Thomas Bernhard, toujours scandaleux
PLACE DES HÉROS, DE THOMAS BERNHARD. L’AUTRE SCÈNE DU GRAND AVIGNON, VEDÈNE, 15 HEURES. DU 18 AU 24 JUILLET. SPECTACLE EN LITUANIEN SURTITRÉ EN FRANÇAIS. REPRISE DU 9 AU 15 DÉCEMBRE AU THÉÂTRE DE LA COLLINE À PARIS.
C’est en 1991 qu’on a découvert la pièce lors de sa création en France par Jorge Lavelli, avec Guy Tréjan et Annie Girardot. Treize ans plus tard, la ComédieFrançaise l’inscrivait à son répertoire dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel, avec François Chattot et Christine Fersen. A présent Avignon accueille la version de Krystian Lupa, interprétée par le Lithuanian National Drama Theater de Vilnius. Et la pièce soulève de nouveau la question : quelle était l’exacte intention de Thomas Bernhard quand il la fit jouer au Burgtheater de Vienne en 1988 ?
L’histoire se déroule le jour des obsèques du professeur Josef Schuster. L’éminent universitaire s’étant défenestré, son corps s’est écrasé sur cette même place des Héros où, cinquante ans plus tôt, Hitler fut acclamé par près de 250000 Viennois en délire, enthousiasmés par le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne nazie. Dans « Place des héros » comme dans plusieurs de ses oeuvres, Bernhard dénonce le tour de passe-passe qui permit à son pays de jouer après la guerre au martyr du nazisme. D’où l’hostilité de bon nombre de ses compatriotes. A commencer par Kurt Waldheim, alors président de la République, dont le passé d’o cier de la Wehrmacht venait de resurgir.
Le malaise vient de ce que Bernhard, qui n’est pas juif, prend pour porte-parole de sa rancoeur des intellectuels juifs fortunés, pleins de morgue, durs pour les domestiques, en un mot : odieux. Sachant que la bête n’est pas morte, qu’elle crache toujours son venin en Autriche, pourquoi Bernhard a-t-il exhibé au public viennois cette famille juive censée avoir échappé à la mort en fuyant sa patrie, puis s’y être réinstallée au retour de la paix tout en déblatérant contre leurs concitoyens d’un bout à l’autre de la pièce (4 h 15) ? Pourquoi jeter de l’huile sur le feu ?
Une fois exprimée la gêne ressentie, il faut reconnaître l’e cacité du spectacle de Lupa. Si pur, si fort, si bien joué et d’une beauté (en particulier le tableau du cimetière) telle qu’on en oublierait presque sa redoutable équivoque.