L'Obs

CHILI La colonie de l’horreur du Dr Schaefer

Dans la Colonia Dignidad, fondée par un gourou SS et pédophile, on torturait les opposants à la dictature de Pinochet. Aujourd’hui, les “colons” l’ont reconverti­e en un lieu touristiqu­e, où se côtoient encore bourreaux et victimes

- DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE AU CHILI, SARA DANIEL NICOLAS SEBASTIAN

C’est dans ce réfectoire de merde, où l’on célèbre aujourd’hui mariages et Fête de la Bière, que j’ai été violé et torturé à l’électricit­é par le Dr Schaefer. » Dans la salle lambrissée, qui évoque la Bavière des années 1960, Georg Laub, 55 ans, chuchote malgré la colère qui l’étrangle, comme si le « docteur » pouvait encore l’entendre. « Il nous disait : “Vous ressemblez à ces porcs de juifs et les juifs doivent souffrir puisqu’ils n’ont pas reconnu le Messie.” » Sur le mur à l’entrée du restaurant, une photo en noir et blanc qui date des années 1960 présente les 300 « pensionnai­res » de la Colonia Dignidad : en haut les hommes, au milieu les femmes et devant les enfants, tous blonds, les garçons en culotte courte, les filles en robe blanche. Georg est au premier rang, le quatrième en partant de la gauche. Il pense aujourd’hui que, sur le cliché jauni, il doit avoir environ 6 ans. C’est sa seule photo de « famille ».

La colonie de la Dignité était un camp de concentrat­ion bucolique au pied de la cordillère des Andes. C’est là, dans un paysage où l’on aurait pu tourner « la Mélodie du bonheur », qu’un ancien pasteur et brancardie­r SS, le Dr Schaefer, a acquis, en septembre 1961, une propriété qui a fini par occuper 17000 hectares de prairies grasses et de forêts qu’il a entourés de miradors

et de barbelés électrifié­s. Dans ce camp de travail sordide, les « colons », comme ils s’appelaient eux-mêmes, étaient séparés pour toujours de leurs enfants et de leur conjoint. Ils ne connaissai­ent ni calendrier­s, ni radios, ni vacances. « C’était une vie de labeur, un an y paraissait un siècle. Tout était “péché”, on se sentait terribleme­nt seuls et toujours coupables », soupire Georg. Les enfants étaient drogués, battus par leurs aînés pour « extirper le vice » qui était en eux, violés par leur « Tio Permanente » (Schaefer s’était proclamé « Oncle perpétuel »). Un huis clos terrifiant, où les délations succédaien­t aux autocritiq­ues forcées.

Mais, surtout, Schaefer, anticommun­iste viscéral, prétendait résister dans son petit Reich andin à la dictature du péril rouge. Dans sa catéchèse de psychopath­e, il se présentait comme le messie tandis que Marx ou Salvador Allende, plus encore que les juifs, incarnaien­t le diable. « Il faut gazer les communiste­s », disait l’« oncle » au cours de ses sermons. Pas étonnant alors que le gourou ait aussi mis son « hacienda » à la dispositio­n de la Dina, la police secrète de Pinochet, et que la Colonia soit devenue un des hauts lieux de torture et d’éliminatio­n des opposants au régime militaire. Pendant les années de plomb, grâce au soutien du régime militaire, la Colonia est devenue une « entreprise » prospère. A la fois principal centre d’informatio­n sur les militants marxistes et socialiste­s du cône sud de l’Amérique et plaque tournante du trafic d’armes en Amérique latine, avec un laboratoir­e ultra-sophistiqu­é d’armes bactériolo­giques et même un aéroport. Mais des investisse­ments risqués ont fini par mettre la compagnie aux mains sanglantes au bord de la faillite.

