“LA LIBERTÉ EST UN RISQUE NÉCESSAIRE”
En 1781, un modeste professeur entreprend de refonder la métaphysique. Le résultat ? Une véritable « déconstruction » de la raison humaine. Mais aussi l’affirmation qu’on devient homme en exerçant sa liberté. Les explications du philosophe Michaël Foessel
Ce fut l’une des aventures les plus étonnantes de l’histoire de la philosophie. Nous sommes en 1781, et le vieux monde est en train de mourir. De même que la monarchie se croyait absolue, la théologie postulait un Dieu absolu, qui aurait créé un monde entièrement intelligible par l’homme. Vraiment ? Avec sa « Critique de la raison pure », Kant opère un renversement copernicien. La science, dit-il, est déterminée par nos « facultés » humaines. Mais, loin d’être relativiste, il proclame que l’absolu est du côté de la liberté et de la dignité humaines. Car, s’il est une certitude universelle, c’est que l’homme est « plus qu’une machine », écrit-il dans « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Titulaire de la chaire de philosophie à l’Ecole polytechnique, Michaël Foessel nous en propose une présentation passionnée.
Emmanuel Kant a la réputation d’une personnalité austère, dans sa pensée mais également dans sa vie quotidienne, fameuse pour sa régularité métronomique. Est-ce une caricature ? Sa vie est entourée d’une mythologie paradoxale. Né dans une famille pauvre de Königsberg, en Prusse-Orientale, près de la frontière avec la Russie, il a dû se débrouiller pour payer ses études – par exemple en jouant au billard avec des soldats russes qui occupaient la ville (il gagnait systématiquement). Célibataire, il faisait une promenade chaque jour à la même heure avec une régularité de métronome grâce à des montres fixées à ses bas. Il n’a pratiquement jamais quitté Königsberg, sa vie n’a été marquée par aucun événement intime. La légende prétend qu’il n’a retardé qu’à deux reprises sa promenade : en 1762 parce qu’il était plongé dans la lecture de l’« Emile » de Rousseau ; et en juillet 1789, à l’annonce de la prise de la Bastille. Il était un grand consommateur de gazettes et se passionnait pour les nouvelles du monde entier. Quant à son austérité, elle est à relativiser. Dans un volume tardif, l’« Anthropologie du point de vue pragmatique », il traite des usages de la vie et notamment des déjeuners entre amis, où l’on boit, où l’on fume et qui se prolongent… Il a 57 ans lorsqu’il publie « Critique de la raison pure », où il bouleverse tous les schémas philosophiques admis jusque-là. Pourquoi a-t-il tant tardé ? Comme ses collègues de l’université, Kant professait une métaphysique héritée de Leibniz, sorte de rationalisme optimiste fondé sur l’idée que Dieu a créé un monde totalement intelligible par l’homme. Il est tiré de ce « sommeil dogmatique » – pour reprendre l’expression qu’il emploie lui-même – par la lecture du philosophe écossais David Hume. Hume est un sceptique qui doute de la possibilité pour l’homme d’accéder à une connaissance de l’être. Nous a rmons que le soleil se lèvera demain matin, mais n’avons aucun moyen de le démontrer. Seule la répétition d’un phénomène, l’habitude, nous fait croire à sa nécessité. A sa suite, Kant comprend qu’on ne peut plus fonder les vérités de la science sur les certitudes théologiques d’hier. A plus de 50 ans – c’est ce qui est émouvant chez lui –, il entreprend de reprendre de zéro et de refonder le savoir rationnel sur autre chose que sur la certitude de Dieu. C’est l’objet de la « Critique de la raison pure ».
