ET ANTOINE MIT EN SCÈNE “LES BOUCHERS”
Le 19 octobre 1888, André Antoine suspendit deux carcasses de moutons sur la scène où se donnait “les Bouchers”, de Fernand Icres
Aquand remonte l’apparition du metteur en scène ? Selon Gaston Baty qui fut, avec Dullin, Jouvet et Pitoë , l’un des réformateurs du théâtre de l’entre-deux-guerres, « sa fonction est aussi ancienne que le théâtre lui-même. Dans le lointain des âges, au fond d’un sanctuaire égyptien, un prêtre faisait évoluer les récitants qui figuraient la famille divine d’Osiris, tandis que les pleureuses se lamentaient autour d’Isis et que des chanteurs commençaient l’action. C’était déjà un metteur en scène ». On a donc fait pendant des siècles de la mise en scène comme Monsieur Jourdain fait de la prose, sans le savoir. Tantôt c’est l’auteur, tantôt l’acteur principal, tantôt le directeur du théâtre qui assure le réglage du spectacle. Non sans mal parfois. Quand Molière monte ses pièces, nul ne conteste son autorité de chef de troupe. Mais quand c’est un acteur parmi d’autres qui se pose en « conduiseur », comme on disait au Moyen Age, si par malheur on le soupçonne de se tailler la part du lion ou d’avoir des chouchous, on va à la castagne. Imaginez la disharmonie des robes quand les actrices se les faisaient faire sans en référer à quiconque! Imaginez encore les distributions au Français au temps où, les sociétaires étant titulaires de leurs rôles jusqu’à la retraite, on voyait des Rodrigue de l’âge de Don Diègue, des Célimène aux ratiches plus déchaussées que les Carmes de Sainte-Thérèse, mâchonnant : « La solitude e raie une âme de 20 ans… » Selon le « Dictionnaire de la langue du théâtre », d’Agnès Pierron (Le Robert), la locution « mise en scène » date de 1874. Mais on s’accorde à penser que c’est avec André Antoine qu’est née la fonction moderne. S’il faut une date symbolique, on adoptera le 19 octobre 1888, jour de la création des « Bouchers », de Fernand Icres, au Théâtre-Libre de Montmartre. L’action se déroulant dans une boucherie, Antoine avait, par souci de réalisme, suspendu à des crocs deux vraies carcasses de moutons écorchés. Beaucoup eurent du mal à avaler la crudité de la viande. Le scandale aidant, le metteur en scène était né. Antoine fait des adeptes dans toute l’Europe : Otto Brahm en Allemagne, Stanislavski en Russie, Granville-Barker en Angleterre… Tous éclosent au cours de la même décennie, comme les oeufs d’une même couvée. Ce synchronisme vient en partie de l’arrivée du projecteur électrique qui, avec d’autres innovations techniques, a complexifié la pratique scénique et, selon Bernard Dort, « préparé l’avènement du metteur en scène ».
Bientôt, au nom du symbolisme, Lugné-Poe démolira pierre à pierre le naturalisme de son ancien maître, Antoine. Mais désormais la nécessité du metteur en scène est reconnue. Grisé par sa toute-puissance, il en abuse parfois. Déjà chez Antoine on sent poindre le dictateur : « Les comédiens ne connaissent jamais rien aux pièces qu’ils doivent jouer… […] Ils sont en réalité des mannequins, des marionnettes… » Pour Jouvet, il y a deux sortes de metteurs en scène, « ceux qui attendent tout de la pièce » et « ceux pour qui l’oeuvre est une occasion ». La seconde moitié du e verra triompher les derniers, pour qui le spectacle est une oeuvre indépendamment de la pièce. Leurs noms s’étalent sur l’a che en plus gros caractères que celui de l’auteur et des interprètes.
Avec la crise, ces metteurs en scène vedettes ont dû rabattre de leurs prétentions. Fini les dépenses faramineuses que le critique Gilles Sandier reprochait avec véhémence à Patrice Chéreau. Un nouveau personnage a fait son entrée depuis peu : l’auteur-metteur en scène. Dont le meilleur exemple est Joël Pommerat qui met la dernière main à ses pièces en cours de répétition, à la façon du couturier qui ajustait la robe de scène de Marlene Dietrich en la cousant sur elle au dernier moment. D’où, à n’en pas douter, la perfection de ses spectacles. Ce qui ne veut pas dire qu’on en a fini avec le metteur en scène. Qu’on s’en a ige ou s’en félicite, on ne se passera plus jamais de lui. Sans chef, trop de couacs dans l’orchestre.