CHILI La colonie de l’horreur du Dr Schaefer
Dans la Colonia Dignidad, fondée par un gourou SS et pédophile, on torturait les opposants à la dictature de Pinochet. Aujourd’hui, les “colons” l’ont reconvertie en un lieu touristique, où se côtoient encore bourreaux et victimes
C’est dans ce réfectoire de merde, où l’on célèbre aujourd’hui mariages et Fête de la Bière, que j’ai été violé et torturé à l’électricité par le Dr Schaefer. » Dans la salle lambrissée, qui évoque la Bavière des années 1960, Georg Laub, 55 ans, chuchote malgré la colère qui l’étrangle, comme si le « docteur » pouvait encore l’entendre. « Il nous disait : “Vous ressemblez à ces porcs de juifs et les juifs doivent souffrir puisqu’ils n’ont pas reconnu le Messie.” » Sur le mur à l’entrée du restaurant, une photo en noir et blanc qui date des années 1960 présente les 300 « pensionnaires » de la Colonia Dignidad : en haut les hommes, au milieu les femmes et devant les enfants, tous blonds, les garçons en culotte courte, les filles en robe blanche. Georg est au premier rang, le quatrième en partant de la gauche. Il pense aujourd’hui que, sur le cliché jauni, il doit avoir environ 6 ans. C’est sa seule photo de « famille ».
La colonie de la Dignité était un camp de concentration bucolique au pied de la cordillère des Andes. C’est là, dans un paysage où l’on aurait pu tourner « la Mélodie du bonheur », qu’un ancien pasteur et brancardier SS, le Dr Schaefer, a acquis, en septembre 1961, une propriété qui a fini par occuper 17000 hectares de prairies grasses et de forêts qu’il a entourés de miradors
et de barbelés électrifiés. Dans ce camp de travail sordide, les « colons », comme ils s’appelaient eux-mêmes, étaient séparés pour toujours de leurs enfants et de leur conjoint. Ils ne connaissaient ni calendriers, ni radios, ni vacances. « C’était une vie de labeur, un an y paraissait un siècle. Tout était “péché”, on se sentait terriblement seuls et toujours coupables », soupire Georg. Les enfants étaient drogués, battus par leurs aînés pour « extirper le vice » qui était en eux, violés par leur « Tio Permanente » (Schaefer s’était proclamé « Oncle perpétuel »). Un huis clos terrifiant, où les délations succédaient aux autocritiques forcées.
Mais, surtout, Schaefer, anticommuniste viscéral, prétendait résister dans son petit Reich andin à la dictature du péril rouge. Dans sa catéchèse de psychopathe, il se présentait comme le messie tandis que Marx ou Salvador Allende, plus encore que les juifs, incarnaient le diable. « Il faut gazer les communistes », disait l’« oncle » au cours de ses sermons. Pas étonnant alors que le gourou ait aussi mis son « hacienda » à la disposition de la Dina, la police secrète de Pinochet, et que la Colonia soit devenue un des hauts lieux de torture et d’élimination des opposants au régime militaire. Pendant les années de plomb, grâce au soutien du régime militaire, la Colonia est devenue une « entreprise » prospère. A la fois principal centre d’information sur les militants marxistes et socialistes du cône sud de l’Amérique et plaque tournante du trafic d’armes en Amérique latine, avec un laboratoire ultra-sophistiqué d’armes bactériologiques et même un aéroport. Mais des investissements risqués ont fini par mettre la compagnie aux mains sanglantes au bord de la faillite.
Aujourd’hui, le Dr Schaefer a disparu. Et les biens considérables du consortium de la torture sont hypothéqués. Arrêté en 2005 en Argentine, le gourou est mort dans l’hôpital pénitentiaire de Santiago en 2010. Mais certains de ses anciens acolytes, membres
haut placés dans la hiérarchie de la secte, coulent toujours des jours paisibles à la Colonia. Soixante-neuf familles, dont vingt enfants, vivent encore dans les verts pâturages de l’ancien camp. Les représentants de la colonie, enfants des premiers arrivés, fils et filles de tortionnaires, y ont ouvert un hôtel-restaurant avec une piscine et un Jacuzzi, un trampoline et des vélos. C’est la « Villa Baviera », lieu de villégiature pour couples illégitimes et Chiliens peu soucieux de l’histoire. Ceux qui viennent pour le week-end peuvent y croiser d’anciens bourreaux octogénaires en voiturette électrique, des victimes qui portent les stigmates de terribles châtiments, des Chiliens des exploitations voisines enlevés petits par le Dr Schae- fer pour renouveler le cheptel de ses suppliciés, des enfants violés qui côtoient les personnes qui les ont battus. On a gardé les meubles des années 1960, et quelques colons d’un certain âge ont conservé les tenues germaniques d’antan, lodens, culottes de peau et coi es sur des chevelures blondes et nattées. On se croirait dans un musée vivant et dans un film d’horreur. Il y a même un « Paul Schaefer Tour », avec visite de sa maison, intacte. D’ailleurs, tous les vendredis, le nouveau chef spirituel des colons, Karl Van den Berg, y fait son sermon devant quelques pensionnaires choisis. Selon Georg, qui se souvient que le prédicateur avait la main lourde quand il le battait, il professe les mêmes délires apocalyptiques et anticommunistes que Schaefer.
