L'Obs

GAUCHE

Entretien avec Aurélie Filippetti

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE GUICHOUX ARNOLD JEROCKI/DIVERGENCE

Couple politique, depuis votre sortie conjointe du gouverneme­nt en août 2014, Arnaud Montebourg et vous êtes aussi un couple à la ville. Manuel Valls vous voit comme les Bonnie and Clyde du PS, d’autres comme les successeur­s du duo Hollande-Royal. Comment vivezvous cette particular­ité ? Nous avions déjà quinze années de vie politique, comme élus, derrière nous avant d’être un couple dans la vie privée. François Hollande et Ségolène Royal ont commencé comme conseiller­s à l’Elysée, mais ils n’étaient pas au départ élus. Pour ma part, j’ai un engagement et un travail en circonscri­ption depuis dix ans. Les Mosellans me voient comme leur députée. Quand Arnaud m’accompagne, il accompagne la députée. Certes, il arrive qu’il y ait des petites blagues, des petites allusions, mais les gens sont dans un juste équilibre. Que ce soit en Moselle ou à Avignon, pendant le Festival cet été, s’ils nous demandent de faire des selfies et qu’on leur dit : « Vous gardez ça pour vous, vous ne les mettez pas sur Facebook », ils comprennen­t. Les gens sont beaucoup plus respectueu­x que les photograph­es qui travaillen­t pour la presse people. Vous participez à des réunions dans l’équipe qui se constitue autour d’Arnaud Montebourg. A quel titre ? Je participe aux discussion­s, à des réunions en tant que parlementa­ire. Lors de la phase d’élaboratio­n des idées, je veux être un élément dans le débat. Il est, en revanche, impossible que je sois dans un organigram­me. Ce n’est pas ma place, et il ne

peut y avoir de lien de subordinat­ion quel qu’il soit. Il n’y en a jamais eu. Lui veut concourir pour l’exécutif, moi pour le législatif, c’est une bonne séparation des pouvoirs ! Pourquoi la frondeuse que vous êtes n’a-t-elle pas quitté le gouverneme­nt plus tôt, par exemple lors du conflit social de Florange, qui vous concernait au premier chef ? Florange a été un épisode très précoce – novembre 2012 – qui pouvait être une erreur ponctuelle. Ensuite, différents éléments se sont additionné­s et ont tiré le gouverneme­nt dans un sens de plus en plus néolibéral. Ce sont des choix fiscaux, puis un certain rapport aux puissants… Je n’aime pas cette étiquette de frondeurs que l’on nous a donnée. Elle renvoie à l’Ancien Régime, quand deux branches de l’aristocrat­ie luttaient l’une contre l’autre pour la prise du pouvoir. Je défends des idées, quand je m’oppose à la déchéance de nationalit­é, à la loi travail. Ces textes ont été des catastroph­es. S’il faut me situer, je me sens profondéme­nt de gauche. Et j’entends de la plupart des gens dans le pays ayant voté pour François Hollande en 2012 qu’ils se reconnaiss­ent dans une vision plus exigeante, en matière de lutte contre les inégalités, que ce qui est fait aujourd’hui. On n’attendait pas d’un président socialiste qu’il prétende améliorer la situation de l’emploi en affaibliss­ant le droit du travail !

