APRÈS-BREXIT Notre 14-Juillet vu d’Angleterre
La romancière anglaise Hilary Mantel, qui publie le second tome de sa fresque historique et qui a souvent critiqué la monarchie britannique, croit à l’esprit de la Révolution française. Entretien
C’est dans le Devon, un comté du sudouest de l’Angleterre, que la secrète Hilary Mantel s’est retirée pour ériger ses monuments littéraires. Elle occupe un appartement avec une vue imprenable sur la mer (seule une petite route côtière sépare son bureau de l’océan). « Pourtant, je ne passe pas mes journées à regarder par la fenêtre, explique-t-elle. J’observe plutôt ce qui se passe dans ma tête. C’est pourquoi je peux travailler n’importe où. » C’est grâce à elle que les Anglais, dont on sait l’attachement pour la monarchie, ont fini par s’intéresser à cette Révolution dont ils tenaient jusqu’alors les acteurs pour d’a reux jojos aux vils instincts, régicides de surcroît.
Après avoir raconté les débuts de la Révolution, dans le premier volume de cette fresque dont on attend qu’elle soit déclinée en série TV (un « Six Feet Under » des aristos), Hilary Mantel décrit, au jour le jour, les faits et gestes de Danton, Desmoulins et Robespierre jusqu’au passage sur l’échafaud des deux derniers. C’est la prise de la Bastille racontée à l’heure du thé et ce n’est pas un hasard si le livre se clôt sur un article du « Times » (en date du 8 avril 1794), analysant avec la circonspection qu’on imagine le bain de sang français. Hilary Mantel, décrivant l’instant fatidique, y met plus de coeur : « Danton a l’estomac retourné : chair palpitante, dans quelques secondes viande morte. Il voit Camille [Desmoulins] parler à Sanson [le bourreau]. […] Un court instant, Danton détourne les yeux. Après quoi, il ne manque plus rien de la scène, regarde s’épanouir les fleurs de sang qui jaillissent des cous tranchés. Il regarde chaque mise à mort, jusqu’à ce que vienne son tour. » Après quoi c’est l’Histoire qui signe le dialogue, non la reine du roman historique britannique : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut bien la peine », s’écrie Danton.
Si la vision de la citoyenne Mantel n’est pas révolutionnaire (froideur de Robespierre, emportements de Danton dont l’âme sanguine ne déroge pas à l’image d’Epinal), la romancière emmène son affaire avec un enthousiasme hors du commun, et un soin du détail véridique d’autant plus extraordinaire que, lorsqu’elle a commencé son ouvrage, internet n’existait pas. Se pourrait-il que, suprême ironie de l’Histoire, on doive à une Britannique d’avoir écrit le meilleur roman sur notre Révolution ?
Quand avez-vous commencé à vous intéresser à la Révolution française ? A 14 ans. Nous avons eu un cours à l’école sur les causes de la Révolution. J’ai pensé que je n’avais jamais entendu quelque chose d’aussi passionnant. J’ai eu envie d’en savoir davantage, et je me suis jetée sur tous les livres que je pouvais trouver, ce qui ne représentait pas grand-chose à l’époque. A la fin de mes études universitaires, j’ai e ectué des recherches plus approfondies en prenant des notes. J’ai commencé à les mettre en forme. En fait, je me suis aperçue que j’étais en train d’écrire un livre. Ça a été mon premier roman. Je l’ai commencé en 1974, mais il a fallu attendre bien des années avant qu’il ne soit publié. Pourquoi avez-vous choisi d’écrire votre premier roman sur une histoire aussi complexe ? Parce qu’un tel livre n’existait pas. J’avais envie de lire un bon roman sur le sujet. Un roman qui soit à la fois divertissant et informatif. En Angleterre, les livres sur la Révolution étaient idiots et réactionnaires, comme « le Mouron rouge », ou coincés et réactionnaires, façon « le Conte de deux cités ». Autre cas de figure, le roman froufroutant mettant en scène des aristocrates qui grimpaient aux rideaux en apercevant un représentant du peuple. Pour moi, la signification de cet événement historique était ailleurs, et le parcours de nombreux révolutionnaires était fascinant. J’avais envie de faire découvrir la Révolution au public britannique, qui n’y connaissait rien. Vous êtes-vous énormément documentée pour écrire cette grande saga ? Oui, et c’était avant internet. A l’époque, la recherche était un emmerdement. Mais j’ai aimé enquêter sur cette époque. Plus j’en savais, plus j’avais envie d’en savoir.