A l’insu de la direction, débordée par la venue de représentants du gouvernement allemand, qui se montrent depuis la sortie du film « Colonia » (voir encadré), Georg nous fait faire une autre visite, celle des lieux de son enfance maudite. Il nous montre cette longère où on l’avait consigné dès lors que l’« oncle » s’était « désintéressé » de lui. Enfermé seul au premier étage la nuit, après avoir passé la journée à confectionner des vêtements dans l’atelier attenant, il entendait les cris des suppliciés que l’on torturait au rez-dechaussée, sous sa chambre, amenés là en jeep par l’armée chilienne. « Au cours de ces nuits sans sommeil, je revivais les sévices que j’avais subis au cours de la journée. » Par les fentes des persiennes, il a vu Karl Van den Berg charrier les excréments des prisonniers. Depuis, pour soustraire les salles de torture à la curiosité des touristes, la direction de la colonie a fait clouer des planches sur les fenêtres du bâtiment. Pour trouver la maison de Van den Berg, il faut contourner la réception de l’hôtel. C’est ici, près d’une rivière et d’un enclos à lapins, que l’ancien complice de Schaefer, en attente de jugement, reste cloîtré. Impossible de l’apercevoir. Même ses repas lui sont servis dans sa chambre par une dame en coi e blanche. Soudain, une petite voiture électrique rouge passe à toute allure dans l’allée qui borde la maison. Jorg Seewald, 90 ans, un camarade de Van den Berg, s’arrête. Il raconte l’invasion russe en Pologne, d’où il est originaire. Nous parle de son frère Gerd, archiviste de la secte pour le compte de la Dina, qui est en prison. Jorg continue à admirer Pinochet, « un grand homme qui nous a sauvés du communisme ». Comme la plupart des pensionnaires ici, il parle à peine l’espagnol et a un défaut d’élocution. Schaefer adorait se moquer de lui, il lui faisait répéter des dizaines de fois en public le mot Schutzblech (« garde-boue »), pour le punir ensuite de n’avoir pas pu le prononcer. C’est dans la salle de restaurant de l’hôtel que l’on peut croiser Eckart Van den Berg, le fils de Karl. Georg l’embrasse. Ici, on ne tient pas rigueur aux enfants des
crimes de leurs pères. Comment le pourrait-on, puisque tous les enfants de tortionnaires sont aussi des victimes. Eckart a été violé, comme les autres, par Schaefer. « Les murs ont une odeur qui me rend malade. » Il se souvient des couleurs étranges que prenait sa peau après les sévices. « Mes parents m’ont abandonné aux caprices de Schaefer. » Avec son père, Eckart n’évoque jamais le passé. Une fois seulement, avant de quitter la colonie, il lui a parlé des violences sexuelles qu’il a subies : « Il m’a dit qu’il ne savait pas. Qu’il n’était pas coupable. Mais il était bien l’un d’entre eux. »
La colonie vit encore dans un déni de réalité fascinant. Dans ce lieu « touristique » où des petites pancartes vantent la nourriture bio et un mode de vie traditionnel, les non-dits et les conflits entre les colons a eurent à chaque instant. Faut-il enterrer Schaefer dans la colonie ? Qui doit la diriger ? Qui est coupable ? Qui est victime? Rien n’est simple. Jorgen, par exemple, un colon né ici, sou re-douleur de Schaefer, qui a essayé de s’échapper à cinq reprises de la secte, est aujourd’hui le maître d’hôtel du restaurant de la colonie, où il sert des schnitzels et des chopes de bière mousseuse à des bonnes soeurs chiliennes ou à d’anciens camarades de supplice venus rendre visite à leurs parents. Au grand dam de ses camarades, c’est un des fidèles les plus fervents des sermons de Van den Berg, dont il a fini par épouser la fille… Jörg Schnellenkamp, qui a aidé Florian Gallenberger à faire son film, s’indigne qu’un hôtel ait été construit à proximité des fosses communes où sont enterrés les disparus des années de plomb. Mais c’est sa soeur Anna qui tient le complexe touristique…
Adriana Borquez ne partage pas ces indignations. Enfermée dans un des cachots de la Colonia Dignidad avec une cagoule sur la tête pendant vingt-quatre jours, cette ancienne professeur de français, ex-communiste, y a subi les pires outrages avant d’être transférée dans un autre centre de torture à Santiago. « Je n’aime pas parler des tortures. L’horreur ne se transmet pas. Disons que le supplice le plus bénin impliquait l’électricité, et le pire des relations sexuelles avec des chiens. » Mais l’ex-militante, qui se déplace di cilement avec ses béquilles et vit aujourd’hui à moins d’une heure de la Colonia, ne jette pas la pierre aux colons qui ont fait un complexe touristique de ce lieu de sévices : « Ils étaient les créatures de Schaefer. Eux aussi ont été torturés. » Pour cette Mère Courage qui a perdu son mari et sa famille pendant la dictature de Pinochet, et n’a pas parlé sous la torture, la situation à la colonie, où les « ex-pensionnaires » continuent à vivre dans le ghetto de leurs souvenirs, sans aucun geste de repentance du gouvernement, dit bien l’état du Chili contemporain. « C’est un Etat corrompu, qui a perdu la mémoire », dénonce-t-elle d’une voix forte qui contraste avec son corps chétif. Ainsi, les excavations pour retrouver les corps et les documents enterrés par Schaefer pour le compte de son ami Pinochet ont été abandonnées depuis longtemps. « Je ne peux ni oublier ni pardonner l’énormité du crime qui a été commis par la dictature et ses suppôts : ils ont détruit l’âme de mon pays ! »