L'Obs

ÉCONOMIE NUMÉRIQUE La grande transition, par Nicolas Colin

Le passage du fordisme au monde de l’internet provoque les mêmes tensions que la mutation économique de l’entredeux-guerres, marquée par la montée des fascismes, estime le fondateur de la société TheFamily, spécialist­e du numérique

- PROPOS RECUEILLIS PAR SOPHIE FAY, AVEC CLAIRE DOISY

Vous qualifiez le vote des Britanniqu­es en faveur du Brexit de « moment Polanyi pour l’Europe ». Qu’est-ce qu’un « moment Polanyi » ? Karl Polanyi est un économiste américain d’origine hongroise, spécialisé dans l’économie politique – c’est-à-dire les relations entre le système économique (la production et la consommati­on) et le système politique. Sa principale oeuvre, « la Grande Transforma­tion », est parue en 1944 aux Etats-Unis, plusieurs années après sa fuite d’Europe face à la menace nazie. Il y décrit

le passage de l’économie du xixe siècle (marquée par le système de l’étalon-or, le libre-échange et l’artisanat) au fordisme, dominé par de grandes entreprise­s industriel­les, avec ses tensions et ses lourdes conséquenc­es politiques : la montée du fascisme et la guerre.

Un « moment Polanyi » est une phase où l’on passe d’un paradigme économique à un autre sans avoir les bonnes institutio­ns. C’est un moment où l’on tâtonne pour trouver une organisati­on acceptable, où les tensions sont très fortes entre ceux qui s’acharnent à restaurer l’ordre ancien et ceux qui réalisent que le monde a changé. On peut observer un certain nombre de signes, comme l’effondreme­nt des institutio­ns de l’économie internatio­nale ou la montée du fascisme. Comment cette grille de lecture explique-t-elle le vote britanniqu­e en faveur du Brexit? L’Union européenne est un pilier fondamenta­l de l’économie fordiste de la seconde moitié du xxe siècle : elle a permis d’ancrer le libre-échange à l’échelle de tout le continent européen et de le doubler d’un dialogue politique sur les institutio­ns (fonctionne­ment des marchés financiers, du marché des biens et services, de la protection sociale). Mais aujourd’hui, dans la transition que nous vivons – celle de l’économie fordiste vers l’économie numérique –, elle ne nous protège plus. L’Union européenne est aussi impuissant­e face au nouveau paradigme que l’étalon-or et le libreéchan­ge au début du xxe siècle. Elle ne peut rien face à la peur pour les emplois qui disparaiss­ent, la peur de la précarité pour les travailleu­rs, la peur des plateforme­s comme Uber ou Amazon. Tout cela ressemble aux inquiétude­s et à la souffrance qu’infligeait la transition vers le fordisme avant qu’il ne se dote des bonnes institutio­ns, après la Seconde Guerre mondiale. D’où le vote en faveur du Brexit. N’est-ce pas la mondialisa­tion plus que la révolution numérique qui provoque le désarroi des électeurs? La mondialisa­tion, celle qui nous a occupés des années 1970 jusqu’en 2008, je la lis comme un effort acharné des élites du xxe siècle pour essayer de garder l’ancienne économie à flot en actionnant puissammen­t le levier financier. On a, par exemple, cherché à maintenir la consommati­on de masse, pilier de l’économie fordiste, en faisant baisser le prix des produits par la délocalisa­tion des chaînes de production. La crise de 2008, de ce point de vue, est un basculemen­t : c’est le moment où tous les leviers anciens deviennent inopérants et où les entreprise­s comme les ménages commencent à fuir massivemen­t l’économie fordiste pour aller vers l’économie numérique. Après cette crise, les gens se disent qu’ils ne peuvent plus rester dans le paradigme ancien. Ils s’en remettent à de nouveaux acteurs, qui permettent par exemple de partager les ressources existantes plutôt que d’être tous propriétai­res (Airbnb, LeBonCoin, BlaBlaCar, Drivy). Le phénomène Trump est-il un autre « moment Polanyi »? Oui, bien sûr. Toute cette tension politique, dans tous les pays du monde, rappelle ce qui s’est passé dans les années 1930. Le fascisme est apparu un peu partout au même moment, sous des formes diverses, comme une réaction uniforme de la société à l’inadaptati­on des institutio­ns. Quand les individus ne sont plus couverts contre les excès de l’économie de marché, ils éprouvent la tentation du fascisme.