Avez-vous aussi enquêté en France ? Non, pas au début. J’étais jeune, j’avais un boulot, je n’avais pas le temps de voyager ni d’argent pour le faire. Ma seule ressource, c’était les bibliothèques. En 1977, je suis allée vivre au Botswana avec mon mari, qui était géologue. Là, je n’avais plus aucune bibliothèque à ma disposition. Mais je me suis débrouillée pour finir le livre avec la documentation que j’avais pu emporter, et une impressionnante masse de notes que j’avais prises. Quoi qu’il en soit, j’étais coincée dans mes recherches. Ce n’est que plus tard, peu avant que je ne termine la dernière version et que le livre soit publié, que j’ai pu me balader dans les rues de Paris. Mais le Paris de l’époque n’existe évidemment plus, ou seulement quelques fragments. Pourquoi avez-vous choisi de consacrer l’essentiel du livre à Danton, Robespierre et Camille Desmoulins ? Desmoulins est le premier que j’ai eu envie de suivre, parce qu’il était le plus ouvertement distrayant. Il est le sommet du triangle. Ecrire sur lui, c’est écrire sur les deux autres. Danton aussi semblait relativement à ma portée. (Cette impression s’est d’ailleurs révélée d’autant moins fondée que j’avançais dans mon travail.) Robespierre a fini par attirer mon attention progressivement. Ecrire sur la Révolution sans qu’il soit quelque part dans le champ aurait été une manière de fuir mon sujet. Quand j’ai terminé le livre, je me suis rendu compte qu’il était probablement plus facile de dresser le portrait de ces bourgeois révolutionnaires que d’enquêter sur la vie de héros plus obscurs, de raconter celle des petites gens. A l’époque, je ne pense pas que j’aurais été capable d’y parvenir, parce que mon imagination n’était pas encore su samment expérimentée. Et je manquais de documentation. Votre roman se termine par la mort de Desmoulins et de Danton. Pourquoi avoir choisi d’en rester là ? Quand les deux finissent sur l’échafaud, la structure triangulaire implose. Et le destin de Robespierre est déjà tracé. La fin est écrite en filigrane. De manière plus technique, si j’avais voulu raconter la Révolution jusqu’à l’été 1793, il aurait fallu que j’introduise de nouveaux personnages, les Thermidoriens, que je ne pouvais glisser dans la première partie de mon histoire parce que cela m’aurait entraînée trop loin de Paris. La fin de Danton et de son entourage m’a semblé être le meilleur moment pour clore cette histoire. De tous les héros de la Révolution française, quel est celui que vous aimez le plus ? Robespierre n’est peut-être pas celui que je préfère, mais c’est celui qui m’a toujours fascinée. Il y a quelque chose de trouble en lui, de noir, qui vous fait plonger au plus profond de la conscience humaine. Quand vous avez commencé à écrire le livre, n’avez-vous pas craint que vos lecteurs britanniques ne soient guère intéressés par ces personnages si étrangers à la culture et à l’histoire anglaises ? J’ai totalement surestimé la connaissance que pouvaient avoir mes compatriotes de la Révolution française. De même, j’ai surévalué leur capacité à se débarrasser de quelques-unes de leurs idées reçues sur le sujet. C’est sans doute la raison pour laquelle ce livre a mis si longtemps à être publié. J’avais terminé deux versions en 1979, mais il a fallu attendre 1992 pour que le livre sorte finalement au Royaume-Uni. L’autre raison, c’est que le livre est long et complexe, et que les éditeurs sont moins enclins à
“La société anglaise aurait bien besoin d’être secouée.”
