L’ESPION, LA BOMBE H ET DE GAULLE
Cette intrigue à la John le Carré, toujours couverte par le secret-défense, se déroule en 1967. De Gaulle veut à tout prix l’arme thermonucléaire alors que la Grande-Bretagne est prête à tout pour entrer dans le Marché commun…
C’est l’un des secrets les mieux gardés de la Ve République. Une histoire vieille d’un demi-siècle, mais d’une surprenante actualité – où se mêlent espionnage, bombe atomique et candidature britannique au Marché commun. Une histoire à rebondissements dont on ne connaissait que des bribes et que l’on peut désormais raconter grâce à des archives o cielles récemment déclassifiées à Londres et à des documents privés auxquels « l’Obs » a pu, pour la première fois, avoir accès en France.
Printemps 1967. La Grande-Bretagne n’est toujours pas membre de la Communauté économique européenne, fondée dix ans plus tôt. Pourtant, elle en rêve. Mais il y a l’ombrageux de Gaulle. En 1963, le président français a posé un veto catégorique à une première candidature présentée par le Premier ministre britannique, le conservateur Harold MacMillan. Pour l’ancien chef de la France libre, Londres est trop dépendant des EtatsUnis, surtout dans le domaine le plus stratégique, le nucléaire militaire. Cette fois, c’est un travailliste bon teint, Harold Wilson, qui frappe à la porte de Bruxelles. Le 2 mai 1967, il dépose o ciellement une nouvelle candidature. Comment la faire accepter cette fois par l’inflexible Général ? Avec quoi l’appâter ?
Cette année-là, de Gaulle n’a qu’une chose en tête : l’arme nucléaire française. La force de frappe, c’est le projet majeur du fondateur de la Ve République. Bientôt, pense-t-il, elle sera l’assurance-vie de la nation et le sceptre du chef de l’Etat. Mais elle n’est pas encore au point. Certes, depuis 1960, le Commissariat à l’Energie atomique (CEA) a déjà testé des bombes A dans le Sahara puis à Mururoa, dans le Pacifique. Mais de Gaulle le sait : l’arsenal français ne sera vraiment crédible que lorsque la France, et donc lui-même, disposera de l’arme suprême, cette bombe H à hydrogène (dite aussi « bombe à fusion » ou « thermonucléaire »), à la fois beaucoup plus puissante et plus légère. Or les ingénieurs du CEA n’avancent pas. Malgré leurs e orts, ils ne découvrent pas le schéma de cette arme à deux étages, et plus précisément le secret de son amorce, que les Américains ont testée pour la première fois en 1952, les Soviétiques, en 1954, et les Britanniques, en 1958. De Gaulle est impatient. Début 1967, au cours d’une visite dans un centre du CEA, il exige que les ingénieurs fassent exploser une telle arme dès 1968. Il pia e. Il le sait, la France est en retard, alors que la Chine s’apprête, elle, à tester sa première bombe H.
Le Premier ministre de Sa Majesté, Harold Wilson, n’ignore pas grand-chose des di cultés du CEA. L’aviation britannique espionne les essais nucléaires français dans le Pacifique. A Londres, on sait donc que les ingénieurs du CEA butent sur le principe de fonctionnement de l’arme H que les scientifiques anglais ont découvert dix ans plus tôt (un schéma qu’on appellera plus tard « TellerUlam », du nom de ses premiers concepteurs, américains). Wilson se gratte la tête. Et si ce schéma miracle était l’appât, la clé de l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE ? Quelques jours après le dépôt de la candidature britannique et avant une rencontre cruciale avec le Général prévue le 19 juin à Versailles, Wilson dépêche secrètement un émissaire en France : son conseiller scientifique Solly Zuckerman. Sa mission : « faire saliver » de Gaulle. Avec la bombe H.
LE GÉNÉRAL PIAFFE
Le 28 mai, Solly Zuckerman dîne à Paris avec trois hommes de confiance du Général : son conseiller militaire, le général Henri de Bordas ; le patron de la fabrication des armes nucléaires, Jacques Robert ; et le directeur international du CEA, Bertrand Goldschmidt. Tous trois semblent favorables à un grand deal avec Londres. Dans un rapport top secret à Wilson, Zuckerman écrit : « De Bordas m’[a dit] que notre empressement à coopérer au maximum dans le domaine nucléaire pourrait bien être la clé de l’attitude du président [de Gaulle] quant à la candidature de la Grande-Bretagne à la CEE. » Goldschmidt a été plus précis encore : « [Selon lui], de Gaulle est très inquiet parce que les chercheurs atomistes français ne sont pas encore parvenus à construire une bombe H. Toute coopération avec nous, qui les aiderait à résoudre leur problème, serait donc d’une immense valeur. » L’émissaire secret de Wilson leur répond : « Rien ne nous interdit de [vous] informer sur les principes et les techniques [de l’arme thermonucléaire] que nous avons développés nousmêmes. » Rien, sauf un « accord politique ».
