîte… Et je leur montre comment on télécharge l’appli, quand ils sortent vers 3 ou 4 heures du mat! » Notre start-upper connaît son sujet: entre 2013 et 2015, il a consacré ses nuits de week-end à draguer le chaland à la sortie des boîtes françaises. Ou bien à assurer lui-même la hotline pour conducteur­s et usagers.

La force des fondateurs de Heetch, c’est d’être comme leurs clients: ils ont imaginé le service qui correspond­ait le mieux à leurs propres besoins. « A part ça, je n’avais rien pour devenir entreprene­ur du numérique », s’amuse Teddy, qui trimballe un smartphone hors d’âge et ignore les noms des grandes figures du patronat français. Issu d’un milieu modeste, élevé à Grasse, l’élève doué en sciences voulait devenir prof. « J’ai été admissible à Normale-Sup, mais j’ai tellement flippé à l’idée de passer ma vie dans l’administra­tion que je n’ai même pas été à l’oral », confesse-t-il.

Ce sera finalement Supélec, puis un master en Suède, où il se passionne pour l’énergie. Après quelques années dans diverses PME d’énergie solaire et deux ans à Casablanca, où il aide une amie à lancer sa start-up, il revient en France au printemps 2013 pour chercher du travail… mais trouve plus excitant de créer Heetch avec son copain d’école Mathieu Jacob et un développeu­r de l’école Epitech, Aylic Petit. Un premier capital-risqueur leur rit au nez quand il comprend qu’ils veulent marcher sur les plates-bandes d’Uber. C’est Oussama Ammar, le cofondateu­r de l’accélérate­ur parisien TheFamily, qui les aidera à concrétise­r leur projet.

Le plus difficile a été d’amorcer la pompe: « Pour les premières soirées, il faut bien ajuster le nombre de conducteur­s à celui des clients potentiels. Sinon, ça fait des frustrés des deux côtés… » Pour cette nuit, Mathieu Gandou a aligné cinq conducteur­s disponible­s. Vers minuit trente, Antonio et Marco passent devant la boîte où se tiendra la soirée. Ils ont presque la cinquantai­ne ; de jour, l’un est boulanger, l’autre, chauffeur-livreur. « Ce sont des anciens d’UberPop, qui a fermé récemment à Milan. Rien à voir avec nos conducteur­s français, qui ont en moyenne 25 ans », dit Teddy.

Lors de ce premier week-end milanais, Heetch réalise une quinzaine de trajets. Un premier pas prometteur, avant que ne s’installe le bouche-à-oreille… Et après Milan: Bordeaux? Bruxelles? Madrid? Si les juges ne cassent pas son élan, Teddy Pellerin veut ouvrir une nouvelle ville tous les trois mois. Son rêve ? Mettre Heetch au service de tous les jeunes d’Europe, sur les traces du leader français du covoiturag­e, BlaBlaCar.

Même lilliputie­n, Heetch semble déjà dans le collimateu­r d’Uber, qui ne souffre guère la concurrenc­e. « C’est dingue! Ils ont essayé de pourrir nos lancements à Varsovie et à Stockholm… », raconte Teddy. Avec seulement 30 collaborat­eurs et 5 millions d’euros de capital, les petits « Frenchies » narguent le titan américain, qu’un récent investisse­ment saoudien valorise à 60 milliards de dollars! Et ça les fait bien rigoler.

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L’appli a été téléchargé­e à ce jour plus de 300 000 fois en Europe.
 ??  ?? Deux jeunes filles attendent leur chauffeur d’un soir à leur sortie de boîte.
Deux jeunes filles attendent leur chauffeur d’un soir à leur sortie de boîte.
 ??  ?? Teddy Pellerin (en rouge) vante les mérites d’Heetch sur le canal Darsena.
Teddy Pellerin (en rouge) vante les mérites d’Heetch sur le canal Darsena.
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 ??  ?? Les premiers usagers italiens de Heetch sortent de boîte à Milan, au petit matin du 28 mai.
Les premiers usagers italiens de Heetch sortent de boîte à Milan, au petit matin du 28 mai.
 ??  ?? Après la fermeture d’UberPop, Marco et Antonio conduisent pour Heetch.
Après la fermeture d’UberPop, Marco et Antonio conduisent pour Heetch.
 ??  ?? Pour son lancement à Milan, Heetch proposait 10 euros de trajet gratuit.
Pour son lancement à Milan, Heetch proposait 10 euros de trajet gratuit.
 ??  ?? Teddy Pellerin et son manager en Italie, Mathieu Gandou.
Teddy Pellerin et son manager en Italie, Mathieu Gandou.

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