prendre des risques avec un auteur inconnu. J’avais toujours pensé que, si le lecteur ouvrait mon livre, ce serait gagné : l’histoire le captiverait au final. Mais il fallait, dans un premier temps, que les éditeurs me donnent ma chance. Vous avez écrit également une longue trilogie sur la cour du roi Henri VIII. Qu’est-ce qui vous fait, un peu comme les auteurs réalistes du xixe, travailler sur des projets aussi monumentaux ? Quand on commence à étudier un sujet de près, quel qu’il soit, il ne tarde pas à dévoiler toute sa complexité. Mais, au début, vous ne savez pas encore où vous mettez le nez. Mes projets se sont tous révélés plus ambitieux que prévu. Après, c’est toujours la même histoire : je suis si absorbée qu’ils grossissent presque sans que je m’en aperçoive. Pour « Révolution », j’aurais peut-être pu envisager une trilogie dès le départ mais je l’avais conçu comme un livre unique. Je n’ai jamais considéré les trilogies comme un genre en soi et, de plus, elles rebutent les éditeurs. Pour Thomas Cromwell, ce n’est que lorsque le livre commençait à déborder de partout que j’ai fini par comprendre qu’il excédait les limites d’un roman. Mais je ne cherche pas à m’inspirer des écrivains du xixe. J’écris ce que j’aurais envie de lire. C’est aussi simple que ça. L’idée de révolution a-t-elle, selon vous, de beaux jours devant elle ? Sans aucun doute. Peut-être a-t-elle lieu sans que nous en ayons connaissance. La fin de l’Histoire est une idée fausse, n’en déplaise à certains. Evidemment, la Révolution française a été un événement d’une telle ampleur qu’il est difficile d’imaginer un séisme aussi important aujourd’hui. Et c’est un sujet de Sa Majesté la reine d’Angleterre qui le dit ! Oui! La Révolution a marqué de son empreinte le paysage culturel européen dans son ensemble. L’esprit de la Révolution, c’est l’air que nous respirons. Curieusement le livre a longtemps tardé à paraître en France… Je n’étais guère connue chez vous il y a encore quelques années… Peut-être les Français ont-ils mal perçu le fait qu’un auteur étranger s’empare d’un élément clé de leur identité nationale. Mais la Révolution n’est pas la propriété exclusive des Français. C’est un merveilleux cadeau que votre pays a fait au monde. La monarchie anglaise aurait-elle, selon vous, besoin d’un Danton ou d’un Robespierre ? Fabriquez l’engin et je vous dirai qui envoyer à la guillotine ! Non, sérieusement. La société anglaise, c’est vrai, aurait bien besoin d’être secouée par, sinon une révolution, du moins une certaine dose de mécontentement constructif. La démocratie est chez nous mal utilisée. Les Anglais se soucient peu de leurs droits. Ils pensent que la politique est sans importance. Le Brexit est la parfaite illustration de la manière dont les gens ici peuvent être mal informés. L’esprit de la Révolution française nous enseigne le contraire. Elle nous dit : « Comportez-vous comme des citoyens à part entière car vous n’êtes pas des moutons. Chacun d’entre vous a son mot à dire, son rôle à jouer. Si vous êtes mal gouvernés, changez de gouvernement. Défendez-vous, ne vous complaisez pas dans un rôle de victime. » Vous avez critiqué la famille royale par le passé. Etes-vous toujours sévère à leur égard ? C’est un sujet complexe. Je ne suis pas monarchiste dans l’âme, et ceux qui le sont me fascinent. Mais dire que les monarchistes sont tous des idiots ne mène à rien. Le prince Charles n’est pas l’imbécile que les journaux décrivent. C’est quelqu’un qui réfléchit, qui essaie de faire la différence. Il est cultivé, mais on le présente toujours, injustement selon moi, comme un snob sans éducation. Ceci dit, il est impossible de savoir qui il est réellement. Tous les membres de la famille royale sont entraînés pour cacher leur vraie personnalité, pour dissimuler leurs désirs et leurs envies. Nul ne connaît le prince Charles. Seulement son apparence officielle. Lorsque vous avez dit, au sujet de Kate Middleton, que ses apparitions ressemblaient à celles d’un mannequin qu’on expose dans la vitrine d’un magasin, vous avez fait scandale. La révolution anglaise est encore loin… La presse m’en a voulu. Pourtant, je ne me moquais en rien de la duchesse de Cambridge. Au contraire, je regrettais qu’on la traite comme un mannequin de cire, non comme un être humain. « Révolution », tome 2, Les désordres, par Hilary Mantel, traduit de l’anglais par Claude et Jean Demanuelli, Sonatine, 650 p., 22 euros.