En quoi consiste cette refondation ? Kant met en place une méthode entièrement nouvelle, la méthode « transcendantale ». Il s’interroge sur les conditions de possibilité de la connaissance, il en fait la « critique ». La raison est une faculté humaine qui, comme toutes les facultés, est tentée de dépasser ses limites : elle tombe dans l’illusion lorsqu’elle assimile Dieu ou l’âme à des « objets » transparents pour elle. Kant sépare donc le domaine du connaissable (les « phénomènes » donnés dans l’espace et le temps) et celui des choses en soi (qu’il appelle aussi « noumènes »), qui demeurent inaccessibles à l’entendement humain. On considérait avant lui que la vérité était comme le reflet de la chose extérieure sur l’esprit humain. Kant inverse la proposition : il faut partir du sujet et montrer comment
ses facultés constituent les phénomènes, les transforment en objets connus. Il distingue alors l’intuition sensible, qui nous fait percevoir le monde dans la double dimension de l’espace et du temps, et l’entendement, qui applique aux phénomènes des catégories abstraites telles que la quantité ou la causalité. La tasse qui est devant moi, je commence à la connaître lorsque j’a rme qu’elle mesure 7 centimètres de hauteur, qu’elle occupe telle position sur la table, qu’elle se situe ici parce que je l’y ai apportée, etc. La thèse fondamentale qui fait de Kant « le » philosophe des Lumières, c’est que la lumière ne vient pas des choses, mais de l’homme qui les pense. Cette description des facultés de la connaissance humaine n’est-elle pas une sorte d’anticipation des sciences cognitives ? Dans quelle mesure celles-ci se sont-elles inspirées de Kant ? En général, les cognitivistes ne portent pas Kant dans leur coeur, et quelque chose dans sa pensée résiste au naturalisme. Selon lui, l’entendement ne relève pas de la biologie. Le cerveau, en tant que matière biologique, est un objet comme les autres : le situer à la source de la connaissance est donc incompatible avec la démarche de Kant, qui prétendait au contraire focaliser sa réflexion sur le sujet… Kant pensait avec la science de son temps, et il est normal que de nouvelles connaissances physiques ou biologiques viennent modifier tel ou tel énoncé. Mais cela ne change rien à la mission qu’il assigne à la philosophie : examiner et « critiquer » ce que la science ne peut qu’ignorer, c’està-dire ses propres fondements. Etre kantien, c’est réfléchir aux présupposés de la science comme lui-même le faisait avec les savoirs de son temps. La métaphysique est « un champ de bataille », disait-il. Qui étaient les combattants, à l’époque ? En simplifiant, il y avait d’un côté les métaphysiciens, qui a rment par exemple que l’homme est libre, et de l’autre les empiristes, pour qui l’homme est absolument déterminé. Aujourd’hui on dirait : les moralistes versus les sociologues. Mais Kant ne descend pas dans l’arène, en ce sens il n’était pas un philosophe « médiatique »… Ce n’est pas un anachronisme : il y avait déjà à cette époque en Allemagne un courant de « philosophie populaire » dont le public éclairé prisait les fascicules. Ce courant n’avait aucun scrupule à invoquer l’âme ou Dieu comme on parlerait d’une chaise ou d’un arbre. Kant ne contestait pas leur droit à parler au plus grand nombre, mais il critiquait leur méthode, qui consistait à aller directement à la chose sans réfléchir leur propre discours. Selon Kant, le rôle de la philosophie n’est pas de produire une connaissance physique ou métaphysique, mais d’évaluer et de critiquer les savoirs. Dans l’opposition entre déterminisme et liberté, il répond donc que les deux points de vue sont légitimes. L’homme est un phénomène déterminé par sa physiologie, son histoire, son milieu social. Mais il est pourtant responsable de ses actes car l’homme est aussi une chose en soi. A ce titre, il est libre et aucune science ne pourra rendre compte intégralement de son action. Il y a quelque chose de non quantifiable en l’homme : c’est sa liberté. La di culté, perceptible par exemple lors d’un procès, est de maintenir ce double regard sur l’homme : celui qui explique son action par des causes nécessaires et celui qui maintient le point de vue de sa liberté.
La raison ne peut donc pas tout savoir ? Chez Kant, le mot « raison » a un sens particulier. Lorsqu’il désigne notre faculté de connaître, il parle de l’« entendement », qui, joint à la perception sensible, permet d’expliquer scientifiquement la nature. La raison, elle, ne se limite pas à la connaissance, sa destination ultime est morale. Plutôt que de connaître, elle commande. L’une de ses maximes fameuses est : « Tu dois, donc tu peux. » La raison pratique prescrit un impératif moral (ne pas tuer, ne pas mentir, etc.) qui nous fait découvrir notre liberté puisqu’il serait contradictoire de ne pas pouvoir faire ce que nous devons faire. C’est par la raison, et non par le sentiment, que nous savons que nous sommes libres. Pour Kant, dites-vous, la connaissance est une construction. Fut-il un penseur relativiste ? Ou même un déconstructeur avant l’heure ? Il n’est pas constructiviste au sens où il y aurait dans la connaissance humaine une part d’arbitraire que l’on pourrait modifier à volonté. Pour Kant, la connaissance scientifique est construite, mais elle est construite par tous de la même manière et de façon intangible. Le « sujet transcendantal », ce n’est pas la subjectivité personnelle ou culturelle, c’est le sujet universel. Dès lors, le fait d’être construit