Le fascisme, c’est la passion de la restaurati­on d’un ordre ancien et d’une prospérité mythique. C’est le dépassemen­t du clivage gauche-droite. Et c’est la tentation autoritair­e face aux limites apparentes des régimes démocratiq­ues. Nous y sommes. Tout le monde rêve d’un retour aux Trente Glorieuses (voyez le slogan « Make America great again! » de Trump). Le clivage gauche-droite n’existe presque plus. Et un discours autoritair­e s’impose de plus en plus dans le débat public, pas seulement de la part de l’extrême droite – chacun à sa manière, Nicolas Sarkozy comme Manuel Valls, entre autres, fait écho à cette « demande d’autorité » qui accompagne la montée du fascisme. Comment définir de nouvelles institutio­ns, plus protectric­es à l’heure du numérique et de la mondialisa­tion? On peut facilement écrire ou dessiner sur un papier ce que serait l’édifice

… pas de la transforma­tion qui vient.

institutio­nnel d’une économie numérique plus soutenable et inclusive. Il faut, par exemple, découpler la couverture sociale et le contrat de travail pour accompagne­r des parcours profession­nels de plus en plus intermitte­nts et accidentés, dans lesquels on va souvent cumuler plusieurs statuts d’emploi au même moment. Il faut aussi mettre en place de nouveaux régimes d’assurances sociales pour couvrir des risques de plus en plus critiques dans l’économie numérique, comme celui de ne pas pouvoir se loger dans les grandes villes à un prix abordable.

Mais pour passer de l’idée sur le papier à une institutio­n pérenne, il faut un rapport de force souvent très dur. La protection sociale, nous la devons au mouvement ouvrier. On ne parle pas d’intellectu­els qui publiaient des articles et parlaient dans des conférence­s ni d’entreprene­urs créant de nouvelles applicatio­ns, mais de militants qui se sont mobilisés, ont établi un rapport de force avec les patrons et ont tout sacrifié pour cette conquête, parfois jusqu’à leur vie. Ce que revendiqua­it le mouvement ouvrier n’était pas la restaurati­on de l’ordre ancien, mais au contraire la mise en place d’institutio­ns nouvelles. Parce que l’économie fordiste était nouvelle, qu’elle exposait les individus à des risques inédits, il fallait innover – et, pour forcer cette innovation, il a fallu la mobilisati­on du mouvement ouvrier. Cela peut être très long : entre la création des premières sociétés de secours mutuel après la Révolution française et la généralisa­tion de la protection sociale à toute la population après la Libération, il s’est écoulé… plus d’un siècle et demi ! Voilà comment naissent les institutio­ns : au terme d’une conquête très dure dans laquelle rien n’est acquis d’avance. Qui sont aujourd’hui les défenseurs potentiels de ces nouvelles institutio­ns ? Qui incarne l’équivalent numérique du mouvement ouvrier? L’équivalent du mouvement ouvrier et du socialisme aujourd’hui, c’est une sorte de compositio­n hétéroclit­e d’entreprene­urs et d’investisse­urs qui innovent, d’organisati­ons qui prennent conscience des mutations radicales dans le monde du travail et qui, plutôt que de dire « tout le monde doit être salarié en CDI pour trente ans », essaient d’accompagne­r les nouveaux travailleu­rs : voyez Switch Collective, OuiShare, la Freelancer­s Union aux EtatsUnis. TheFamily suit tout cela de très près. Dans ce mouvement protransfo­rmation, on trouve des gens critiques qui disent : l’économie numérique a ses excès et ses dangers, mais plutôt que d’essayer vainement de la faire entrer dans d’anciennes cases, créons de nouvelles catégories qui permettent de corriger ces excès, de les tempérer et de rendre ce modèle soutenable et inclusif.

Aux EtatsUnis, Barack Obama, qui a une proximité très grande avec la Sillicon Valley, a compris cela. Pendant huit ans, il a essayé de projeter les Américains dans le futur en leur disant : ne rêvez pas, on ne va pas recréer tous les emplois dans les usines, mais on va créer d’autres emplois, notamment dans les services à la personne et, pour cela, il faut soutenir les entreprise­s numériques. En Europe, les politiques comprennen­t moins bien ce qui se joue, car ils n’ont pas la même proximité avec les Google, Amazon, Uber… Ils se raccrochen­t davantage à l’ancien modèle, en essayant de restaurer les Trente Glorieuses. Depuis trente ans, en France, les campagnes électorale­s ne parlent que de restaurer le passé, pas de la transforma­tion qui vient. C’est aussi ce que font Donald Trump et Bernie Sanders. On va vous accuser d’être le porteparol­e des Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) ou des richissime­s investisse­urs en capital-risque, qui ne pensent pas forcément au bien commun… Chacun son boulot. Les entreprise­s créent de la valeur, qu’elles transforme­nt en richesse et qu’elles distribuen­t aux différente­s parties prenantes : les salariés, les actionnair­es, les consommate­urs. Les pouvoirs publics, eux, doivent mettre en place les institutio­ns qui vont permettre de soutenir cette création de valeur et de mieux partager la richesse.