Deux semaines plus tard, celui-ci
semble en vue. L’une des personnalités qui connaît le mieux le Général, Maurice Schumann, qui fut le porte-parole de la France libre pendant la guerre, se rend à l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris. En sa qualité de ministre d’Etat chargé des Questions atomiques, il confie à l’ambassadeur de Sa Majesté, sir Patrick Reilly, que de Gaulle serait très intéressé par une « coopération nucléaire dans le domaine militaire », mais qu’il ne demandera rien. Dans une note au Premier ministre Wilson, Reilly ajoute : « Selon Schumann, si vous tendez la moindre perche, le Général saisira l’opportunité. » Un grand deal semble donc possible.
Le 17 juin, Wilson rencontre de Gaulle à Versailles. Il suit les conseils de Schumann et « tend une perche » au Général. « Nous devrions beaucoup plus coopérer dans le domaine nucléaire, lance-t-il au président français, au cours d’un dialogue demeuré confidentiel pendant des décennies. Notre but devrait être que ni la France ni la Grande-Bretagne ne soient dépendantes de la technologie américaine, en particulier dans le domaine de la Défense. » Mais le Général demeure évasif, il ne répond pas à l’appel du pied. Pourquoi ? Se méfie-t-il du dirigeant britannique ? Refuse-t-il l’idée même d’un tel troc ? Ou sait-il déjà que le 2e bureau de l’armée française vient de lancer, à Londres, une formidable opération d’espionnage qui va fournir le schéma TellerUlam au CEA et rendre inutile le deal envisagé par Wilson ?
Un homme de l’ombre est au coeur de cette a aire à la James Bond : le général André Thoulouze, un personnage des plus romanesques. Ce pilote de 46 ans est, lui aussi, un ancien de la France libre. Un grand gaulliste et un playboy. O ciellement, il est attaché de l’air à l’ambassade de France à Londres. Pourtant, il roule en voitures de luxe et s’habille chez les meilleurs tailleurs. « En fait, c’était un espion hors norme, confie aujourd’hui son fils, le journaliste Michel Thoulouze, l’un des fondateurs de Canal+, qui a ouvert ses archives à “l’Obs”. Bien après sa mort, j’ai découvert quelques-uns de ses faits d’armes. Dans les années 1950, quand il était attaché de l’air à Rome, mon père s’est fait passer pour un pilote italien et a livré en Egypte des avions de chasse vendus par le gouvernement italien à Nasser. Le but : photographier clandestinement les aéroports égyptiens, des clichés qui seront très utiles aux Israéliens lors du débarquement de Suez. Plus tard, il a dirigé la base aérienne de Lahr, en Allemagne, qui abritait des bombardiers nucléaires américains. Pendant la nuit, il faisait démonter en secret des bombes atomiques construites aux Etats-Unis pour étudier leur conception. » Deux actions, parmi d’autres, toujours couvertes par le secret-défense. Comme l’opération H de 1967.
Cette année-là, André Thoulouze rencontre régulièrement à Londres une importante figure de l’establishment britannique : sir William Cook, conseiller scientifique du ministre de la Défense. Les deux hommes sont mandatés pour a ner les grands projets aéronautiques que Paris et Londres sont en train de lancer : Airbus, Concorde et un moteur de bombardier. Mais, au bout de quelques mois, sir William intéresse le James Bond français pour un sujet plus important encore. Le Britannique est un ponte de la recherche militaire. Atomique, sur--
tout. Quelques années plus tôt, il était numéro deux d’Aldermaston, le centre britannique de fabrication des têtes nucléaires. Sa mission : mettre au point la première bombe thermonucléaire du Royaume-Uni. Il y est parvenu en 1958. Il connaît donc le principe Teller-Ulam. C’est la cible idéale.
Afin de recruter le savant atomiste comme agent, André Thoulouze utilise toute la panoplie de l’o cier traitant, avec fonds secrets et appartement conspiratif. « Pour cette opération d’espionnage, mon père disposait de moyens illimités, raconte son fils Michel. Il a même acheté un appartement à Cannes, un rez-de-chaussée doté de deux entrées, où Cook et lui se rencontraient en catimini pendant des heures. » L’argent est débloqué par le conseiller militaire de De Gaulle, le général de Bordas. Dans un document daté du 11 avril 1968, portant le tampon de la présidence de la République et signé de la main de Bordas, il est écrit : « Au cours des années 1967-1968, le général Thoulouze s’est trouvé au centre d’une a aire concernant directement l’intérêt de l’Etat. A cette occasion, des moyens ont été mis à sa disposition personnelle dont il a fait l’usage qui lui a été fixé pour atteindre les objectifs qui lui étaient assignés par la présidence de la République et le Commissariat à l’Energie atomique. » Outre l’appartement de Cannes, cet argent a-t-il servi à payer le savant britannique ? Mystère.