ne fragilise en rien le savoir scientifique. En revanche, cela en limite l’étendue. Par exemple, dans le système kantien, le principe de causalité est vrai pour les phénomènes – chaque objet dans l’espace et dans le temps est l’e et d’une cause qui le précède –, mais ne l’est plus pour les noumènes. Parler d’un Dieu « créateur », par exemple, est déjà trop dire car Dieu ne peut être connu comme la cause du monde. Il existe donc un « au-delà de la connaissance », que Kant appelle la pensée. Penser n’est pas connaître. Je peux penser Dieu, l’âme ou la liberté, mais je ne peux pas a rmer que je connais Dieu, l’âme ou la liberté. C’est parce que le monde ne se limite pas aux objets connus que nous sommes libres. Ainsi Kant futil le premier à produire une critique de la raison technique, c’est-à-dire de la croyance selon laquelle la raison humaine se réduit à l’explication des causes et à l’instrumentalisation des choses. Ce qui dépasse la connaissance ne doit pas être abandonné à la mystique ou à l’imagination. Au contraire, cet « audelà de la connaissance » étant au fondement de la morale, il est indispensable que la raison s’en saisisse. C’est dans les « Fondements de la métaphysique des moeurs » que Kant formule la notion d’« impératif catégorique ». De quoi s’agit-il ? Là encore, Kant commence par tracer une frontière. D’un côté, il y a la raison technique, qui élabore des hypothèses en fonction d’un objectif précis : si je veux être heureux, je dois gagner de l’argent ; si je veux maigrir, je dois faire du sport, etc. Kant qualifie ces raisonnements d’« impératifs hypothétiques » puisqu’ils reposent sur un désir à chaque fois singulier. L’ennui est qu’ils ne sont pas universalisables, parce que la définition du bonheur ou la manière d’entretenir son corps varient selon les peuples ou les individus. En revanche, l’impératif moral, lui, est universel. Quelles que soient les circonstances, il ne faut pas mentir, ne pas tuer, ne pas voler. Cet « impératif catégorique » ne cherche pas à calculer pour satisfaire un objectif, mais à inscrire des exigences absolues dans l’existence relative de l’homme. Il introduit de la liberté dans un monde qui, sans lui, ne serait constitué que de causes naturelles. Une telle conception de la morale est l’exact contraire du problem solving, qui domine l’action politique aujourd’hui. Pour Kant, transformer la morale en une question technique, instrumentaliser l’absolu au service d’une fin parti-
“TOUTE CHOSE A UN PRIX, MAIS SEUL L’HOMME A UNE DIGNITÉ.”
culière, là est précisément le « mal ». Cela implique d’abord de ne jamais réduire la liberté d’autrui (ce qui est absolu en lui) à un moyen dont je me sers. C’est sa maxime fameuse : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité, aussi bien en toi-même qu’en autrui, toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » Lorsque j’entre dans un commerce, il est évident que j’utilise le commerçant comme moyen en vue de ma satisfaction. Je recours à un service. Mais cela ne m’autorise nullement à le traiter comme une chose, et réciproquement. Selon Kant, toute chose a un « prix », mais seul l’homme a une « dignité ». La dignité est précisément ce qui est au-delà de tout calcul. A mes yeux, cette formulation contient en germe la critique de ce qu’on appelle aujourd’hui la « marchandisation » du monde. La Révolution française fut, vous l’avez dit, le second moment où Kant interrompit sa promenade quotidienne. L’a-t-il soutenue ? Kant a rme deux choses simultanément : que toute révolution est par définition illégitime, mais qu’une fois qu’elle a réussi c’est elle qui porte le poids de la légitimité. Ce qui l’intéressait le plus dans le soulèvement français, c’est l’enthousiasme suscité à l’étranger, dans lequel il voyait un signe du désir de liberté. Sous la Terreur – qu’il a critiquée –, il a continué à soutenir le principe moteur de la Révolution : l’exigence du droit. Kant s’oppose à la maxime des despotes selon laquelle « un peuple n’est pas mûr pour la liberté ». Car le seul moyen de mûrir pour la liberté, c’est d’être mis en liberté. Cela vaut pour l’éducation comme pour la politique. Même si l’on peut craindre des débordements quand un peuple devient libre, il faut en prendre le risque. Car renoncer à ce risque, c’est condamner l’humanité à la servitude. Kant est un farouche ennemi du paternalisme et de toutes les attitudes consistant à penser que le peuple est semblable à un enfant auquel il faudrait imposer des règles. Pour lui, le risque inhérent à l’usage politique de la liberté n’est pas négociable. Fiat justicia pereat mundus : « Que la justice soit, même si le monde devait en périr. » Entre la justice et la survie biologique, Kant hésite d’autant moins qu’il a la conviction que seule la réalisation de la justice permet d’édifier un monde habitable. Dans son essai « Vers la paix perpétuelle », il imaginait une fédération d’Etats libres. Fut-il un précurseur du projet européen ? S’il s’agit de l’Union européenne dans sa version actuelle, je ne le crois pas : le pacte de stabilité est un bon exemple de paternalisme et de limitation a priori de la liberté des peuples. En revanche, il est exact qu’il fut un ennemi radical du nationalisme. Pour lui, la frontière ou l’appartenance nationale sont les fruits contingents de l’histoire et ne peuvent en aucun cas constituer un principe éthique. Son cosmopolitisme ne se limitait pas à l’Europe. Par définition, une paix universelle s’appliquerait au monde entier.