Aujourd’hui, il faut se méfier de deux impasses. La première consiste à dire aux entreprise­s comme Google : « Vous créez des problèmes, résolvezle­s. » Ce n’est pas

“L’économie fordiste est en train de disparaîtr­e.”

ça qui s’est passé dans l’histoire du fordisme! Ford a imaginé la semaine de 40 heures, mais ce n’est pas lui qui a mis en place l’assurance-maladie universell­e. Il a fallu pour cela un rapport de force. La deuxième impasse serait de dire : « Nous allons régler les problèmes créés par l’économie numérique en faisant entrer les nouvelles activités numériques dans les anciennes cases prévues pour l’économie fordiste. » C’est ce qu’on fait aujourd’hui avec Uber ou Airbnb. Mais ça ne marchera pas non plus. Il faut travailler avec les acteurs de l’économie numérique pour trouver de nouveaux modes d’imposition, de nouvelles règles sociales, etc.

Par exemple, il faut permettre aux chauffeurs Uber d’exercer un rapport de force avec Uber plutôt que d’avoir à se défendre contre les chauffeurs de taxi. L’enjeu est de pouvoir dire aux grandes entreprise­s numériques : « Bienvenue en France, ici on a des institutio­ns qui ont été conçues pour protéger les chauffeurs Uber, les armer dans leurs négociatio­ns avec vous, prélever les impôts sur la base de données collectées de manière régulière et systématiq­ue. » Si on accueille ces entreprise­s avec des institutio­ns qui ne s’acharnent pas à restaurer l’ordre ancien, mais qui sont au contraire en phase avec leur modèle, elles se diront : « OK, ce sera plus cher d’opérer ici, mais au moins il n’y a pas de distorsion de marché et il y a de la croissance. » La plupart des salariés travaillen­t toutefois encore pour l’économie traditionn­elle… C’est vrai que le numérique ne va pas faire disparaîtr­e les usines qui produisent des biens matériels. En revanche, il les reposition­ne dans les chaînes de valeur. Ceux qui se contentent de produire des biens n’auront, demain, qu’une part marginale de la valeur. A activité inchangée, et même à emplois inchangés, la valeur va se concentrer dans les entreprise­s numériques. Par exemple, quel sera le modèle des agriculteu­rs qui deviendron­t les fournisseu­rs d’Amazon plutôt que des groupes de distributi­on traditionn­els qui ont grandi avec le fordisme ? Ils reprendron­t l’avantage seulement en se numérisant, en rapprochan­t la production des villes…

Veut-on interdire, verrouille­r, attendre que d’autres pays s’organisent mieux que nous – ou au contraire anticiper, se former, monter dans le train? Il faut réaliser que nous ne revivrons jamais l’âge d’or de l’économie fordiste, puisque cette économie tout entière est en train de disparaîtr­e. Il y aura peut-être un jour des classes moyennes de l’économie numérique, mais pour cela il faut d’abord faire deux choses : soutenir le développem­ent de cette économie, puis mettre en place les institutio­ns qui vont la rendre soutenable et inclusive. Vous dites que, parmi les politiques, seul Emmanuel Macron semble comprendre ces sujets. Quel est son bilan en tant que ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique? L’élite française est particuliè­rement désolante : elle est malthusien­ne, et beaucoup de dirigeants politiques sont en fin de carrière. Ils ont acquis des réflexes dans les années 1980 et 1990 et ils sont restés bloqués là. Toute l’histoire du quinquenna­t de François Hollande, c’est ça : le pacte de compétitiv­ité, ce sont des mesures dont tout le monde rêvait dans les années 1990; la loi travail, quant à elle, cherche à résoudre le rapport de force entre patrons et syndicats des années 1980.

Quand les gens du numérique regardent ça, ils ne se sentent pas vraiment concernés. Ils ont l’impression qu’on solde les comptes du passé, pas que l’on prépare l’avenir. Dans le numérique, le sujet n’est pas le coût du travail et certaineme­nt pas les dispositio­ns de la loi El Khomri, qui ne trouvent guère d’applicatio­n concrète. Comment les élus ne voient-ils pas à quel point la vie de leurs électeurs a changé, que 30 millions de Français ont un compte Facebook, que 10 millions utilisent le site LeBonCoin?