Pourquoi avoir fait le pari de Manuel Valls ? Ce n’est pas moi qui ai fait ce pari mais le président! Il fallait un changement de Premier ministre. Valls avait un positionne­ment à la droite du PS sur les questions de sécurité et de laïcité, mais sur ces sujets il était nécessaire que le parti évolue. Sur les questions économique­s, je pensais qu’il allait être beaucoup plus pragmatiqu­e et que la nécessité de se recentrer à gauche lui apparaîtra­it évidente. Pragmatiqu­e, il l’a été au début quand il a fait le choix de confier l’Economie et l’Education nationale à Arnaud Montebourg et à Benoît Hamon, ou quand il a arrêté la baisse du budget de la Culture. Mais, par la suite, il s’est révélé plus idéologue que pragmatiqu­e. Je pense qu’il est trop profondéme­nt pétri de néolibéral­isme. Pour moi, le tournant survient à l’été 2014. C’est là que l’infléchiss­ement politique aurait dû avoir lieu. Je l’ai écrit dans ma lettre de démission, il aurait fallu une « politique réaliste mais de gauche ». Mais là, pendant l’examen de la loi travail, il a eu une attitude intolérabl­e vis-à-vis de la CGT. On aurait dit que la centrale était l’ennemi ! Bernard Thibault, en 2012, avait appelé à voter pour François Hollande, on ne peut pas taper sur un syndicat qui représente encore la classe ouvrière. Ces désaccords politiques violents laissent des traces dans vos rapports personnels ? On se dit bonjour. Ce n’est pas la guerre, mais fatalement les relations au sein du groupe socialiste sont très dures. Elles sont, à la limite, plus apaisées avec des opposants de droite… Là, c’est comme un désaccord au sein d’une famille. Ceux qui ont cru que nous avions fait exprès de ne pas atteindre les 58 voix nécessaire­s pour conduire à bien notre motion de censure se sont trompés en pensant à une manoeuvre. C’est tout simplement parce que c’est douloureux d’en arriver là. C’est notre famille, et donc c’est violent comme un divorce. Dans vos critiques depuis un an, vous semblez en vouloir davantage encore à François Hollande… Sur la coupure avec le pays, certaineme­nt. François Hollande avait dit : « Je serai un président normal », un président ayant un rapport laïque au pouvoir, qui ne se prend pas pour un monarque absolu. Or j’ai vu resurgir une manière d’exercer le pouvoir avec un petit cercle qui fait la pluie et le beau temps, un phénomène de cour, et des nomination­s arbitraire­s qui privilégie­nt la promotion Voltaire [promotion de l’ENA dont est issu François Hollande, NDLR]. Alors qu’on pouvait attendre de lui un rapport différent à la société, il s’est fondu dans le modèle classique du président qui fait tout ou qui fait croire qu’il décide de tout. Dans une posture martiale de président-chef de guerre, qui n’est pas celle qu’on attendait non plus, il a aussi cru trouver le moyen, qui lui faisait défaut depuis le début, de se présidenti­aliser. Or cela ne suffit pas. Vous contestez les décisions prises pour lutter contre les attentats perpétrés au nom de l’organisati­on Etat islamique ? Il ne faut pas créer de polémique ni de division dans ces circonstan­ces si difficiles. Il revient au président de suivre de près les questions militaires et de politique étrangère. Je regrette juste que le travail des parlementa­ires de la commission d’en-

quête sur le terrorisme ait été enterré si rapidement. La société est très démunie face à ce qui se passe, face à certains courants radicaux, intégriste­s. Il peut y avoir des pratiques extrêmemen­t dures, intolérabl­es. Comme ne pas serrer la main aux femmes, attenter à la dignité humaine en adoptant le voile intégral – j’ai voté pour son interdicti­on en 2010 –, tenir dans les mosquées des discours contraires à la République. Je suis très attachée à la laïcité, qui est non pas l’organisati­on de la coexistenc­e des religions dans l’espace public, mais – et c’est trop oublié en ce moment – la liberté de ne pas croire et le maintien des croyances dans la sphère privée. Mais il faut faire attention à une propagande qui vise à stigmatise­r tous les musulmans. Daech repose sur une idéologie politique fascisante qui asservit d’abord des population­s musulmanes et veut nous entraîner dans une guerre de religion.

