BREXIT
Le grand écart franco-allemand
Sourires crispés, Angela Merkel et François Hollande devisent sous le même parapluie en parcourant le cimetière de Verdun dans les pas de François Mitterrand et Helmut Kohl. De quoi parlent-ils ? Sûrement pas de la Grande Guerre. Ce 29 mai, la chancelière allemande et le président français ont plutôt en tête le devenir de l’Europe. Que faire au matin du 24 juin, une fois tombé le verdict du référendum britannique sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne ? Que les Britanniques choisissent de rester ou de sortir, leurs partenaires devront réagir. Les deux dirigeants réfléchissent-ils à une « initiative commune », concoctent-ils ce « plan de relance » que les proeuropéens appellent de leurs voeux pour que l’Europe ne s’effondre pas comme un château de cartes au lendemain du vote? Chut, c’est un secret. Dans les bureaux des chancelleries, le sujet est tabou. Pour ne pas interférer dans la campagne britannique, tétanisés à l’idée que le Royaume-Uni puisse sortir de l’Union ? Ou pour cacher l’absence de proposition concrète ? Car tout ce mystère masque mal des désaccords profonds entre Merkel et Hollande, tous les deux rattrapés par leurs problèmes nationaux et obnubilés par leurs échéances électorales de 2017. Décryptage.
VOLONTARISME OU RÉALISME ?
« Nous souhaitons que le Royaume-Uni reste dans l’Union européenne, qu’il soit aux côtés de ses alliés au moment où elle est confrontée à des crises qui peuvent mettre en cause son existence, martèle Harlem Désir, secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, qui reçoit longuement “l’Obs” dans son bureau du Quai-d’Orsay. Mais, quel que soit le résultat, le 24 juin, il faut qu’il y ait une relance. Car l’Europe joue maintenant sa survie. Il faut réfléchir à une initiative pragmatique et ambitieuse. » Ces derniers temps, Hollande et ses principaux ministres se réunissent toutes les semaines pour plancher sur la manière dont la France gérera le résultat du vote britannique et mener une réflexion fondamentale sur l’Europe. Le 10 juin, à l’Elysée, le président a acquiescé à toutes les propositions ambitieuses présentées par Daniel Cohn-Bendit et Georges Dassis, président du Conseil économique, social et environnemental européen. Sauf que « les grands projets et les grands discours visionnaires, tacle, sceptique, un diplomate allemand, on n’en manque pas ! Pour obtenir la réadhésion de l’opinion publique, il faut surtout des résultats concrets, que l’Europe fasse ce qu’elle dit, que les Etats membres mettent en oeuvre les décisions prises. » Voilà les Français renvoyés dans les cordes.
RÉPONSE À 27 OU DANS LA ZONE EURO ?
Deuxième point de désaccord: le périmètre de la réponse. Si le Royaume-Uni votait pour quitter l’Europe, faut-il lui répondre à 27 ou en resserrant le club de l’euro ? « Rassembler mais ne pas s’enliser » : c’est le mantra en vogue à Paris. L’option privilégiée est celle du « format restreint, pour créer une dynamique » : France, Allemagne, Italie, Benelux pourraient prendre des initiatives. Exemple: « Dans la zone euro, on peut faire une convergence fiscale à quelques pays », suggère un haut fonctionnaire français. D’autres, comme le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, poussent pour un renforcement institutionnel de la zone euro, avec la mise en place d’un ministre des Finances européen, chargé de coordonner les politiques économiques. Cela a cruellement manqué pendant la crise et coûté, selon les estimations, entre 2 et 5 points de croissance. Mais répondre à 19 (ou moins) plutôt qu’à 27 risque de fragmenter encore un peu plus l’Europe. Une perspective que balaie Berlin. « Les
Britanniques ne votent pas sur une sortie de la zone euro, mais de l’Union. La réponse politique doit donc comprendre tous les Etats membres. Il faut que les 27 se mettent d’accord sur une position: est-ce qu’ils voient dans ce référendum britannique une opportunité pour aller plus loin dans la construction européenne ? » insiste un diplomate allemand, pas mécontent de se débarrasser ainsi du sujet de l’euro. Dès que l’on parle de coordonner les politiques économiques, les Allemands ont l’impression que les pays du Sud veulent surtout leur piquer leur carte de crédit !
QUELLE PLACE FINANCIÈRE : PARIS OU FRANCFORT ?