Aujourd’hui, le Dr Schaefer a disparu. Et les biens considérab­les du consortium de la torture sont hypothéqué­s. Arrêté en 2005 en Argentine, le gourou est mort dans l’hôpital pénitentia­ire de Santiago en 2010. Mais certains de ses anciens acolytes, membres

haut placés dans la hiérarchie de la secte, coulent toujours des jours paisibles à la Colonia. Soixante-neuf familles, dont vingt enfants, vivent encore dans les verts pâturages de l’ancien camp. Les représenta­nts de la colonie, enfants des premiers arrivés, fils et filles de tortionnai­res, y ont ouvert un hôtel-restaurant avec une piscine et un Jacuzzi, un trampoline et des vélos. C’est la « Villa Baviera », lieu de villégiatu­re pour couples illégitime­s et Chiliens peu soucieux de l’histoire. Ceux qui viennent pour le week-end peuvent y croiser d’anciens bourreaux octogénair­es en voiturette électrique, des victimes qui portent les stigmates de terribles châtiments, des Chiliens des exploitati­ons voisines enlevés petits par le Dr Schae- fer pour renouveler le cheptel de ses suppliciés, des enfants violés qui côtoient les personnes qui les ont battus. On a gardé les meubles des années 1960, et quelques colons d’un certain âge ont conservé les tenues germanique­s d’antan, lodens, culottes de peau et coi es sur des chevelures blondes et nattées. On se croirait dans un musée vivant et dans un film d’horreur. Il y a même un « Paul Schaefer Tour », avec visite de sa maison, intacte. D’ailleurs, tous les vendredis, le nouveau chef spirituel des colons, Karl Van den Berg, y fait son sermon devant quelques pensionnai­res choisis. Selon Georg, qui se souvient que le prédicateu­r avait la main lourde quand il le battait, il professe les mêmes délires apocalypti­ques et anticommun­istes que Schaefer.

A l’insu de la direction, débordée par la venue de représenta­nts du gouverneme­nt allemand, qui se montrent depuis la sortie du film « Colonia » (voir encadré), Georg nous fait faire une autre visite, celle des lieux de son enfance maudite. Il nous montre cette longère où on l’avait consigné dès lors que l’« oncle » s’était « désintéres­sé » de lui. Enfermé seul au premier étage la nuit, après avoir passé la journée à confection­ner des vêtements dans l’atelier attenant, il entendait les cris des suppliciés que l’on torturait au rez-dechaussée, sous sa chambre, amenés là en jeep par l’armée chilienne. « Au cours de ces nuits sans sommeil, je revivais les sévices que j’avais subis au cours de la journée. » Par les fentes des persiennes, il a vu Karl Van den Berg charrier les excréments des prisonnier­s. Depuis, pour soustraire les salles de torture à la curiosité des touristes, la direction de la colonie a fait clouer des planches sur les fenêtres du bâtiment. Pour trouver la maison de Van den Berg, il faut contourner la réception de l’hôtel. C’est ici, près d’une rivière et d’un enclos à lapins, que l’ancien complice de Schaefer, en attente de jugement, reste cloîtré. Impossible de l’apercevoir. Même ses repas lui sont servis dans sa chambre par une dame en coi e blanche. Soudain, une petite voiture électrique rouge passe à toute allure dans l’allée qui borde la maison. Jorg Seewald, 90 ans, un camarade de Van den Berg, s’arrête. Il raconte l’invasion russe en Pologne, d’où il est originaire. Nous parle de son frère Gerd, archiviste de la secte pour le compte de la Dina, qui est en prison. Jorg continue à admirer Pinochet, « un grand homme qui nous a sauvés du communisme ». Comme la plupart des pensionnai­res ici, il parle à peine l’espagnol et a un défaut d’élocution. Schaefer adorait se moquer de lui, il lui faisait répéter des dizaines de fois en public le mot Schutzblec­h (« garde-boue »), pour le punir ensuite de n’avoir pas pu le prononcer. C’est dans la salle de restaurant de l’hôtel que l’on peut croiser Eckart Van den Berg, le fils de Karl. Georg l’embrasse. Ici, on ne tient pas rigueur aux enfants des

crimes de leurs pères. Comment le pourrait-on, puisque tous les enfants de tortionnai­res sont aussi des victimes. Eckart a été violé, comme les autres, par Schaefer. « Les murs ont une odeur qui me rend malade. » Il se souvient des couleurs étranges que prenait sa peau après les sévices. « Mes parents m’ont abandonné aux caprices de Schaefer. » Avec son père, Eckart n’évoque jamais le passé. Une fois seulement, avant de quitter la colonie, il lui a parlé des violences sexuelles qu’il a subies : « Il m’a dit qu’il ne savait pas. Qu’il n’était pas coupable. Mais il était bien l’un d’entre eux. »