Cette a aire d’espionnage, parmi les plus importantes de l’histoire de France, restera secrète pendant trente ans. Elle ne sera connue que d’une petite poignée d’hommes, une confrérie qui gardera le silence bien après la mort de Cook en 1987. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que le retournement de celui-ci commence à s’ébruiter (1). On interroge ses amis sur les raisons de ce retournement. Tous jurent qu’il est impossible qu’il ait été stipendié de la France, qu’il a forcément agi en accord avec son gouvernement. A l’époque, quand les archives de 1967 ne sont pas encore ouvertes, l’explication semble plausible. Aujourd’hui, on sait que le Premier ministre Wilson tentait d’échanger le schéma TellerUlam contre l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE. Il est donc fort improbable qu’il ait ordonné à sir William de livrer ce secret d’Etat pour rien à de Gaulle – qui finalement mettra un second veto en novembre 1967 (le Royaume-Uni n’entrera qu’en 1973, après le départ du Général).
Cook a donc forcément agi sans ordre. Telle est d’ailleurs l’opinion de Robert Dautray, qui fut patron du CEA au début des années 1990. Dans ses Mémoires (2), publiés en 2007, il révèle que quarante ans plus tôt il a été, en catimini, l’interlocuteur d’André Thoulouze au Commissariat, et de ce fait le premier récipiendaire des informations fournies par le savant britannique. Thoulouze lui aurait parlé des motivations de sir William. Selon l’espion, il aurait trahi de sa propre initiative et par… patriotisme : il aurait voulu aider la France à se doter de la bombe H, parce que « si le Royaume-Uni restait seul en Europe à posséder des armes thermonucléaires, il risquait de concentrer sur lui toute attaque nucléaire soviétique ». Cette explication paraît bien courte. D’autant plus que, selon Dautray lui-même, sir William continuera d’informer Thoulouze jusqu’au milieu des années 1970. Il lui révélera des informations cruciales sur la miniaturisation des têtes thermonucléaires. Il paraît donc très improbable que, pendant toutes ces années, il ait fourni de tels secrets sans être payé par l’Etat français.
Ses révélations ont été décisives pour l’accomplissement du rêve de De Gaulle. Le 23 janvier 1968, le patron des armes nucléaires au CEA, Jacques Robert, fait son compte rendu au Général (3). Lors de leur entretien à l’Elysée trois mois plus tôt, il s’est montré peu optimiste sur les avancées de ses ingénieurs, qui, selon lui, ne pourront pas mettre au point une bombe thermonucléaire avant 1969 et plus probablement 1970. Cette fois, il évoque « une nouvelle idée » – de toute évidence, le schéma livré par Cook en septembre 1967 –, qui semble « pouvoir fonctionner » ; mieux, il pense pouvoir tirer « un ou deux engins H à l’été 68 ». Et, de fait, le 24 août 1968, la France fera exploser sa première bombe thermonucléaire à Fangataufa. L’essai, baptisé « Canopus », dégagera une puissance de 2 mégatonnes, soit environ cent bombes de Hiroshima. La France entre dans la cour des grands du nucléaire.
André Thoulouze est mort en 1978, dans un accident d’hélicoptère appartenant à l’Aérospatiale, son dernier employeur. Quand il apprend ce décès, l’ancien Premier ministre de De Gaulle, Michel Debré, écrit un courrier confidentiel au patron de l’Aérospatiale, le général Jacques Mitterrand. « Je suis du petit monde de ceux qui savent les services exceptionnels qu’il a rendus pour l’avancement de nos connaissances en matière thermonucléaire. Il a ainsi pris place dans la longue suite des hommes inconnus de l’Histoire, mais dont le rôle fut essentiel dans certaines circonstances », écrit Debré dans cette missive secrète que le général Mitterrand ne confiera à Michel Thoulouze que bien des années plus tard. (1) Voir l’article « Comment les Français ont volé les secrets de la bombe H », « le Nouvel Observateur », 28 mars 1996. (2) « Mémoires. Du Vél’d’Hiv à la bombe H », par Robert Dautray, Odile Jacob, 2007. (3) Voir « les Moyens de la puissance. Les activités militaires du CEA (1945-2000) », par Jean-Damien Pô, Ellipses, 2001.