En cas de Brexit, qui récupérera le business de l’euro traité à Londres ? Pour Stéphane Boujnah, le PDG de la Bourse Euronext (Belgique, France, Pays-Bas, Portugal), l’enjeu est de taille : « 300 000 personnes travaillent à la City sur des produits en euros ou avec des clients qui utilisent l’euro. Si, pour des raisons réglementaires, 10% d’entre elles doivent être relocalisées au sein de la zone euro, cela fait 30 000 personnes. Ce n’est pas rien. » Pour lui, Paris est la place la plus attractive pour les accueillir. Il veut croire que Berlin ne fait pas du développement de Francfort – qui compte 75 000 employés dans le secteur financier (contre 125 000 en région parisienne) – une priorité stratégique. Ce n’est toutefois pas le signal envoyé lors de l’annonce, en mars, du rapprochement entre la Deutsche Börse et la Bourse de Londres (London Stock Exchange) pour créer un mastodonte. A Francfort, les agents immobiliers se frottent déjà les mains. « S’il y avait eu un consensus entre Paris et Francfort sur le centre financier de la zone euro, il n’y aurait pas eu de référendum britannique : la City aurait eu trop peur d’en faire les frais », affirme d’ailleurs un eurodéputé allemand, qui refuse d’être cité sur ce sujet ultrasensible.
FRANCHE AMITIÉ OU ENTENTE CORDIALE ?
Sortir de l’Union européenne aura « des conséquences ». Sur ce point, Paris, Berlin et la Commission européenne sont d’accord. Mais lesquelles ? Menace de réduire drastiquement l’accès du Royaume-Uni au marché unique, de ne plus retenir les migrants à Calais, de tenir Londres loin de certaines activités financières liées à l’euro… La France semble prête à « jouer les durs », mais elle craint que l’Allemagne ne soit plus ouverte au compromis. D’ailleurs, l’opinion publique française est celle qui s’émeut le moins d’un départ des Britanniques. Les Allemands, qui ont milité avec ferveur pour que le Royaume-Uni rejoigne l’Union avant 1973, y sont plus sensibles. « L’état d’esprit général est différent en Allemagne : ils sont plus attachés à leur relation avec les Britanniques et pourraient se montrer plus ouverts », devine un diplomate français. Car les Allemands ont beaucoup à perdre : des intérêts économiques de taille et un précieux allié. « Londres et Berlin sont partisans d’un leadership libéral et d’un contrôle strict du budget, à l’opposé des pays du Sud. Sans Londres, l’UE risquerait de devenir plus “française” économiquement, ce qui veut dire moins confortable pour l’Allemagne », rappelle Charles Grant, directeur du Centre for European Reform (CER). Déjà, Berlin prévient qu’il ne faudra pas faire de démarche précipitée lors du Conseil européen des 28 et 29 juin, qui suivra le référendum. « Le résultat du vote engage le gouvernement britannique, pas l’Union. Ce sera à lui de dire ce qu’il veut faire et, en cas de décision favorable à la sortie, ce que personne ne souhaite, ce sera aux Britanniques d’expliquer comment ils voient leur relation avec l’Europe. Pas l’inverse », rappelle un diplomate allemand.
RÉFUGIÉS OU TERRORISME, QUELLE PRIORITÉ ?
« On échange avec les Allemands pour chercher des points de convergence. Ce sont des réflexions et pas encore des propo-
sitions », avance précautionneusement un officiel français. Si chacun a ses priorités, les discussions ne sont jamais rompues. Attaqué à deux reprises en plein coeur en 2015, Paris milite pour un « pacte européen de sécurité pour protéger nos frontières, améliorer la coopération dans la lutte contre le terrorisme, faire progresser l’Europe de la défense », explique Harlem Désir. Débordée par le million de demandeurs d’asile qu’elle a accueilli l’an dernier, l’Allemagne considère, elle, que « la question la plus importante, c’est l’arrivée des réfugiés », insiste un haut fonctionnaire outre-Rhin. C’est devenu une obsession pour Berlin, qui attend la mise en oeuvre de la solidarité promise au niveau européen, plutôt que des critiques sur sa générosité, au moment où le parti populiste AfD marque des points. Faute de mieux, le vieux couple ne semble pour l’instant avoir réussi à s’entendre que sur un seul point. « La France et l’Allemagne ont très souvent des appréciations différentes, mais je pense qu’on aura une position commune sur le renforcement des frontières extérieures de l’Union européenne car nos intérêts se rejoignent », annonce un officiel allemand. « Tout le monde se retrouve sur la frontière parce que c’est à la fois un impératif de sécurité et la condition d’une politique d’asile soutenable », confirme Harlem Désir. Est-ce suffisant pour fonder un grand projet de relance postréférendum ?
VERDICT : LONDRES TOUJOURS GAGNANT
« In » ou « out », le Royaume-Uni n’a donc pas fini d’imprimer sa marque sur le destin européen. Si Londres sort de l’Union, son gouvernement pourrait exploiter toutes ces divisions européennes pour obtenir un partenariat avantageux. Si le Royaume-Uni reste, les Britanniques seront plus que jamais à la manoeuvre à Bruxelles. Avec au menu la mise en application des accords conclus en février qui entérinent la réalité d’une « Europe à la carte » chère aux Britanniques et la mise en avant de ses thèmes de prédilection : marché unique, accords commerciaux, réduction des réglementations tatillonnes, Tafta… « Mais au moins, il y aura une stimulation », philosophe un diplomate français. A moins que, au pied du mur après le 24 juin, le couple franco-allemand ne réussisse à reprendre la main.