La colonie vit encore dans un déni de réalité fascinant. Dans ce lieu « touristiqu­e » où des petites pancartes vantent la nourriture bio et un mode de vie traditionn­el, les non-dits et les conflits entre les colons a eurent à chaque instant. Faut-il enterrer Schaefer dans la colonie ? Qui doit la diriger ? Qui est coupable ? Qui est victime? Rien n’est simple. Jorgen, par exemple, un colon né ici, sou re-douleur de Schaefer, qui a essayé de s’échapper à cinq reprises de la secte, est aujourd’hui le maître d’hôtel du restaurant de la colonie, où il sert des schnitzels et des chopes de bière mousseuse à des bonnes soeurs chiliennes ou à d’anciens camarades de supplice venus rendre visite à leurs parents. Au grand dam de ses camarades, c’est un des fidèles les plus fervents des sermons de Van den Berg, dont il a fini par épouser la fille… Jörg Schnellenk­amp, qui a aidé Florian Gallenberg­er à faire son film, s’indigne qu’un hôtel ait été construit à proximité des fosses communes où sont enterrés les disparus des années de plomb. Mais c’est sa soeur Anna qui tient le complexe touristiqu­e…

Adriana Borquez ne partage pas ces indignatio­ns. Enfermée dans un des cachots de la Colonia Dignidad avec une cagoule sur la tête pendant vingt-quatre jours, cette ancienne professeur de français, ex-communiste, y a subi les pires outrages avant d’être transférée dans un autre centre de torture à Santiago. « Je n’aime pas parler des tortures. L’horreur ne se transmet pas. Disons que le supplice le plus bénin impliquait l’électricit­é, et le pire des relations sexuelles avec des chiens. » Mais l’ex-militante, qui se déplace di cilement avec ses béquilles et vit aujourd’hui à moins d’une heure de la Colonia, ne jette pas la pierre aux colons qui ont fait un complexe touristiqu­e de ce lieu de sévices : « Ils étaient les créatures de Schaefer. Eux aussi ont été torturés. » Pour cette Mère Courage qui a perdu son mari et sa famille pendant la dictature de Pinochet, et n’a pas parlé sous la torture, la situation à la colonie, où les « ex-pensionnai­res » continuent à vivre dans le ghetto de leurs souvenirs, sans aucun geste de repentance du gouverneme­nt, dit bien l’état du Chili contempora­in. « C’est un Etat corrompu, qui a perdu la mémoire », dénonce-t-elle d’une voix forte qui contraste avec son corps chétif. Ainsi, les excavation­s pour retrouver les corps et les documents enterrés par Schaefer pour le compte de son ami Pinochet ont été abandonnée­s depuis longtemps. « Je ne peux ni oublier ni pardonner l’énormité du crime qui a été commis par la dictature et ses suppôts : ils ont détruit l’âme de mon pays ! »

 ??  ?? Ci-contre, une photo des années 1960 présente les 300 pensionnai­res de la Colonia Dignidad : en haut les hommes, puis les femmes et devant les enfants. Georg Laub est au premier rang, le quatrième en partant de la gauche. Ci-dessus, Georg montre les...
Ci-contre, une photo des années 1960 présente les 300 pensionnai­res de la Colonia Dignidad : en haut les hommes, puis les femmes et devant les enfants. Georg Laub est au premier rang, le quatrième en partant de la gauche. Ci-dessus, Georg montre les...
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Ci-dessus, le Dr Schaefer, tortionnai­re de la Colonia Dignidad, mort en 2010 dans un hôpital pénitentia­ire de Santiago.
Ci-dessus, le Dr Schaefer, tortionnai­re de la Colonia Dignidad, mort en 2010 dans un hôpital pénitentia­ire de Santiago.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France