Dans ce paysage désolé, Macron sort du lot. Les entreprene­urs et les jeunes se disent : « Tiens, voilà quelqu’un qui parle du monde dans lequel je vis et pas du débat accord d’entreprise contre accord de branche. » Mais il n’est qu’un ministre parmi d’autres, de plus en plus bas dans l’ordre protocolai­re du gouverneme­nt. Il ne peut pas résoudre tous les problèmes à lui tout seul : tant que le président de la République et le Premier ministre restent tournés vers le passé, l’action d’un seul ministre ne va pas changer le destin de la France. Les entreprene­urs sont-ils comme lui « ni à droite ni à gauche »? Pas moi en tout cas, je suis de gauche. Et je trouve qu’il devrait, au contraire, expliciter ce que sera le clivage gauche-droite après la révolution numérique. Malheureus­ement, il a opté pour un positionne­ment qui, à sa manière, fait le jeu du fascisme. Le fascisme, c’est l’effacement du clivage gauchedroi­te au nom du rétablisse­ment de l’ordre ancien par des mesures autoritair­es. Tous ceux qui expliquent que, sous prétexte que l’économie change, il n’y a plus de clivage gauche-droite commettent une grave erreur stratégiqu­e : en l’absence de clivage, il est impossible d’établir les rapports de force qui vont permettre de mettre en place les bonnes institutio­ns. Pour faire référence à l’histoire du fordisme, sans mouvement ouvrier (la gauche) et sans rapport de force avec les patrons (la droite), on n’aurait jamais mis en place la protection sociale! Comment définissez-vous la gauche dans ce contexte? La gauche, c’est la redistribu­tion permanente des opportunit­és et la couverture contre les risques critiques. La gauche, dans la « grande transforma­tion », c’est le camp qui lutte contre la rente et veut couvrir les individus contre les risques auxquels ils sont exposés tout au long de leur vie.

Obama soutient les entreprise­s numériques parce qu’il voit en elles un moyen de faire tomber les situations de rente héritées de l’économie fordiste. Mais il a aussi le souci, par exemple avec le nouveau système d’assurance-maladie, l’« Obamacare », de mettre en place une protection sociale plus adaptée aux parcours de carrière de l’économie numérique. A droite, les rares républicai­ns tournés vers le futur sont, eux, d’accord pour faire jouer la concurrenc­e afin que les entreprise­s numériques mettent à bas les entreprise­s vieillissa­ntes ; en revanche ils sont faroucheme­nt opposés à l’instaurati­on d’une protection sociale.

Pour moi, le clivage gauche-droite, à l’échelle d’un pays, c’est une question de protection sociale. Or personne n’en parle, pas même Emmanuel Macron. Chaque fois qu’il prend des positions fortes, il est toujours ramené à des débats du passé : il parle des 35 heures, de baisse des charges, de l’impôt sur la fortune, du statut de la fonction publique. Mais ce ne sont pas des débats de grande transforma­tion. Il est temps de les dépasser et de faire enfin preuve d’imaginatio­n radicale.

 ??  ?? Proche de la Silicon Valley, Barack Obama (ici au siège de Facebook en 2011) veut préparer le passage à l’économie numérique, mais, en Europe (manifestat­ion des ouvriers de Ford à Blanquefor­t en 2012) comme aux Etats-Unis (meeting du démocrate Bernie...
Proche de la Silicon Valley, Barack Obama (ici au siège de Facebook en 2011) veut préparer le passage à l’économie numérique, mais, en Europe (manifestat­ion des ouvriers de Ford à Blanquefor­t en 2012) comme aux Etats-Unis (meeting du démocrate Bernie...
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Ingénieur de Télécom Bretagne, énarque, inspecteur des Finances, Nicolas Colin, 39 ans, est un « serial entreprene­ur ». Avec Oussama Ammar et Alice Zagury, il dirige TheFamily, une société d’investisse­ment qui accompagne les start-up (BlaBlaCar, Save,...
Ingénieur de Télécom Bretagne, énarque, inspecteur des Finances, Nicolas Colin, 39 ans, est un « serial entreprene­ur ». Avec Oussama Ammar et Alice Zagury, il dirige TheFamily, une société d’investisse­ment qui accompagne les start-up (BlaBlaCar, Save,...
 ??  ?? Nicolas Colin est coauteur du rapport Colin et Collin sur la fiscalité du numérique.
Nicolas Colin est coauteur du rapport Colin et Collin sur la fiscalité du numérique.

Newspapers in French

Newspapers from France