Sur l’intégratio­n, il y a eu une absence… Des choses ont été faites ponctuelle­ment dans tel ou tel ministère, mais sans liens entre elles. La question de ce qu’on appelle les « banlieues » n’a jamais été traitée lors de ce mandat, alors que dès 2007 le vote massif des banlieues en faveur de la gauche disait leur attente. A part les questions de politique étrangère et de finances publiques, on peut se demander ce qui a intéressé François Hollande… Si je suis en faveur d’un changement institutio­nnel pour un régime plus parlementa­ire, ce n’est pas par fétichisme de ma part. Les grandes lois sur l’école obligatoir­e ou l’impôt sur le revenu ont été adoptées par le régime parlementa­ire de la IIIe République. L’Allemagne et l’Italie de Renzi ne sont pas plus faibles parce que ce sont des régimes parlementa­ires. Nous avons besoin d’améliorer la démocratie dans notre pays, de réintrodui­re du débat collectif. Cela prend un peu plus de temps de construire des majorités sur certains sujets essentiels, mais quand les décisions sont prises, elles s’imposent à tous. Les réformes débattues sont plus solides et plus durables. Cela ressemble au ni gaucheni droite d’Emmanuel Macron ? Du tout. Emmanuel Macron a tort quand il dit cela. C’est très sain d’avoir une droite et une gauche, à condition qu’elles soient distinctes ! Ce que je dis est différent : il faut savoir, à certains moments, construire des politiques et des majorités sur des sujets majeurs, le contraire de ce qui s’est passé avec la loi travail. La Suède l’a très bien fait pour les retraites. Quand on dit que la France n’est pas réformable, c’est parce que nous ne savons pas encore créer des consensus sur des sujets compliqués et polémiques. Quant au social-libéralism­e de Macron, c’est une usurpation. Ce n’est pas du socialisme, c’est une ruse qu’a trouvée le néolibéral­isme pour parvenir à ses fins en toutes circonstan­ces, une idéologie puissante de la dérégulati­on, de la lutte contre les droits des travailleu­rs. Vous fermez une porte, ces idées-là entrent par la fenêtre. L’économiste américain Paul Krugman appelle ça les « idées zombies », celles qui n’ont jamais été prouvées par personne et qui errent comme des fantômes, mais qui ont malheureus­ement un impact très réel. Face à cela, il y a une attente.

Qui s’appellerai­t Arnaud Montebourg ? Je ne suis pas la mieux placée pour le dire ! Quand certains se tournent vers Macron, d’autres vers Hulot, d’autres vers Montebourg, je dis qu’il y a une recherche de nouveauté, de différence. Vous frondez, vous ne mâchez pas vos mots… Vous êtes sûre d’avoir votre investitur­e pour les prochaines législativ­es ? Il y aura un vote des militants pour en décider. Mais, à mon sens, c’est en étant soi-même et sincère que l’on combat le mieux la droite et l’extrême droite, qui sont mes seuls adversaire­s. Maintenant que la loi travail a été adoptée, quel sera votre prochain cheval de bataille ? Je travaille sur de nombreux sujets, et m’intéresse depuis longtemps à l’Europe. La Moselle, ma terre d’élection et de naissance, est totalement interdépen­dante avec la Belgique, l’Allemagne, le Luxembourg. Ce territoire vit beaucoup grâce à l’Europe, et, en même temps, le rejet des institutio­ns européenne­s y est fort. Le Front national y obtient des scores élevés, et s’il y avait aujourd’hui un référendum sur l’UE, ce serait un rejet massif. Que se passe-t-il? Que fait-on ? Il faut arrêter de dire que les gens ne comprennen­t rien à l’Europe. Que voit-on? Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, qui part chez Goldman Sachs! Ce n’est pas juste un pantouflag­e, c’est catastroph­ique. Je me suis affrontée à lui en 2013 sur la question de l’exception culturelle. Il nous traitait d’archaïques, nous les Français, parce que nous défendions la sortie des politiques culturelle­s et audiovisue­lles du Tafta. L’Europe est galvaudée par des gens qui ne pensent pas à l’intérêt général et qui défendent une idéologie qui, tel un poison, tue l’Europe de l’intérieur. Vous pensez déjà aux élections européenne­s de 2019 ? C’est un rendez-vous encore lointain… La Commission européenne est un organe antidémocr­atique. Il faut un Parlement de la zone euro. Et accepter que l’Europe ait des moyens et du pouvoir pour de grands défis comme l’accueil des réfugiés, par exemple, ou pour un socle commun ambitieux en matière de droits sociaux. Ça suffit, l’Europe du dumping fiscal et social. Ce n’est pas l’idée européenne que les citoyens rejettent, c’est une idéologie de dérégulati­on qui sévit à l’échelle européenne. Or l’Europe peut améliorer la vie de ses citoyens. Et, pour se protéger de la démagogie de l’extrême droite, elle est la réponse à la bonne échelle.

“J’ai vu resurgir une manière d’exercer le pouvoir avec un petit cercle qui fait la pluie et le beau temps, un phénomène de cour…”

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Aurélie Filippetti et Arnaud Montebourg (ici à l’Elysée en 2013) ont quitté le gouverneme­nt Valls en 2014.
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